L’arche de papier – Valentin Do Espirito

Ce soir, je pense au tombeau. Au mien. À celui de mes proches. À celui de l’inconnu croisé ce matin et dont j’ai oublié le visage. Invariablement, lorsque je pense à ma fin prochaine, je pense aussi à la fin des temps. Après tout, selon toute vraisemblance, ces deux évènements ne sont qu’un seul. Il semble en effet que “le temps” n’existe que lorsque je suis là pour le percevoir. En l’absence de preuve du contraire, il serait bien stupide d’envisager un univers vide de ma présence.

Mais cette façon de penser est-elle suffisante ? À mon sens, elle ne fait qu’effleurer la surface d’une énigme dont le cœur reste intact : celle du Moi. L’univers s’arrêterait avec moi ? Soit. Mais que suis-je ? Mon existence s’évanouira-t-elle avec le dernier souffle de mes poumons ?

Oh, je rendrai à la terre mes vieux os, de cela je ne doute pas, mais une part de moi s’obstine à croire que je suis davantage que la surface de ma chair. Que je suis autre chose, une âme dira-t-on, qui opère à un niveau plus pur, plus profond que l’espace dans lequel je me meus à présent. Que ce corps endolori, bien qu’il soit aujourd’hui tout mon univers, n’est qu’un vaisseau qui me transporte et que je quitterai demain. Si par bonheur cette intuition était avérée, je serais bien réticent à ne laisser derrière moi qu’un tas de poussière pour nourrir la terre. Si ma présence ici-bas a une quelconque finalité, si ma vie est une fraction de l’œuvre géante qu’on appelle le monde, que cette œuvre a été orchestrée avec une intention précise et non par un hasard insensé… Alors tout a une importance.

J’ai vécu ma vie comme s’il n’y avait pas d’enjeux. Et seulement maintenant, au seuil de la mort, je réalise mon erreur. À la réflexion, c’est sans doute cette même volonté de perdurer qui a motivé les grands hommes à accomplir leurs exploits. Chercher à avoir une importance, vouloir laisser une marque de sa présence, revendiquer sa part de la gloire du monde.  C’est stupide, égoïste, puéril. C’est l’esprit humain à son plus disgracieux. Et c’est aussi, après mûre réflexion, ce que je compte faire à présent.

Le feuillet que vous êtes en train de lire est une bouteille à la mer. Mon ultime chance de survie dans la grande marée du temps. N’ayant rien d’autre à quoi me raccrocher, je mise sur l’infime chance que ce bout de papier traverse les âges.

Je prendrai mes dispositions pour qu’il persiste sans usure, et soit trouvable par hasard. Vous jugerez peut-être cela insignifiant, mais c’est ma dernière chance de perdurer après une vie d’inaction, passée à subir l’écoulement du temps sans trop y penser. Aussi, j’enjoins quiconque trouvera ce document de réfléchir attentivement à mes propos, de partager ci-dessous ses propres réflexions, et de veiller à sa bonne conservation. Je souhaite que ce manuscrit traverse les âges, portant la mémoire de tous ses propriétaires. Qu’il soit une grande fresque où de multiples âmes, en quête d’Infini, figeront leurs doutes et leurs espoirs. Sur cette Arche de papier qui, je l’espère, voguera vers l’éternité.

Cher inconnu,

Comme vous l’avez souhaité, votre écrit a jusqu’ici survécu à l’épreuve du temps, et est tombé entre mes mains. Je m’engage donc à respecter votre dernière volonté en poursuivant votre œuvre de ma modeste plume. C’est avec grande émotion que j’ai parcouru votre texte. Découvrir par hasard un tel écrit, contenant les dernières pensées d’une âme au bord du trépas, et en être le destinataire privilégié… Voilà une expérience que je n’oublierai pas de sitôt, tant elle m’a provoqué une sensation poignante, indescriptible. À vrai dire, cela a éveillé chez moi des pensées que j’aurais préféré garder enfouies.

