Publié dans la categorie Jets d’encre 2020

Le gaz – Elaura Cretin

La poche de gaz avait déjà commencé à buller sous le sol : on voyait les pavés trempés d’humidité et suintants de gras faire un gros bubon au milieu de la rue. J’avais déjà vu des conduits bouchés par une trop grosse accumulation de matière qui pourrissait, et le gaz emplissait alors le tunnel, gonflait ; j’avais entendu parler des bosses sous les pavés, déformés par l’excédent qui les poussait par en-dessous, qui explosaient d’un coup comme du grisou et pulvérisaient les bâtiments alentours – facile, car ils sont pourris d’en dedans. L’Office nous avait donné les procédures à suivre. Il y avait les procédures, heureusement. Mais une aussi grosse bosse, et à la surface, c’était une première. On racontait que d’autres conducteurs avant nous avaient été soufflés par la poche de méthane qui les attendait sous les pavés, qui avait lâché d’un coup, lors de la première opération dessus ; j’avais considéré ça comme des histoires pour les nouveaux. Mais là, devant le sol bombé, je voulais bien croire que si le gaz s’épandait d’un coup et rencontrait une flamme, tout exploserait sans hésitation.
Le soir tombait, un peu bruineux. Le ciel, éclairé en-dessous par les becs-de-gaz, en reflétait sous ses nuages leur jaune terne. On voyait parfois, au gré des coups de bise, de la poussière de pluie jaunâtre voltiger d’un côté à l’autre. Voilà déjà trois semaines que l’eau tombe. Les ministères recensent déjà cinq immeubles effondrés – l’humidité pourrit les murs d’en dedans, les planchers lâchent, les fondations craquent, aucun joint ne tient. On raconte que certains immeubles tombent en faisant un bruit de carton mouillé, presque sans bruit. Le vent souffle, la façade penche, se tord, se torsionne, plie et entraîne les arêtes des étages et l’escalier avec elle. Il y a un petit bruit de feuilles qui tombent, et des morts. Mais ici, rien à craindre. L’Office et les ministères ont défini la zone comme stable. Les pavés soutiennent les immeubles, les toits en zinc alourdi les écrasent : les immeubles tiennent par compression. Avant que tout ne s’éventre.
– J’ai le protocole. Il faudra beaucoup creuser…
C’est le jeune qui a parlé. Il vient à peine de commencer le service, il y a un mois. Il est encore très impressionné et se tient tout droit. Le vieux, celui qui était là avant moi dans l’équipe, un de ces vieux sans âge qui sont au cœur de toutes les équipes de conducteurs, taiseux, les yeux fatigués, la nuque basse, a commencé à sortir les affaires des besaces. Il a glissé une flasque de son sac à sa poche. C’est pareil dans toutes les équipes : il y a ce vieux qui n’a plus de partenaire ; on lui accole des nouveaux, l’un après l’autre ; il les forme, les calme, il boit ; on redistribue les rôles, les équipes changent, il boit encore ; le vieux attend ses deux prochains partenaires, l’un arrive toujours plus tard que l’autre, le vieux attend les lèvres au goulot… Il n’y a ni pitié ni attention. On forme ses camarades, on s’efforce de bien faire, on marche et on agit. On fait, on voit après. Un jour, on change d’équipe, on disparaît vers une autre, puis encore, puis encore. On s’oublie, le vin nous suit.

