Tout commence par une toile blanche. Paul regarde la main fébrile suspendue au-dessus du chevalet, munie d’un pinceau en poil de martre. Son regard s’attarde avec tendresse sur le relief bleuté des veines qui la parcourent. La main marque une brève hésitation avant d’entamer son ballet de couleurs. Elle danse au gré d’un florilège de teintes, tantôt douces, tantôt profondes. Paul n’est guère surpris de la voir commencer par le bleu. La nuance peut varier, mais c’est un rituel auquel il sait que sa grand-mère ne déroge jamais. Sa marque de fabrique. Sa signature. Si au fil des années, elle a dû malgré elle apprendre à maîtriser l’art de perdre, Alma n’a pourtant rien perdu de sa dextérité. En dépit des pertes successives, elle est restée virtuose. Paul sait que chaque tableau est pour elle un plongeon dans le passé. Un passé de plus en plus lointain, à mesure que les souvenirs les plus récents s’étiolent. Elle s’abandonne à cette mémoire qui flanche, régresse, qui chemine à contretemps, à contre-courant. L’oubli s’installe comme une impasse, et peu à peu les souvenirs s’estompent puis s’effacent. Paul et Alma plongent, lui dans le lavis céruléen qui s’ébauche sous ses yeux captivés, elle dans un souvenir qui bientôt ne lui appartiendra plus.
Je revois ce blanc entêtant, omniprésent dans les couloirs froids et aseptisés que nous arpentons. Je sens encore cette espèce d’odeur de désinfectant qui sourd des murs. Je peux encore éprouver cette impression que le sol se dérobe sous mes pieds. Tout me semble défiler à une vitesse effrénée, les secondes m’échappent inexorablement, sans qu’il me soit possible de les retenir. Dehors, le ciel toujours bleu fait la promesse d’un mois de septembre aux températures estivales. C’était pourtant une belle après-midi, pas de celles qui présagent l’annonce d’un hippocampe atrophié, dégénéré, la sentence d’une saloperie de maladie qui va vous voler insidieusement les dernières années de votre vie. La main qui se glisse avec douceur sous mon bras me sort de mon hébétude. Celle d’Olivia. Benjamin et Samuel sont là bien sûr, eux aussi. Les meilleures parties de moi. Ma fille et mes fils.
À cet instant, nous avons conscience de notre chance de savoir que le temps nous est compté. C’est peut-être une chose étrange, mais nous reconnaissons la beauté qu’il y aussi dans ce moment de profonde tristesse. Une fois quittés les murs de la Pitié-Salpêtrière, nous nous disons tout ce que nous avons à nous dire. Nos âmes tristes se déclarent l’essentiel. On fait bien souvent des déclarations d’amour dans des moments de bonheur, mais nous voulons au contraire nous dire tout notre amour dans ce moment de chagrin, avant la perte, avant l’oubli.
Le bleu nous submerge. Bleu profond et sacré. Bleu comme rien d’autre, spirituel, ancien.
Si les jours nous sont comptés, nous les remplirons de joie, une joie si bruyante, si tonitruante, qu’elle résonnera pour toujours dans nos cœurs et en redoublera les battements. Nous remplirons les jours d’éclats de rire, de couleurs et de confettis.
– Maman. Quoi qu’il arrive dans la vie, on te fait une promesse : celle de continuer à aimer le soleil, le jaune, le vert, le rouge. De continuer à aimer toutes les couleurs. Et on te promet que dans les moments les plus durs, les plus sombres, on aimera toujours le bleu en toi aussi.
***
Je mouille mon pinceau, en élimine l’excès d’eau, observant les marbrures qui se dessinent et le résidu de peinture bleue qui pâlit. Je me noie dans ces couleurs diluées, dans ton absence : mon âme est désertée. Mes yeux sont constellés de larmes.
Nous savions bien qu’il faudrait que l’un de nous deux parte avant l’autre, et c’est toi qui m’as laissée pour garder nos souvenirs.
Autour de moi, tout me parle de toi. C’est une peine à laquelle je ne peux me soustraire.
La météo annonçait une journée splendide sur la côte basque aujourd’hui. Pourtant, ce matin, il pleuvait. La pluie tombait, comme un reflet compatissant d’une nature en deuil et résistant à toute prédiction pour faire écho au bleu de nos âmes, alors que nous t’adressions un dernier adieu. Sur le remblai, l’asphalte est encore humide. Mais ce soir, le temps s’est adouci. À cette heure suspendue qui précède le crépuscule, l’océan est sur le point d’avaler le soleil. C’est le moment de la journée que je préfère. L’immaculé cotonneux des nuages s’effiloche dans le ciel et je contemple par la fenêtre le spectacle de l’eau qui restitue le soleil au monde, comme nous le faisions tous les deux tandis que nous flânions sur la plage.
Je contemple le bleu de l’océan, de cet Atlantique qui laisse remonter à la surface tant de souvenirs… Je repense avec nostalgie à ce moment si particulier passé ensemble, lors de l’une de nos escapades dans cette région dont nous sommes tombés amoureux et où nous avons emmené Olivia, Benjamin et Samuel chaque été lorsqu’ils étaient petits.
Je me revois blottie dans tes bras, réchauffée par une marinière moelleuse et ton étreinte enveloppante, respirant l’air iodé et m’abandonnant à cet instant qui n’a d’imparfait que sa finitude. Un de ces petits riens si précieux que nous offre la vie, ces petits riens qui nourrissent des souvenirs qui, s’ils s’estompent avec le temps, s’ils s’effacent même parfois, restent profondément ancrés dans notre corps, imprimant une trace imperceptible dans notre chair.
