Posts Tagged: 1er Prix
Il existe sous nos pieds des peuples méconnus. Parmi eux, dans les souterrains, se trouvait la nation des souris. Tout y était rangé, organisé et agencé parfaitement comme les rouages d’une horloge. A la tête de cet engrenage siégeait la souris dictatrice. Elle contrôlait le moindre détail de la vie de ses sujets, l’heure du réveil et du coucher, les fréquentations, le travail et les loisirs, en somme l’accomplissement de chaque action jusqu’à la plus insignifiante. La souris dictatrice écrivait le destin de son peuple, rien n’était laissé au hasard. Comment la souris dictatrice était-elle devenue cheffe d’Etat ?
Ouch ! Une brusque et intolérable douleur me plie en deux.
_ Laura, tout va bien ?
Respiration coupée. Dents serrées à m’en fissurer la mâchoire.
_ Laura ?!
Je m’effondre. Sol froid. Je suis brûlante. Sol humide. Ai-je à ce point sué ?
_ Laura, que se passe-t-il ?
J’agonise. Une putain de douleur. Mon ventre se déchire.
_ Laura, j’appelle les pompiers, ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas seule, ça va aller.
Je m’extraie. Partir, partir loin de ce corps comme je sais si bien le faire. Un vrai talent. Le seul que j’ai, d’ailleurs. Et voilà, je ne les entends plus. Ces questions incessantes, cette incompréhensible panique. Loin, loin de moi. Foutez-moi la paix, bordel ! Laissez-moi crever. En plein cours, comme ça, à vos pieds. Ce serait comique, non ? Mourir une deuxième fois, au même endroit.
Le martin pêcheur quitta vite son pas de tir ce matin.
Ses plumes s’agitèrent sans peine, sans discorde, et pourfendirent l’air qui hurla en un cri monocorde.
Il remarqua sur le bord du lac une branche en forme d’arc. Doucement, il s’agrippa à celle-ci, et resta assis en se tenant à carreau, en guettant le miroir d’eau. Il prêcha, tête bêche avec son reflet, avant que son envie de pêche ne prenne le relais. La flèche bleue quitta son carquois et se déploya vers sa cible désormais visible. L’ombre n’eut aucune chance face à ce regard sombre, qui signa d’avance sa victoire en passant de l’autre côté du miroir.
La misanthropie, comme un cadeau de baptême, me tomba dessus à peine sorti du ventre de ma mère. Étonnante qualité qu’une fée malicieuse et joueuse en mal d’inspiration m’aurait offert en corbeille de naissance. Cette bile noire me sacra un matin de novembre et j’affrontai, atrabilaire et résolu, le monde gris et froid d’un irrévérencieux jet de pisse. L’accoucheur aspergé, interloqué, mais un brin amusé, moi infusé du ressentiment de cette mise au monde involontaire, le dur labeur d’une vie pouvait commencer. Fielleux de ma cohorte, je haïs l’humanité. Cet acte fondateur du mépris de mon espèce ne pourrait assurément jamais s’apaiser. Toute une vie, assignée à la détestation de mon semblable, commençait et, je l’avoue, fut profondément nourrie de ce sentiment sincère. Misanthrope je naquis et j’en fus fier. A chaque anniversaire et pendant de longs temps, l’anecdote de la glorieuse pisse égaya chaque nouvelle assemblée, petits et grands et même les vieux. « Quel misanthrope ! » se gaussaient-ils… certes, mais de naissance et de toute éternité.
La poche de gaz avait déjà commencé à buller sous le sol : on voyait les pavés trempés d’humidité et suintants de gras faire un gros bubon au milieu de la rue. J’avais déjà vu des conduits bouchés par une trop grosse accumulation de matière qui pourrissait, et le gaz emplissait alors le tunnel, gonflait ; j’avais entendu parler des bosses sous les pavés, déformés par l’excédent qui les poussait par en-dessous, qui explosaient d’un coup comme du grisou et pulvérisaient les bâtiments alentours – facile, car ils sont pourris d’en dedans. L’Office nous avait donné les procédures à suivre. Il y avait les procédures, heureusement. Mais une aussi grosse bosse, et à la surface, c’était une première. On racontait que d’autres conducteurs avant nous avaient été soufflés par la poche de méthane qui les attendait sous les pavés, qui avait lâché d’un coup, lors de la première opération dessus ; j’avais considéré ça comme des histoires pour les nouveaux. Mais là, devant le sol bombé, je voulais bien croire que si le gaz s’épandait d’un coup et rencontrait une flamme, tout exploserait sans hésitation.