Je suis écrivain et gagne donc mon pain quotidien en couchant mes réflexions sur le papier. Bien qu’il s’agisse de ma passion, je considère avant tout cela comme mon travail et ne songe pas vraiment à la postérité, à ce que je laisserai au monde. J’ai mille raisons d’écrire, mais l’idée de survivre à travers mes œuvres n’a jamais motivé ma plume. Je n’ai pu m’empêcher d’être mal à l’aise en vous voyant prêter tant d’importance à celle-ci. Vous mentionnez les grands hommes, ces figures de proue de l’humanité. Mais leurs hauts faits, dont la gloire a dû paraître si palpable à leurs contemporains, me semblent bien peu de choses une fois couchés sur le papier et comparés à l’Éternité. Comment, alors, ne pas être renvoyé à mon propre labeur : insignifiant, périssable, vain. Plus vain encore qu’un tableau de maître qui, au bout de quelques siècles, lasse déjà les cerveaux qui l’adulaient, et dans un battement de cil de l’univers, sera réduit à un amas de particules dispersées.

En écrivant ces mots, je songe à un souvenir d’enfance. Celui d’une visite au musée, et de la contemplation d’une vanité exposée dans un coin reclus de la galerie. Elle représentait le plan de travail d’un artiste, parsemé de croquis complexes, de parchemins, de sculptures et d’étoffes somptueuses. Le tout semblait fourmiller de détails, mais on pouvait à peine les deviner, car la scène était plongée dans la pénombre. L’œil était plutôt attiré vers un coin de la table, plus éclairé que le reste, où se trouvaient un crâne humain fissuré et un bouquet de fleurs fanées. Le sentiment de vide que je ressentis alors, inexplicable pour mon esprit d’enfant, était-il annonciateur de mes questionnements présents ? À quoi bon s’adonner à la fièvre créatrice, succomber aux passions éphémères ?  Tout cela est dérisoire. On s’en rend bien compte à tête reposée. Lorsque l’excitation retombe et que la raison, implacable, nous rappelle notre place.

J’ai néanmoins choisi de jouer le jeu en écrivant ces quelques mots. C’est sans conviction que je replacerai ce document où je l’ai trouvé, de sorte que s’il traverse effectivement les âges, l’humanité soit au moins témoin de ma perplexité.

[…]

[EXTRAIT N° 76-α]

Cher lecteur,

J’ai d’abord hésité à apporter ma contribution à cette lettre, de peur de faire pâle figure face à mes prédécesseurs. Je suis bien incapable de réflexions profondes, et ne saurais faire honneur aux riches idées développées ci-dessus. Mais l’envie d’écrire m’est venue en cette soirée, comme un moyen seyant de conclure cette douce journée.

Je sympathise sincèrement avec les sentiments de mes prédécesseurs, et j’espère de tout cœur qu’ils ont pu trouver les réponses qu’ils cherchaient. Je ne peux prétendre cependant être concernée par leurs tourments. La vie, et j’en remercie le ciel chaque jour, m’est particulièrement clémente. Voilà cinq ans que j’ai épousé un mari aimant et attentionné, et quatre ans depuis la naissance de notre cher fils, qui illumine mon quotidien par sa seule existence. Aujourd’hui nous sommes allés nous promener au lac, avec un sac de pain sec pour nourrir les canards qui y vivent. Au retour, nous sommes passés par le village pour acheter des pâtisseries, que nous avons dégustées dans le jardin.

Cette existence est sans doute mièvre et banale, mais elle me semble si pleine, si substantielle, que je n’ose en demander davantage. Je suis encore jeune, et peut-être mon avis changera-t-il avec l’âge, mais en cet instant précis, je suis convaincue de la chose suivante : lorsque la mort viendra me chercher, je n’aurai aucun reproche à lui faire. Car ma vie, aussi éphémère soit elle, aura été un miracle d’une générosité telle qu’il serait ingrat d’avoir des regrets. C’est pourquoi je vais maintenant poser ma plume, pour profiter encore un peu du doux crépuscule de juin, avec mon tendre enfant à mes côtés.