Moi, j’ai reçu la convocation un soir. J’étais encore au foyer des mineurs. Il n’y a pas eu d’adieu. J’ai fait mes affaires et suis parti dans la nuit. Je suis arrivé trempé à la porte du bâtiment où logent les conducteurs. On m’a donné mon uniforme à l’entrée, de par l’autre côté d’une grande grille noire. Un gars sans visage, habillé en noir, m’a précédé dans les couloirs. Il m’a laissé devant l’entrée du dortoir. Tout le monde était déjà endormi. J’ai trouvé un lit juste à l’entrée, qui sentait l’humidité. J’ai tâché de ne pas faire trop de bruit. J’entendais les gens ronfler, ou geindre, ou bouger dans leur sommeil mouillé. J’ai dormi d’un seul coup. À l’aube grise, j’ai enfilé ma tenue. Le col du pull est trop serré. Il me râpe le cou et me remonte sur le ventre quand je bouge les épaules. Je dois le baisser tout le temps et j’ai froid. Le frottement m’irrite la peau et me brûle. Le pantalon est de même tissu : rêche, serré aux hanches et à l’entrejambes. Il me scie le ventre. Quand je me baisse, il me tire sur les cuisses et je dois le remonter aux genoux. La veste a les épaules élimées d’avoir déjà porté trop de besaces. Ses poches, alourdies par les outils, me courbe en avant. Au matin, après la gymnastique dehors, sous la pluie fine, on m’a mis avec le vieux, qui n’a rien dit, puis nous sommes tous les deux partis au travail. Il faisait encore nuit.
Le travail de conducteur crève son homme, mais il n’est pas dangereux normalement, tant qu’on n’est pas trop ivre. Il faut suivre les protocoles. Les protocoles servent à tout. Il y en a un pour chaque chose. Nous avons tous notre recueil de protocoles dans la poche intérieure de la veste. Le gaz qui circule sous la ville alimente les luminaires, les chauffages, les réchauds, l’énergie accordée à chaque immeuble. Nous sommes chargés de sa bonne distribution. Il ne doit ni être usurpé, ni fuir, ni ne pas servir. Il doit être en bonne quantité, tout le temps. C’est un gaz qui pue et qui est toxique. L’odeur prend le nez, au matin, mais on finit par s’y faire, ou on se noie dans l’alcool. C’est du méthane et l’ammoniac mêlés. Ça brûle bien. On les récupère en décomposant les déchets, ici, sous les pavés : de grandes citernes à pourritures, où fermentent les choses immondes de la ville. De grandes voûtes à gaz toxiques et explosives, abritées dans des tunnels anciens, creusés en d’autres temps, que relient les puits de la ville. On dit qu’on trouve parfois, dans certains, des rails. Il paraît que des trains y passaient. C’était avant, quand il faisait beau à la surface. J’ai du mal à l’imaginer. Je ne vois que les puits qui en remontent et percent le sol. Ce sont d’eux d’où part le gaz pour les immeubles.

On raconte aussi qu’avant, bien avant, avec les trains, chaque pièce avait sa lampe, même plusieurs, son radiateur, chaque maison une plaque pour la cuisine ; on raconte que la société bouillonnait d’énergie ; on raconte que tout a lâché parce qu’il y avait trop de monde qui en demandait. Je veux bien le croire. C’est impensable, un radiateur par pièce, ça n’a pas de sens. Il y avait trop de choses, trop de tout, et pouf. Voilà.
Maintenant, les conducteurs sont chargés de la distribution du gaz. On relie les tuyaux, les vannes, on s’occupe des pannes. On est choisi par l’Office, appelé un jour à faire partie des équipes, diriger l’amère tâche de la distribution du gaz toxique dans la ville. Parfois, la matière s’accumule, ou se coince dans le tunnel. Ça fait des grandes traînées noirâtres. On est en charge de percer, vider, réparer, récurer des caves à gaz, restaurer les voûtes abîmées, refermer, envoyer… Tout ça dans le noir parce qu’on ne peut pas allumer une flamme, bien sûr. Mais c’est rare que ça bouge vers la surface. Aujourd’hui, c’est nouveau pour moi, et pour le jeune.
Le vieux a tout sorti, lentement, maintenant il nous regarde, les yeux vitreux. Je prends la pioche en premier. Il faut du rythme pour faire sauter les pierres. Chaque coup est long. Mes vêtements m’engoncent. Mon pull remonte avec les mouvements, puis il se coince sur mon ventre. Le vent passe et me gèle. Bientôt, nous devons mettre les masques chimiques pour travailler, dus aux fuites de méthane et d’ammoniac qui remontent des tunnels. Les pavés s’enfoncent puis se déboîtent sous les coups. Le jeune les décroche de la terre noire, comme des grosses molaires branlantes. Le vieux les dépose, calmement, en pile, sur le côté. Je pioche, on arrache… Puis c’est le relais. La nuit tombe, avec son cortège de pluies. On a fait couper les becs-de-gaz de la zone, pour ne pas avoir de souci. On est éclairé à la grâce de la réverbération sous les nuages. On voit en gros, des formes floues. De toute façon, maintenant, il n’y a plus de danger. Aucun risque que la pioche étincelle sur une pierre. Il suffit de frapper comme un sourd, sans s’arrêter. Bien en rythme… D’un coup, la pioche passe à travers le sol, directement dans la poche de gaz — il s’échappe en sifflant méchamment. J’ai la tête qui tourne. Je me recule. Le jeune me retient. Ça hurle en s’enfuyant, un peu, puis très fort. Puis ça râle, ça suffoque et se tait. On agrandit le trou. J’ai les yeux qui piquent et le souffle râpeux. À travers les larmes, je vois pour la première fois la matière en putréfaction. C’est sombre et luisant, c’est laid. Parfois, une verrue glauque, immonde, monte à la surface humide et gonfle un moment, puis elle crève sans bruit. Sous les pavés, ce n’est ni solide ni vraiment liquide. C’est un compost épais qui suinte. C’est noirâtre, un peu sablonneux, noyé dans une gangue gluante, un terreau puant la mort, malsain, qui accuse les coups en gigotant.