Le soir tombait, un peu bruineux. Le ciel, éclairé en-dessous par les becs-de-gaz, en reflétait sous ses nuages leur jaune terne. On voyait parfois, au gré des coups de bise, de la poussière de pluie jaunâtre voltiger d’un côté à l’autre. Voilà déjà trois semaines que l’eau tombe. Les ministères recensent déjà cinq immeubles effondrés – l’humidité pourrit les murs d’en dedans, les planchers lâchent, les fondations craquent, aucun joint ne tient. On raconte que certains immeubles tombent en faisant un bruit de carton mouillé, presque sans bruit. Le vent souffle, la façade penche, se tord, se torsionne, plie et entraîne les arêtes des étages et l’escalier avec elle. Il y a un petit bruit de feuilles qui tombent, et des morts. Mais ici, rien à craindre. L’Office et les ministères ont défini la zone comme stable. Les pavés soutiennent les immeubles, les toits en zinc alourdi les écrasent : les immeubles tiennent par compression. Avant que tout ne s’éventre.
– J’ai le protocole. Il faudra beaucoup creuser…
C’est le jeune qui a parlé. Il vient à peine de commencer le service, il y a un mois. Il est encore très impressionné et se tient tout droit. Le vieux, celui qui était là avant moi dans l’équipe, un de ces vieux sans âge qui sont au cœur de toutes les équipes de conducteurs, taiseux, les yeux fatigués, la nuque basse, a commencé à sortir les affaires des besaces. Il a glissé une flasque de son sac à sa poche. C’est pareil dans toutes les équipes : il y a ce vieux qui n’a plus de partenaire ; on lui accole des nouveaux, l’un après l’autre ; il les forme, les calme, il boit ; on redistribue les rôles, les équipes changent, il boit encore ; le vieux attend ses deux prochains partenaires, l’un arrive toujours plus tard que l’autre, le vieux attend les lèvres au goulot… Il n’y a ni pitié ni attention. On forme ses camarades, on s’efforce de bien faire, on marche et on agit. On fait, on voit après. Un jour, on change d’équipe, on disparaît vers une autre, puis encore, puis encore. On s’oublie, le vin nous suit.
Moi, j’ai reçu la convocation un soir. J’étais encore au foyer des mineurs. Il n’y a pas eu d’adieu. J’ai fait mes affaires et suis parti dans la nuit. Je suis arrivé trempé à la porte du bâtiment où logent les conducteurs. On m’a donné mon uniforme à l’entrée, de par l’autre côté d’une grande grille noire. Un gars sans visage, habillé en noir, m’a précédé dans les couloirs. Il m’a laissé devant l’entrée du dortoir. Tout le monde était déjà endormi. J’ai trouvé un lit juste à l’entrée, qui sentait l’humidité. J’ai tâché de ne pas faire trop de bruit. J’entendais les gens ronfler, ou geindre, ou bouger dans leur sommeil mouillé. J’ai dormi d’un seul coup. À l’aube grise, j’ai enfilé ma tenue. Le col du pull est trop serré. Il me râpe le cou et me remonte sur le ventre quand je bouge les épaules. Je dois le baisser tout le temps et j’ai froid. Le frottement m’irrite la peau et me brûle. Le pantalon est de même tissu : rêche, serré aux hanches et à l’entrejambes. Il me scie le ventre. Quand je me baisse, il me tire sur les cuisses et je dois le remonter aux genoux. La veste a les épaules élimées d’avoir déjà porté trop de besaces. Ses poches, alourdies par les outils, me courbe en avant. Au matin, après la gymnastique dehors, sous la pluie fine, on m’a mis avec le vieux, qui n’a rien dit, puis nous sommes tous les deux partis au travail. Il faisait encore nuit.
Le travail de conducteur crève son homme, mais il n’est pas dangereux normalement, tant qu’on n’est pas trop ivre. Il faut suivre les protocoles. Les protocoles servent à tout. Il y en a un pour chaque chose. Nous avons tous notre recueil de protocoles dans la poche intérieure de la veste. Le gaz qui circule sous la ville alimente les luminaires, les chauffages, les réchauds, l’énergie accordée à chaque immeuble. Nous sommes chargés de sa bonne distribution. Il ne doit ni être usurpé, ni fuir, ni ne pas servir. Il doit être en bonne quantité, tout le temps. C’est un gaz qui pue et qui est toxique. L’odeur prend le nez, au matin, mais on finit par s’y faire, ou on se noie dans l’alcool. C’est du méthane et l’ammoniac mêlés. Ça brûle bien. On les récupère en décomposant les déchets, ici, sous les pavés : de grandes citernes à pourritures, où fermentent les choses immondes de la ville. De grandes voûtes à gaz toxiques et explosives, abritées dans des tunnels anciens, creusés en d’autres temps, que relient les puits de la ville. On dit qu’on trouve parfois, dans certains, des rails. Il paraît que des trains y passaient. C’était avant, quand il faisait beau à la surface. J’ai du mal à l’imaginer. Je ne vois que les puits qui en remontent et percent le sol. Ce sont d’eux d’où part le gaz pour les immeubles.
