Publié dans la categorie Concours Jets d’encre

Adversité – Flavie Albuisson

Ouch ! Une brusque et intolérable douleur me plie en deux.
_ Laura, tout va bien ?
Respiration coupée. Dents serrées à m’en fissurer la mâchoire.
_ Laura ?!
Je m’effondre. Sol froid. Je suis brûlante. Sol humide. Ai-je à ce point sué ?
_ Laura, que se passe-t-il ?
J’agonise. Une putain de douleur. Mon ventre se déchire.
_ Laura, j’appelle les pompiers, ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas seule, ça va aller.
Je m’extraie. Partir, partir loin de ce corps comme je sais si bien le faire. Un vrai talent. Le seul que j’ai, d’ailleurs. Et voilà, je ne les entends plus. Ces questions incessantes, cette incompréhensible panique. Loin, loin de moi. Foutez-moi la paix, bordel ! Laissez-moi crever. En plein cours, comme ça, à vos pieds. Ce serait comique, non ? Mourir une deuxième fois, au même endroit.

Vers le ciel – Quiterie Boscal de Réals

Le fil cassa, le garçon poussa un cri, et le carré rouge s’envola.

C’était Joao qui l’avait fabriqué, ce garçon au regard sombre et à la tignasse de jais, qui courait si légèrement dans les ruelles, sous le linge multicolore ; ce garçon qui travaillait et s’amusait et qui serait bientôt un homme. Pour cela, Joao avait découpé un sac en papier rouge, chapardé de la colle derrière une usine, récupéré les baguettes et le fil d’un ancien cerf-volant, perdu au combat. Assis devant sa maison, appliqué, il avait donné le vol au carré rouge, et ainsi lui avait donné la vie.

Après le silence – Samuel Chenaud

« Ça serait bien d’arriver avant 20 heures, comme ça je pourrai lancer la machine, et j’aurai le temps de l’étendre avant de dormir. »

Cette phrase tournait en boucle dans la tête de Tim, les mots résonnaient parce que rien n’avait été dit depuis. Il n’avait entendu aucune parole, aucun cri. Il avait juste assisté, comme déjà paralysé, à la dérive de la voiture. Puis à l’immense vacarme du choc, qui avait fait taire tous les oiseaux de la fin d’après-midi. Il se rappelait peu à peu. Il tournait le volant et rien ne se passait, comme dans un cauchemar. Il ne contrôlait plus rien, sans même avoir le temps de s’en rendre compte.

L’eau de la mer – Camille Hoareau

Malgré moi, j’inspire, et mes poumons se remplissent d’eau.
Autour de moi tout est noir. Les bruits de la surface se sont tus. L’eau n’est pas froide, mais je frissonne. Jamais encore je n’avais eu aussi peur.
Il m’avait semblé connaître cet endroit par cœur. J’y ai passé toute ma vie, bien qu’à mon âge, toute la vie se résume à pas grand-chose. J’y ai grandi, en tout cas, et avec le temps, j’ai appris à m’y sentir chez moi. Je connais la mer comme ma maison, et je sais en sentir toutes les subtilités, même les yeux fermés. Je n’ai jamais besoin de regarder le ciel ni d’humer les embruns pour deviner ses caprices : je les sais. Je la comprends avant même qu’elle ne s’agite.

L’arche de papier – Valentin Do Espirito

Ce soir, je pense au tombeau. Au mien. À celui de mes proches. À celui de l’inconnu croisé ce matin et dont j’ai oublié le visage. Invariablement, lorsque je pense à ma fin prochaine, je pense aussi à la fin des temps. Après tout, selon toute vraisemblance, ces deux évènements ne sont qu’un seul. Il semble en effet que “le temps” n’existe que lorsque je suis là pour le percevoir. En l’absence de preuve du contraire, il serait bien stupide d’envisager un univers vide de ma présence.

Boom rang in me – Léa Amar

Le martin pêcheur quitta vite son pas de tir ce matin.
Ses plumes s’agitèrent sans peine, sans discorde, et pourfendirent l’air qui hurla en un cri monocorde.
Il remarqua sur le bord du lac une branche en forme d’arc. Doucement, il s’agrippa à celle-ci, et resta assis en se tenant à carreau, en guettant le miroir d’eau. Il prêcha, tête bêche avec son reflet, avant que son envie de pêche ne prenne le relais. La flèche bleue quitta son carquois et se déploya vers sa cible désormais visible. L’ombre n’eut aucune chance face à ce regard sombre, qui signa d’avance sa victoire en passant de l’autre côté du miroir.

Du blanc, du bleu et des pinceaux – Philippa Sévillia

Tout commence par une toile blanche. Paul regarde la main fébrile suspendue au-dessus du chevalet, munie d’un pinceau en poil de martre. Son regard s’attarde avec tendresse sur le relief bleuté des veines qui la parcourent. La main marque une brève hésitation avant d’entamer son ballet de couleurs. Elle danse au gré d’un florilège de teintes, tantôt douces, tantôt profondes.  Paul n’est guère surpris de la voir commencer par le bleu. La nuance peut varier, mais c’est un rituel auquel il sait que sa grand-mère ne déroge jamais. Sa marque de fabrique. Sa signature. Si au fil des années, elle a dû malgré elle apprendre à maîtriser l’art de perdre, Alma n’a pourtant rien perdu de sa dextérité. En dépit des pertes successives, elle est restée virtuose. Paul sait que chaque tableau est pour elle un plongeon dans le passé. Un passé de plus en plus lointain, à mesure que les souvenirs les plus récents s’étiolent.

Bulles – Emita Varenne

Ce matin, Barnabée peine à sortir de ses songes, il est en nage dans ses draps trempés. Cela arrive fréquemment. Nul ne sait si toute cette eau vient de son propre corps, ou s’il hydrate secrètement son lit avant de s’endormir : la sécheresse provoque en lui un fort sentiment de d’oppression.
Barnabée préfère l’eau à la terre. Il tient du poisson l’agilité de ses membres et le miroitement des écailles qui apparait dans ses yeux. Son regard n’a jamais la même teinte et glisse de l’aluminium au bleu roi, en fonction de la lumière de l’onde.

Echappées ou Le plus grand défi pour une chenille est de trouver son cocon – Lucie Clémenceau

Elvie Latête était une future adulte rêveuse.
Un peu crédule, aussi.
La preuve :  son premier lundi d’école primaire se passa en grande partie dans les toilettes derrière le préau, entre un urinoir et une poubelle un peu trop pleine. On a vu plus glorieux – et tout ça à cause de trois CM1 trop taquins. Elle avait trop tardé sur le chemin, s’attardant sans cesse pour admirer les chenilles dans les haies de son lotissement. Lorsqu’elle était enfin arrivée devant la grille de l’école, en même temps que les trois grands, ils avaient trouvé malin de l’asticoter.

REVENIR DE LOIN – Anaïs Gay

Mon enfant ne sera jamais d’ici.
La nouvelle est tombée comme un couperet il y a maintenant dix ans. Je ne pourrai jamais avoir d’enfant. Je suis vide, incapable de porter la vie plus de quelques semaines. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Du plus réglementaire au plus loufoque, vaines tentatives désespérées. Je pourrais créer un bottin sur tous les praticiens de la région, voire même du pays et de la Terre entière. J’ai tenté un nombre inavouable d’acupuncteurs, homéopathes, étiopathes, et autres kinésiologues. Ne me demandez même pas qui fait quoi, je ne sais plus. Blanc bonnet, bonnet blanc. Ils ne m’ont pas offert un enfant d’ici.