Le protocole exige que nous percions des canaux, ou des colonnes, des conduits, d’une largeur d’épaules, pas nécessairement profonds, mais c’est indiqué, sans être indispensable, une largeur d’homme environ; l’aîné du groupe dirige les opérations. C’est donc le vieux. De toute façon, il dirige toujours les opérations. Par hasard, c’est encore mon tour. J’entame le mou visqueux à la pelle.
Maintenant, la nuit est entièrement noire. On devine parfois quelques reflets malsains, mais nous nous guidons beaucoup au bruit, à l’odeur, comme dans les souterrains. Le vieux est tout en patience. Il nous relaie souvent. Les sessions de pelletage sont entrecoupées de moments où l’on soutient la tranchée avec des lattes et des pavés coincés. On s’y met à plusieurs, on doit y mettre les mains, tout coule et se dérobe. C’est immonde de viscosité, de gras, de l’odeur qui nous remonte dans la trachée et les intestins. Parfois, on sent des choses, des matières plus dures, des petits cailloux ou des longs bâtons raides, gluants, qui nous passent sur les doigts. Une première tranchée est taillée, consolidée — l’aube sale nous amène la fin de la seconde, quand nous allons finir de creuser.
Le jeune, dont l’atmosphère viciée a altéré la conscience, s’est assis contre le tas de pavés. Il est endormi la bouche entrouverte. Il a presque les pieds dans la pourriture. Il doit être exténué. Je n’ose pas le réveiller pour qu’il prenne son tour de pelle. Le vent s’est relevé avec la lumière blafarde. J’attaque l’humus noir, et le premier coup de pelle soulève ce que j’ai attendu toute la nuit. Au bout du manche, dans la pelletée dégoûtante de pourritures, une côte. C’est le morceau d’un squelette. La seconde pelletée déterre la clavicule associée, désolidarisée du corps. Elle pend un instant sur le bord de la pelle et tombe dans un bruit mat en plein dans la tranchée. Je suis en train de creuser dans un buste d’homme. En plein dedans. Un buste rongé, mangé, pourri, qui fermente pour donner le gaz à la ville. Un mort mal enfoui, ou que les gaz ont fait remonter à la surface. Il pourrit là. La matière est un corps en décomposition ; le corps des morts de la ville et le corps d’autres… La ville ne tourne que sur la pourriture de ses habitants. Je suis aussi la future énergie d’une immense usine à gaz. Je regarde le ciel gris qui se charge de nuages. À mes pieds, dans la masse putride, nos deux tombes nous avaleront. Le jeune pleure en silence, au pied du mur de pavés. Le vieux, soutenu par un outil fiché dans les interstices du sol, attend en dodelinant la tête, sa flasque est vide.