On raconte aussi qu’avant, bien avant, avec les trains, chaque pièce avait sa lampe, même plusieurs, son radiateur, chaque maison une plaque pour la cuisine ; on raconte que la société bouillonnait d’énergie ; on raconte que tout a lâché parce qu’il y avait trop de monde qui en demandait. Je veux bien le croire. C’est impensable, un radiateur par pièce, ça n’a pas de sens. Il y avait trop de choses, trop de tout, et pouf. Voilà.
Maintenant, les conducteurs sont chargés de la distribution du gaz. On relie les tuyaux, les vannes, on s’occupe des pannes. On est choisi par l’Office, appelé un jour à faire partie des équipes, diriger l’amère tâche de la distribution du gaz toxique dans la ville. Parfois, la matière s’accumule, ou se coince dans le tunnel. Ça fait des grandes traînées noirâtres. On est en charge de percer, vider, réparer, récurer des caves à gaz, restaurer les voûtes abîmées, refermer, envoyer… Tout ça dans le noir parce qu’on ne peut pas allumer une flamme, bien sûr. Mais c’est rare que ça bouge vers la surface. Aujourd’hui, c’est nouveau pour moi, et pour le jeune.
Le vieux a tout sorti, lentement, maintenant il nous regarde, les yeux vitreux. Je prends la pioche en premier. Il faut du rythme pour faire sauter les pierres. Chaque coup est long. Mes vêtements m’engoncent. Mon pull remonte avec les mouvements, puis il se coince sur mon ventre. Le vent passe et me gèle. Bientôt, nous devons mettre les masques chimiques pour travailler, dus aux fuites de méthane et d’ammoniac qui remontent des tunnels. Les pavés s’enfoncent puis se déboîtent sous les coups. Le jeune les décroche de la terre noire, comme des grosses molaires branlantes. Le vieux les dépose, calmement, en pile, sur le côté. Je pioche, on arrache… Puis c’est le relais. La nuit tombe, avec son cortège de pluies. On a fait couper les becs-de-gaz de la zone, pour ne pas avoir de souci. On est éclairé à la grâce de la réverbération sous les nuages. On voit en gros, des formes floues. De toute façon, maintenant, il n’y a plus de danger. Aucun risque que la pioche étincelle sur une pierre. Il suffit de frapper comme un sourd, sans s’arrêter. Bien en rythme… D’un coup, la pioche passe à travers le sol, directement dans la poche de gaz — il s’échappe en sifflant méchamment. J’ai la tête qui tourne. Je me recule. Le jeune me retient. Ça hurle en s’enfuyant, un peu, puis très fort. Puis ça râle, ça suffoque et se tait. On agrandit le trou. J’ai les yeux qui piquent et le souffle râpeux. À travers les larmes, je vois pour la première fois la matière en putréfaction. C’est sombre et luisant, c’est laid. Parfois, une verrue glauque, immonde, monte à la surface humide et gonfle un moment, puis elle crève sans bruit. Sous les pavés, ce n’est ni solide ni vraiment liquide. C’est un compost épais qui suinte. C’est noirâtre, un peu sablonneux, noyé dans une gangue gluante, un terreau puant la mort, malsain, qui accuse les coups en gigotant.
Le protocole exige que nous percions des canaux, ou des colonnes, des conduits, d’une largeur d’épaules, pas nécessairement profonds, mais c’est indiqué, sans être indispensable, une largeur d’homme environ; l’aîné du groupe dirige les opérations. C’est donc le vieux. De toute façon, il dirige toujours les opérations. Par hasard, c’est encore mon tour. J’entame le mou visqueux à la pelle.
Maintenant, la nuit est entièrement noire. On devine parfois quelques reflets malsains, mais nous nous guidons beaucoup au bruit, à l’odeur, comme dans les souterrains. Le vieux est tout en patience. Il nous relaie souvent. Les sessions de pelletage sont entrecoupées de moments où l’on soutient la tranchée avec des lattes et des pavés coincés. On s’y met à plusieurs, on doit y mettre les mains, tout coule et se dérobe. C’est immonde de viscosité, de gras, de l’odeur qui nous remonte dans la trachée et les intestins. Parfois, on sent des choses, des matières plus dures, des petits cailloux ou des longs bâtons raides, gluants, qui nous passent sur les doigts. Une première tranchée est taillée, consolidée — l’aube sale nous amène la fin de la seconde, quand nous allons finir de creuser.