Alice

[…]

[EXTRAIT N° 89-α]

Je suis à bout. Je ne peux pas continuer ainsi. À maintes reprises, j’ai voulu espérer, croire que les choses se dérouleraient à ma façon. Pas une seule fois le monde n’a voulu se plier à ma volonté, ne serait-ce qu’un peu. Systématiquement, on m’a bercé d’illusions pour mieux me traîner dans la boue. Encore et encore. Un cauchemar perpétuel. Personne, pas une seule âme, ne pourrait éclore dans le marécage où je suis plongé. Je ne peux pas cautionner l’intention derrière cette lettre. C’est à cet Enfer que vous souhaitez laisser votre héritage ? Laissez-moi rire ! Il ne mérite même pas ce torchon ridicule. Mieux vaut disparaître sans rien lui laisser.  Pourquoi est-ce que j’écris, alors ? Eh bien, car j’ai choisi d’espérer une dernière fois. Demain est un grand jour pour moi. Je l’attends avec la boule au ventre, comme un verdict. Si l’univers est enfin capable de me prouver sa bienveillance, je perpétuerai l’héritage de ce document.  Mais si cette fois encore aucun espoir n’est permis, alors je brûlerai cette lettre et jamais personne ne lira ces mots.

Musée du Louvre, décret du 13/04/2027
Compte rendu des échanges avec Maurice Lecerf à propos du présent ouvrage, nommé a posteriori L’Arche de Papier – auteur(s) anonyme(s).

  1. Lecerf, éminent collectionneur d’art, confie avoir ressenti un certain attachement pour cet objet si particulier. Après l’avoir découvert par hasard, il l’a tout d’abord ajouté à sa collection, non pour sa valeur inexistante en tant qu’objet, mais par affection pour son contenu et ce qu’il représente. Arnaud Bourdon, en bon archiviste et ami de M. Lecerf, a ensuite convaincu ce dernier de faire copier et publier cet ouvrage en ligne, de sorte qu’il soit consultable gratuitement. La suite est connue de tous : son histoire et l’aura qui en émane ont su passionner les Français, puis le monde, pour obtenir la célébrité qu’on lui connaît aujourd’hui. En ce jour, devant l’ampleur de cette popularité, M. Lecerf offre de confier le manuscrit original au Louvre. Le conseil administratif, présidé par Laurent Beaulieu responsable du musée, accepte par la présente cette généreuse donation.

À la demande de M. Lecerf, et compte tenu de la nature évolutive de l’œuvre, il a été convenu d’inscrire le présent verdict à la suite du document, afin de poursuivre la trace du parcours de cette création singulière.

Il est décrété que l’entrée au sein du musée se fera le 10/06/2027.

Qui aurait cru que la disparition d’un bout de papelard causerait un tel bazar ?! Enfin, c’est sans doute pour ça qu’il a de la valeur. Et c’est parce qu’il a de la valeur que je m’en suis emparé. Oui, l’Arche a été volée par votre humble serviteur, et ne tardera pas à être revendu. Aucun doute que quelques griffonnages de l’auteur d’un larcin aussi médiatisé lui donnera encore plus de valeur, et c’est pour ça que j’écris ces quelques lignes. Bien sûr, moi et mes gars, on connaît notre affaire. Je ne vais pas décliner notre identité ici, mais voler le Louvre, c’est pas à la portée de n’importe quel guignol, vous vous en doutez. C’est pas maintenant qu’on risque de faire une erreur, alors si vous comptiez chercher des empreintes digitales ou identifier mon écriture : économisez votre énergie. Évidemment, c’est la même chose pour le canal de vente et de livraison de la came. Notre logistique est bien huilée.

N’empêche, je suis impressionné par l’ampleur qu’ont prise les choses. Enfin, rien de tout ça n’a d’importance face au petit pactole que je vais me faire, et qui me permettra de finir ma vie dans le luxe et l’opulence.

15/05/2036 : Après résolution de l’affaire judiciaire du vol de l’Arche de papier, la restitution de l’œuvre au Musée du Louvre a été décidée. Celle-ci se fera après une phase d’édition, visant à mettre à jour son contenu sur les supports papier et dématérialisés.

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FIN DE LECTURE

Origine des données : Fouilles archéologiques
Planète d’origine : EG-782 (Galaxie 4HPM)
Stockage sur système distribué…
I
dentification : Un des nombreux jeux de données retrouvés sur EG-782, et attribués à la civilisation suivante : Humains.
Civilisation semblant très avancée. Technologies de stockage d’informations en masse maîtrisées. Nombreux échantillons intacts.
Utilisation suggérée : Intégration de cette donnée au processus de déchiffrage de langues anciennes, dans l’objectif d’approfondir notre connaissance des différents dialectes humains.
Transmission au réseau…

 

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