L’absente – Julie Leclere

« Tes yeux sont revenus d’un pays imaginaire où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard ».
Paul Eluard

C’est une ville. On y parle peut-être espagnol ou peut-être arabe. Elle pourrait être entourée par le désert. Ou bien, au loin, se profilerait la silhouette estompée d’une chaîne de montagnes. Certains soirs, les ciels y seraient magnifiques, rougeoyants, brillants ou estompés. Ceux qui auraient réussi à franchir terres et mers pour quitter sans retour cette ville trahie se souviendraient pourtant jour après jour de ses ciels si intensément mordorés.
C’était déjà à cette époque une ville qui avait atteint des proportions démesurées, monstrueusement grossie par le flot inlassable de nouveaux arrivants simplement en quête d’une vie meilleure. A quelques centaines de kilomètres de là, on pouvait encore mourir de faim dans l’indifférence générale: chacun ne s’intéressait qu’à sa propre survie, avec des succès divers. Des cortèges entiers de pauvres et de mal-nourris tentaient le voyage pour s’arracher à leur sort, pour échapper enfin à la misère. La plupart échouaient sur les trottoirs de la ville: certains tombaient d’épuisement, d’autres se contentaient de mendier. Personne ne les rejetait, personne ne les aidait non plus parce que, à vrai dire, plus personne ne les remarquait. Ils semblaient s’incruster petit à petit dans les murs, comme des gargouilles immémoriales figées dans leur cri.
D’autres exilés, plus chanceux, parvenaient à vivoter tant bien que mal en cumulant des emplois minuscules: taxi, vigile, gardien de camping, agent de nettoyage. Certains décrochaient une bourse d’étude qui les nourrissait peu ou prou. La ville, pour certains, était censée n’être qu’une étape, une halte avant de traverser terres et mers. Mais le voyage qui les avait conduits jusqu’ici avait déjà absorbé toute leur énergie et ils n’avaient simplement plus la force d’aller plus loin.
Aujourd’hui encore, c’est une ville où résonnent régulièrement les bruits de bottes, où se devinent des silhouettes policières caparaçonnées qui amusent les enfants, mais inquiètent les adultes. Sans prévenir, au détour d’une rue, s’élèvent une altercation, une interpellation, une mise au pas. La plupart des passants sont mal à l’aise et préfèrent forcer l’allure, ne plus y penser, chercher une distraction en détournant le regard vers une enseigne luminescente, un vol de pigeon, le clignotement d’un phare. Les corps des femmes sont dissimulés, honteux et criminels. Les hommes s’arrangent pour détourner le regard, les femmes s’efforcent de ne rien leur montrer. Les rues sont ponctuées par la circulation dense des voitures et des autobus.