Le jeune, dont l’atmosphère viciée a altéré la conscience, s’est assis contre le tas de pavés. Il est endormi la bouche entrouverte. Il a presque les pieds dans la pourriture. Il doit être exténué. Je n’ose pas le réveiller pour qu’il prenne son tour de pelle. Le vent s’est relevé avec la lumière blafarde. J’attaque l’humus noir, et le premier coup de pelle soulève ce que j’ai attendu toute la nuit. Au bout du manche, dans la pelletée dégoûtante de pourritures, une côte. C’est le morceau d’un squelette. La seconde pelletée déterre la clavicule associée, désolidarisée du corps. Elle pend un instant sur le bord de la pelle et tombe dans un bruit mat en plein dans la tranchée. Je suis en train de creuser dans un buste d’homme. En plein dedans. Un buste rongé, mangé, pourri, qui fermente pour donner le gaz à la ville. Un mort mal enfoui, ou que les gaz ont fait remonter à la surface. Il pourrit là. La matière est un corps en décomposition ; le corps des morts de la ville et le corps d’autres… La ville ne tourne que sur la pourriture de ses habitants. Je suis aussi la future énergie d’une immense usine à gaz. Je regarde le ciel gris qui se charge de nuages. À mes pieds, dans la masse putride, nos deux tombes nous avaleront. Le jeune pleure en silence, au pied du mur de pavés. Le vieux, soutenu par un outil fiché dans les interstices du sol, attend en dodelinant la tête, sa flasque est vide.
Gracieuse, légère, délicate, elle semble presque survoler la petite rue aux façades colorées. Son regard gourmand scrute la devanture de la boulangerie-pâtisserie : « La flûte enchantée ». On croirait même qu’elle dévore mentalement les babas au rhum, éclairs au café et tartelettes aux framboises. La jeune femme aux cheveux bouclés et aux yeux de biche se décide finalement à entrer.
Elle pousse la porte. La boulangère apparait au tintement de la clochette. Elles se sourient.
Je les déteste, tous autant qu’ils sont. S’ils pouvaient crever, aller se faire frire en enfer et me lâcher un peu… Sous prétexte qu’ils ont fait dix ans d’étude, ils croient pouvoir me dicter ma conduite ? Je les vois venir de loin avec leur sourire mielleux et leurs phrases toutes faites ! Le prochain qui me parle d’« apprendre à se contrôler » ou de ma « fragilité » se prendra mon poing dans sa gueule. On verra bien qui est le plus faible des deux…
Il paraît que c’est mal de se réjouir de la douleur d’un autre, mais je m’en fiche. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse la morale. Si en vingt-et-un ans d’existence je n’ai toujours pas compris la différence entre le bien et le mal, je ne risque pas d’y arriver de sitôt ! Il faudrait peut-être que je le dise au Dr Nathan, au moins il arrêterait avec ses discours sans âme sur « ce qu’il est bon de faire », comme il adore le répéter. Il pense que Dieu lui a « confié la mission sacrée de me ramener parmi les Hommes ». Comme si j’étais une espèce de monstre…
« Lorsque soudain, au détour d’une rue, un lépreux nous touche de ses moignons gazés, ou que, sur le trottoir, un vieillard agonise dans l’indifférence générale, nous nous trouvons brutalement confrontés à l’innommable : la mort, cette mort à laquelle nous sommes, nous autres Occidentaux, si mal préparés… »
Fous de l’Inde, Régis Airault
L’enterrement avait eu lieu l’avant-veille. Il avait fallu attendre une semaine avant de pouvoir l’inhumer. Embouteillage et file d’attente aux portes du cimetière…Il avait plu toute la nuit, le sol était détrempé. Dans cette terre noire, il avait été enseveli. Pour toujours. La plaque qui devait porter son nom n’était pas encore fixée sur la pierre tombale. Deux lignes y résumeraient sa vie : date de naissance – date de décès.
Il exècre tout ce qui fait le pittoresque du canal suspendu, ses écluses, et ses alentours. Animé d’incessantes marées artificielles le jour, le canal charrie des cohortes de bateaux qui montent et descendent comme des bouchons au gré de l’écluse du Port-Neuf.
Il déteste la frénésie turbulente des gamins, les joggeurs qui envahissent les pavés, les couples d’amoureux qui s’enlacent en cheminant, les photos souvenirs des badauds avec en arrière-plan la belle Saint Nazaire. Il peste contre les petits vieux bancals qui viennent se distraire en regardant les manœuvres de l’éclusier. Et plus que tout, il hait l’avalanche de lumière quotidienne qui met les touristes en extase et transforme les lieux en carte postale idéale.