Nous scrutons le tumulte des flots qui se déversent sur le sable, submergeant nos pieds nus. Des myriades d’étincelles miroitent à la surface de l’eau, avant de se perdre dans l’écume née du fracas des vagues contre l’éternité de la roche. Nous goûtons aux embruns. Fascinés, nous ne nous sentons plus spectateurs ; nous avons l’impression de faire partie d’un tout, de cette nature incroyable, comme si, d’une certaine manière, l’océan nous transmettait un peu de sa dimension à la fois sublime et sauvage. Il se déchaîne face à nous et nous laisse être témoins de cette puissance surnaturelle, inhumaine, qui nous ramène à notre humble condition. C’est aussi grisant et apaisant que de se sentir appartenir à un tout, tout en ayant conscience que l’on n’en est qu’une infime partie. Cette sensation, je l’avais déjà éprouvée auparavant. C’est même l’un de mes premiers souvenirs. Cette image lorsque, de toute ma hauteur de petite fille, je regardais la mer à perte de vue qui s’étendait devant moi, m’entraînant vers l’horizon inconnu d’une vie nouvelle.
Je me souviens des paroles que tu m’as soufflées : « Nous sommes si petits face à cette immensité. L’amour qui nous unit, cet amour infini, incommensurable, est invisible pour tout autre. C’est en même temps la chose la plus importante pour nous et la chose la plus petite au monde. Et c’est pourtant la chose la plus petite au monde qui nous fait nous sentir gigantesques. Cet amour qui fait de nous des géants ne peut disparaître, on ne peut oublier que l’on était là. Il laisse une trace indélébile, comme les écritures gravées dans la pierre ou l’écorce des arbres. »
Au fil du temps, ton accent s’est fait plus discret, mais malgré la richesse de ton vocabulaire, tes anglicismes charmants subsistent. J’en ai même adopté un certain nombre, et c’est un legs que nous avons transmis à nos enfants. J’aime cela chez toi. Ton langage coloré. Ton langage métissé qui fait la singularité de ta pensée de poète et de philosophe, qui nourrit et fait grandir ta réflexion. « Se sentir bleu ». Voilà un idiomatisme qui a changé ma perception du monde. C’est parce que tu donnes des couleurs aux émotions par les mots que j’ai appris à donner des émotions aux couleurs par la peinture. Nos deux cœurs battent en polyphonie dans une complémentarité parfaite. Deux cœurs expatriés, qui ont trouvé leur maison l’un auprès de l’autre. Deux cœurs transplantés, qui se sont conjugués pour bâtir un foyer. Venus d’outre-mer, toi d’au-delà de la Manche, moi de la Méditerranée. Tous deux artistes, nous avons trouvé chacun dans notre art une manière de répondre à ce besoin qu’ont les gens venus d’ailleurs de s’exprimer et se donner une identité.
Tes paroles résonnent en moi, me rappellent que cet amour n’est pas éphémère, qu’il ne disparaîtra pas, même si tu n’es plus là. Toi qui m’as appris à dompter mes penchants nostalgiques, à accepter la mélancolie sans la laisser me submerger, aujourd’hui encore, et comme tant d’autres fois, tu m’enseignes la résilience. Je sais que mon chagrin est inéluctable, mais tu m’as montré que j’étais plus forte que lui. Je sais que si on le laisse faire, le temps fait toujours son œuvre de guérisseur.
***
Ma toile couverte d’un drap sous le bras, je grimpe les escaliers et émerge de la bouche de métro en renaudant. Éblouie par ce ciel gris-blanc, je plisse les yeux pour les laisser s’accommoder à la luminosité du dehors. Il pleut à verse. La météo a viré à l’orage en moins de temps qu’il n’en faut pour parcourir moins d’une dizaine de stations de métro. Mon humeur aussi vient de virer à l’orage.
Je rejoins en quelques foulées précipitées l’auvent d’un café parisien et me heurte à une silhouette qui surgit sur la terrasse à l’abri des trombes d’eau, laissant échapper ma toile. Les cheveux dégoulinants, je la ramasse, prêtant peu d’attention aux excuses bredouillées dans un français approximatif que m’adresse le type. En réalité, la voix que j’ai entendue est celle de quelqu’un qui parle bien, mais avec un accent prononcé. Lui non plus n’est pas d’ici. En temps normal, cela m’aurait attendrie. Mais je maugrée intérieurement. Je ne supporte pas ces personnes qui s’excusent pour un rien. Agacée plus par ma gaucherie maladive que par cet inconnu qui n’a rien demandé à personne, je jette un regard fugace entre mes mèches détrempées. Ce n’est pas comme s’il était petit, de surcroît. Quand mes yeux croisent les siens, sans savoir trop pourquoi ni comment, je me radoucis. S’ensuit une conversation inattendue. Il me questionne sur ma peinture, je lui réponds avec toute la passion qu’elle suscite en moi. Je me laisse charmer.
Quel cliché, quand j’y pense ! Une rencontre presque cinématographique. Une autre toile blanche, celle à partir de laquelle tout commence.
Tout commence par une toile blanche. Blanche comme une page qu’il reste encore à écrire. Et la nôtre sera des plus belles.
***
Alma n’a jamais cessé de peindre. Aujourd’hui encore, quand Paul lui rend visite, il la trouve inlassablement assise face à sa toile. Elle continue sous le regard aimant de son petit-fils à faire danser les couleurs, à explorer toutes les déclinaisons de bleu, à mesure que les jours, les années, les souvenirs et les toiles s’égrènent.
Tout commence par une toile blanche. Celle-là est la dernière, le dernier vestige d’une âme qui a vécu pleinement, une âme qui a ri, pleuré, chanté, dansé, aimé. Une âme qui a su peindre le blanc et apprivoiser le bleu.