Noir – Loana Biasiolo

Ça a commencé de manière toute simple : juste une fissure sur un pavé. Personne n’aurait pu penser que c’était le début de la fin. Il y a des centaines de pavés sur la place et des milliers de fissures, mais celle-ci… celle-ci était différente.
Ça a commencé doucement, l’air de rien, des petits événements, des choses qui peuvent arriver à tout le monde … Un livre qu’on ne retrouve plus, un reste de repas mangé pendant la nuit, un chien qui disparaît … On a toujours trouvé une excuse : « c’est le vieux qui a perdu son bouquin », « son gamin a dû avoir une fringale pendant la nuit », « bah, tu sais, les chiens … il y en a toujours un qui s’enfuit ». Après tout, on ne pouvait pas savoir.
Pendant presque un an ça a continué comme ça. Et puis la fissure a un peu grandi et les choses ont commencé à devenir plus gênantes.
D’abord, il y a eu les coupures d’électricité, ça a été assez régulier pendant quelque temps, quelque chose comme toutes les semaines. Les électriciens n’ont pas trouvé d’où ça venait alors le maire a inventé une histoire à propos de taux d’humidité dans l’air et tout le monde l’a cru.
On n’a pas posé plus de questions que ça, on avait une raison et ça nous allait. Du moins, ça allait à la plupart d’entre nous. Il y en a toujours quelques-uns qui ne veulent pas être des moutons. C’est bien, je ne dis pas le contraire, mais bon … Ils ont fait leurs propres recherches, mais ils n’ont trouvé aucune explication … Peu à peu, on s’y est fait et on a arrêté de chercher… « C’est le climat » est devenue l’excuse pour expliquer les particularités de notre petite ville.
Après, vers avril, une canalisation d’eau a sauté. Cette fois, le maire a accusé des jeunes de l’avoir sabotée. Impossible de savoir si c’était vrai ou non, mais il n’y a pas vraiment eu de suite… Comme beaucoup, je n’ai pas trop su quoi en penser, mais je voulais une explication et je crois bien que celle-là me convenait.
Il n’y a pas vraiment eu plus grave durant cette année-là. Les petits incidents ont continué, l’électricité a continué d’avoir un comportement étrange, mais on s’y est fait. L’absence de problème avec l’eau a fini de nous convaincre que c’était l’œuvre de voyous.
Un an encore a passé et la fissure a grandi. On la remarquait maintenant, petite fissure d’un noir d’encre sur le pavé gris, plus grande que les autres, mais pas assez pour inquiéter qui que ce soit : tous les pavés ont des fissures après tout …
Et puis, il y a eu l’incendie. La maison de Mme Moreau a brûlé dans la nuit du 5 août. Elle s’en est sortie heureusement, mais elle a tout perdu. Les gens ont dit que ça l’avait traumatisée. Qu’elle s’était réfugiée dans son délire parce qu’elle ne comprenait pas comment le feu s’était déclenché.
Elle parlait d’une forme noire, indistincte qui la regardait depuis des jours. Elle répétait encore et encore que c’était cette chose qui avait mis le feu chez elle. Puis elle a commencé à dire que la chose venait de la fissure sur le pavé, que la fissure n’était pas normale, que c’était malveillant. Quand elle a commencé à surveiller la fissure toute la journée et toute la nuit, on a appelé quelqu’un qui prendrait soin d’elle … Elle s’est débattue quand ils l’ont emmenée.
Cependant, comme c’était pour son bien, on n’a rien dit, on a laissé faire. Mais l’histoire a commencé à en inquiéter plus d’un. La fissure dans le pavé est devenue un des sujets de préoccupation et de discussion de tout le monde. Elle était regardée, étudiée, analysée tout le temps, peu importe l’heure à laquelle vous passiez, il y avait toujours quelqu’un penché au-dessus. Ça a fini par faire réagir le maire. Il a embauché des experts, des scientifiques, pour faire des analyses sérieuses. Ça a pris du temps avant qu’un homme ne vienne dans une camionnette d’un autre âge. Après tout, ça ne doit pas être facile de mobiliser un scientifique pour une fissure sur un pavé.

