23h17 – Elisabeth Giroud

Je les déteste, tous autant qu’ils sont. S’ils pouvaient crever, aller se faire frire en enfer et me lâcher un peu… Sous prétexte qu’ils ont fait dix ans d’étude, ils croient pouvoir me dicter ma conduite ? Je les vois venir de loin avec leur sourire mielleux et leurs phrases toutes faites ! Le prochain qui me parle d’« apprendre à se contrôler » ou de ma « fragilité » se prendra mon poing dans sa gueule. On verra bien qui est le plus faible des deux…

Il paraît que c’est mal de se réjouir de la douleur d’un autre, mais je m’en fiche. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse la morale. Si en vingt-et-un ans d’existence je n’ai toujours pas compris la différence entre le bien et le mal, je ne risque pas d’y arriver de sitôt ! Il faudrait peut-être que je le dise au Dr Nathan, au moins il arrêterait avec ses discours sans âme sur « ce qu’il est bon de faire », comme il adore le répéter. Il pense que Dieu lui a « confié la mission sacrée de me ramener parmi les Hommes ». Comme si j’étais une espèce de monstre…

Moi, il me donne plus envie de rire que de me repentir. Avec son crâne luisant et ses petits yeux de myope cachés derrière des culs de bouteille, il me fait penser à un cochon ; un gros cochon roux. Je crois que le plus hilarant chez lui est sa moustache. Elle est tellement fournie qu’on ne voit plus sa lèvre supérieure et chaque fois qu’il ouvre la bouche, elle s’agite frénétiquement comme si elle tentait de s’échapper. En même temps, je la comprends. À sa place, je lui aurais fait des poils incarnés ou une coloration dégradée pour qu’il me rase…

Hier, Marine est venue me voir. Elle m’a dit qu’elle me pardonnait, que ça lui avait pris du temps, mais que j’étais sa sœur, qu’elle m’aimait et que c’était tout ce qui comptait. Foutaises ! Je lui ai balancé mon verre d’eau à la figure et elle s’est mise à pleurer. Ce qu’elle peut m’énerver avec sa soi-disant émotivité ! C’est elle qui aurait besoin d’aller se faire soigner chez les fous. Et comment est-ce qu’elle a réussi à se trouver un fiancé, celle-là, avec ses kilos en trop et sa dent de travers ? Comme quoi, l’amour est aveugle… Je lui ai dit que son André avait l’air niais et qu’ils allaient bien ensemble, ça l’a fait sourire : elle a cru que c’était un compliment. Parfois je me demande laquelle de nous deux a été adoptée. Dommage que le reste de la famille refuse de venir me voir – il paraît que je suis désagréable -, j’aurais pu le leur demander.

Je me souviens, quand ils m’ont amenée à la clinique il y a deux ans, j’avais trouvé le cadre agréable à cause de la forêt alentour. J’ai toujours adoré les feux de camp.

À cette époque, Marine refusait encore de me voir ou de me parler et n’était donc pas venue, pour mon plus grand plaisir. Catherine pleurait. Elle me répétait sans cesse qu’elle était désolée, qu’ils m’aimaient et ne voulaient pas m’abandonner, mais que c’était la meilleure chose à faire. Ses reniflements étaient insupportables, je la trouvais ridicule. Paul, lui au moins, ne disait rien et se contentait de conduire. De toute façon, dès qu’il ouvrait la bouche il sortait une ânerie. J’avais hâte qu’ils me laissent tranquille dans ma nouvelle maison ; et si je leur manquais tant que ça, ils n’avaient qu’à me garder avec eux ! Tout cela n’avait ni sens ni logique ; leurs actions contredisaient leurs paroles, et cela me déplaisait fortement.

J’ai toujours détesté l’hypocrisie, peut-être parce que je suis incapable de dire autre chose que ce que je pense… Les médecins affirment que je n’ai aucune inhibition, que je suis incontrôlable, ce qui est totalement faux ! Je sais très bien ce que je fais.

Quand j’avais quinze ans, j’ai étranglé Jeanne Monet avec son collier de perles parce qu’elle refusait de me le prêter. Elle disait que c’était un héritage de sa grand-mère. Ce n’était pas une raison valable. Catherine a expliqué à ses parents que je ne me rendais pas compte de ce que j’avais fait et que c’était une mauvaise plaisanterie, mais elle ne savait pas de quoi elle parlait. J’avais les idées parfaitement claires : je voulais ce bijou, seulement personne ne semblait décidé à mourir pour me l’offrir. C’est Jeanne qui a eu besoin d’une hospitalisation, suivie de quatre ans de psychothérapie à ce qu’il paraît. Elle a toujours été un peu instable. Paul a payé son traitement et sa scolarité dans un lycée privé, en échange de quoi le scandale a été évité, mais je n’ai plus eu le droit d’aller à l’école.