Âmes qui vivent – Albane Mesnet

“Qu’est-ce qu’il se passe quand on meurt, maman ?”
Je reviens à la réalité. Cela fait de longues heures que nous marchons maintenant. Le ciel est gris et rend Belfast plus triste que jamais. Je ne reconnais plus cette ville si chère à mes yeux, cette ville que j’ai toujours trouvée agréable à vivre. Les maisons colorées ont perdu leur éclat, leurs façades sont décrépies et l’agglomération entière semble tomber en ruine. Les pavés défilent sous nos pieds pendant que le ciel s’assombrit au-dessus de nous. Le long du canal, des oiseaux s’envolent pour ne jamais revenir.
Chloé regarde le sol et face à mon silence prolongé, semble ne plus attendre de réponse.
Ses boucles brunes tombent en cascade sur ses épaules et des dizaines de taches de rousseur soulignent son regard, pourtant moins pétillant qu’autrefois. Je l’observe ; elle semble avoir mûri tout à coup. Où s’est envolée cette innocence qui se reflétait dans ses yeux ?
Je réfléchis un moment à sa question.
“Personne ne le sait vraiment, ma puce. Certains imaginent une vie après la mort, d’autres ne conçoivent rien. Certains pensent que l’on monte au ciel et d’autres imaginent un monde parallèle au nôtre… Chacun a sa vision des choses.”
Elle fronce les sourcils. C’est clair, mon explication ne lui a pas plu.
“Mais nous, maman, on en pense quoi ? Papa et Max, ils sont où ?”
Je hausse les épaules. Les mains dans les poches, je marche en regardant mes pieds. Ils commencent à me faire mal, je n’aurais décidément jamais dû acheter ces chaussures.
“Tu sais, la vie était peut-être faite pour qu’on ne soit plus ensemble aujourd’hui. Je les imagine dans un joli endroit, comme là où nous sommes partis l’été dernier, tu te souviens ?”
Elle s’en souvient. Elle me regarde avec des grands yeux et esquisse un sourire.
“Au bord du lac ? C’était beau, j’aimerais y retourner ! Ils doivent être heureux là-bas.” clame-t-elle.

Le métier qui rentre – Blandine Pinel

Vendredi 9 mars 1906, matin

J’écris avant de partir avec mon père. Je suis surexcité, j’ai encore du mal à réaliser qu’aujourd’hui, à 13 ans, pour la première fois, je vais aller travailler, rapporter de l’argent, cesser d’être une charge pour ma famille, et surtout arrêter l’école qui ne m’apprend plus rien d’utile – même si ce n’est pas l’avis de ma mère. Presque tous mes amis sont partis à la mine l’an dernier. Nous devons vraiment manquer d’argent pour que maman cède enfin et m’autorise à partir avec mon père. C’est vrai que l’hiver est là, qu’il commence à faire très froid, et que nous n’avons même plus assez de pommes de terre pour la soupe.

Personne ne sait que je tiens ce journal : mes amis me trouveraient stupide, mes grands frères se moqueraient de moi, et ma mère chercherait les fautes d’orthographe. C’est le maître qui m’a dit que j’étais doué, que j’avais « une belle plume ». Je n’ai pas trop compris cette expression d’ailleurs, mais je crois que c’était un beau compliment, et il en fait rarement. Il m’a dit que ce serait bien que j’écrive dans un cahier, quand j’ai le temps, ce qui me passe par la tête. Il m’a dit aussi que comme ça je laisserai une trace dans l’histoire. Il était très sérieux quand il l’a dit ; moi, je n’ai pas trop compris, mais comme ça avait l’air important pour lui et que je l’aime bien, j’ai obéi.

J’ai toujours admiré mon père. Il travaille très dur, il ne se plaint jamais. Souvent, le soir, je l’entends évoquer avec ses amis les « coups de grisou », les « coups de poussière » qu’ils redoutent ; et aussi les « porions », leurs chefs qu’ils méprisent, ceux qui donnent les ordres et ne prennent jamais de risque. Un ami de mon père vient souvent à la maison, il s’appelle Ricq, et il parle toujours de syndicats, de grève, de droits. Je ne comprends pas trop ce qu’il veut dire, mais je sais que mon père lui dit souvent d’arrêter de se faire remarquer car ça risque de mal finir pour lui. Hier il est venu, il a indiqué qu’il ne fallait pas aller travailler à cause d’un feu dangereux. Mon père lui a répondu que c’était tant mieux pour lui s’il pouvait ne pas aller travailler, mais que nous, on avait besoin d’argent. Ça a énervé Ricq, il est parti fâché.

La mine, ça m’a toujours fasciné. Martin dit que c’est normal, parce que je ne connais rien d’autre. En même temps, lui, son père est ingénieur, il a déjà vu la mer et il ne se prive pas de nous le raconter. A l’école, tout le monde le déteste. Moi aussi, mais quand même, ses histoires me font rêver.