Je crois que c’est à ce moment-là que les choses ont empiré. Je tournais en rond toute la journée, cherchant de quoi m’occuper. Je m’ennuyais…

Au début de mon séjour, je trouvais l’équipe médicale sympathique. Ils me posaient tout un tas de questions, s’intéressaient à moi… C’était très gratifiant. Et puis peu à peu, je me suis aperçue que mes réponses ne leur plaisaient pas tant que ça au final. Ils se sont mis à me faire des remarques et des suggestions idiotes comme : appeler Catherine pour m’excuser. Est-ce que c’est ma faute si cette dinde a essayé de me prendre dans ses bras alors qu’elle sait pertinemment que je ne supporte pas le contact physique ?! Naturellement, je lui ai donné un coup de coude dans le plexus, histoire de lui apprendre un peu. Je ne suis responsable ni de sa chute ni de ses sept points de suture ; tant pis pour elle si elle n’a aucun sens de l’équilibre !

Depuis, toute la famille me boude. Je suis très contente d’être enfin débarrassée de cette brochette d’ahuris. Ils voulaient aussi que je demande pardon à ma sœur d’avoir empoisonné son chien, parce que « le pardon est salvateur ». Là, j’ai vivement protesté. J’ai attrapé les cadres qui ornaient les murs et les ai jetés par terre, savourant le son du bois qui se brise en heurtant le sol et le bruit du verre qui éclate.

J’étais en consultation avec le Dr Nathan ce jour-là, c’est mon psychiatre attitré. Il n’a pas bougé d’un pouce et n’a pas tenté de m’empêcher de casser quoi que ce soit, le gros lard. Il a juste attendu que je finisse pour me dire de me rasseoir. J’étais déçue. Alors je lui ai parlé du chien. Je me disais que ça le ferait réagir. Tout d’abord, il faut savoir que je déteste les clébards. Ils se collent à vous pour quémander de l’attention et des caresses. Un peu comme Marine, d’ailleurs. Le sien était presque aussi moche et pénible qu’elle. Il venait toujours vers moi en remuant la queue, me léchait les mains et me regardait d’un air stupide, comme s’il attendait quelque chose de moi. Alors un jour que Marine m’avait laissé sa maison et son chien pour partir en déplacement, je lui ai fait manger toutes les tablettes de chocolat qu’elle planque dans les tiroirs de sa chambre. Je les ai trouvées en fouillant dans ses affaires pour trouver de l’argent, et, vu la quantité qu’elle stocke, ça ne m’étonne pas qu’elle prenne du poids.

Le chien a mis longtemps à mourir, c’était infernal ! Je l’ai enfermé dans la cave parce que ses hurlements d’agonie m’empêchaient de dormir. Vers deux heures du matin, j’ai enfin eu la paix. Après ça, j’ai pu profiter de la maison jusqu’à ce que Marine rentre. Quand elle a trouvé le cadavre de « Chocolat », elle a poussé un grand cri et a fondu en larmes ; ça m’a fait rire parce que sa réaction était exagérée, et je trouvais ironique qu’un cabot avec un nom pareil meure d’une intoxication au cacao. Je suis remontée prendre ma valise que j’avais préparée le matin et je suis rentrée chez Catherine et Paul, laissant cette cruche pleurer la mort de son « meilleur ami ». En même temps, si elle était moins sotte, elle aurait peut-être eu autre chose dans la vie que son chien et son travail… D’une certaine manière, je lui avais rendu service. Après la mort de Chocolat, elle s’est mise à travailler bénévolement dans un refuge pour animaux. C’est là qu’elle a rencontré son André.

Mon récit, parfaitement authentique, avait eu son petit effet sur le Dr Nathan. Il avait arrêté de noter sur son calepin et me regardait fixement, comme s’il hésitait entre le dégoût et la fascination. Je lui ai fait mon plus beau sourire et je suis rentrée dans ma chambre, plutôt contente de moi. Cette fois, il m’a laissée partir.

Finalement, je n’ai même pas eu besoin de présenter des excuses à Marine, elle est venue toute seule. J’aurais préféré qu’elle reste loin de moi, mais elle a une véritable dépendance affective. Elle s’imagine toujours qu’on pourra devenir amies, elle croit qu’elle va pouvoir me sauver, me « ramener à la raison ». Mais j’ai vingt-et-un ans, je ne suis pas encore sénile et ma raison se porte à merveille, merci beaucoup ! C’est seulement que je ne m’embarrasse pas de codes moraux. Je n’ai jamais vraiment compris à quoi ils servaient. Je me débrouille parfaitement bien sans.

Cette nuit, j’ai rêvé que je volais. J’étais loin, très haut dans le ciel, inatteignable. Autour de moi les étoiles flambaient, intenses et sauvages. Au moment où je tendais la main vers l’astre le plus proche, je tombai. La gravité m’avait rattrapée. Quelle saleté, celle-là ! J’ai toujours détesté la physique… Plus je me rapprochais du sol, plus j’accélérais. Brusquement, je pris feu. J’étais devenue une comète. Je sentais les flammes me caresser le visage tandis que je me consumais, pourtant je n’avais pas mal. Et tout en chutant, je jubilais : bientôt, j’atteindrais la Terre, et je l’embraserais.

Ce matin, le Dr Nathan a demandé à me voir. Il tenait à « revenir sur mon comportement de la veille ». Selon lui, je ne pouvais « décemment pas continuer comme cela » et mon absence d’empathie m’apparentait plus à un monstre qu’à un être humain. Qui plus est, en deux ans, je n’aurais fait absolument aucun progrès. Après tout ce temps, ils croient encore que j’ai besoin de me faire soigner. À ce degré de stupidité, c’est à se demander s’ils ne se sont pas grillé le cerveau au cours de l’une de leurs expériences…

Je lui répondis que, premièrement, je n’étais pas malade et que deuxièmement, je ne comprenais pas vraiment en quoi cela posait problème. Il me regardait d’un air incrédule, ses petits yeux écarquillés derrière ses lunettes. J’enchaînai donc que c’était même une bonne chose parce que, contrairement aux autres, je n’étais pas entravée par toutes ces stupides conventions. Qu’est-ce que ça pouvait me faire que mes interlocuteurs prennent mal la vérité ? Au moins, j’étais parfaitement objective et je faisais ce que je voulais, moi ! Ils n’avaient pas à me brider sous simple prétexte qu’ils se refusaient cette liberté.

Je lui parlai de mon rêve pour lui donner un exemple. Il me dit que je délirais, qu’un rêve était simplement une divagation de l’esprit et ne saurait être interprété autrement. Balivernes ! À sa place, si je m’entendais parler, j’aurais honte. C’est à ce moment-là qu’il a sorti la Bible. Un morceau de papier y était glissé. Il avait sélectionné un passage rien que pour moi.

– Proverbe 6, versets 16 à 19, a-t-il dit en me regardant. Sa moustache frétillait comme un poisson qui s’asphyxie.

Il y a six choses que l’Éternel déteste, et même sept dont il a horreur : les yeux hautains, la langue menteuse, les mains qui versent le sang innocent, le cœur qui médite des projets injustes, les pieds qui se dépêchent de courir au mal, le faux témoin qui dit des mensonges et celui qui provoque des conflits entre frères. » Ses yeux ne lâchaient pas les miens. Hors de question que je détourne le regard la première, alors je me contentai de le fixer sans rien dire ; sans même bouger. Il insista.

– Qu’est-ce que ce passage t’évoque ? Est-ce que tu y reconnais le comportement de quelqu’un en particulier ?

Je continuai de soutenir son regard, sans répondre. Il avait probablement trouvé son idée brillante, il était surtout bien lourd. Je ne comprenais pas pourquoi il insistait autant sur la notion de bien et de mal. En quoi cela était-ce si important ? Qu’est-ce que je pouvais en tirer, à la fin ? Je voulais qu’il me laisse tranquille, définitivement. Je sentais la colère m’envelopper, terrible et ardente. J’avais les joues en feu. Le Dr Nathan devait l’avoir perçu pour une fois car son regard s’était fait fuyant. Il avait battu en retraite, j’avais gagné ; mais je voulais l’entendre capituler. J’attendis, immobile. Il se mit à se dandiner sur sa chaise en ouvrant et fermant la bouche d’un air stupide. Je le trouvais faible et pitoyable. À cet instant, je le méprisais plus que jamais auparavant.

– Bien, puisque tu as décidé de faire la muette, je pense que nous en avons terminé pour aujourd’hui. Tu peux retourner dans ta chambre, bredouilla-t-il.

Toujours sans rien dire, je me levai et sortis de la pièce en claquant la porte.

Il est très exactement 23h17 et je profite d’une balade nocturne dans le parc.

Le ciel est obscurci par d’épais nuages noirs. De temps en temps, un rayon de lune se fraye un chemin et dessine des formes étranges sur les feuilles des chênes centenaires. Pas besoin de lumière, cela dit. La clinique brûle de la cave au grenier. L’incendie a surpris un certain nombre des pensionnaires dans leur sommeil et les membres du personnel n’ont pas pu donner l’alerte à temps. La plupart d’entre eux ont été dévorés par les flammes.

Je n’ai pas vu le Dr Nathan sortir.

J’entends des sirènes par-dessus les cris et les crépitements des flammes. C’est pour moi, ils viennent me chercher. En attendant je vais savourer encore un peu ce moment. Je m’assieds sur un banc pour contempler mon œuvre. La pierre est froide sous mes jambes, mais l’air est chaud, presque étouffant. Des particules de cendres me chatouillent le visage et les narines. Je souris. J’ai toujours adoré les feux de camp.

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