un dimanche lambda – Camille Ratel

« Les deux jours les plus importants de votre vie sont le jour de votre naissance et le jour où vous découvrez pourquoi ». Mark Twain

Je creuse.

Pourtant cette journée a commencé comme un dimanche lambda. Bien avant même. Ma mère m’a appelée quelques jours plus tôt pour que je passe commande de mon menu dominical qu’elle se plait tant à préparer. Comme à mon habitude j’ai opté pour la surprise du chef, lui faisant confiance pour se surpasser avec une énième recette sortie tout droit des entrailles de Marmiton.

Tout a commencé ainsi. Un jour du Seigneur pour lequel je me suis apprêtée afin de ne pas avoir à supporter les sempiternelles remarques de ma mère sur ma façon peu féminine de me vêtir. C’est aussi mon anniversaire. Je me plie aux diktats familiaux à défaut de me faire plaisir. Tout comme pour le menu, j’ai opté pour un consensualisme à sens unique : mini-jupe selon les préceptes de ma mère. « Quand on a des jambes comme les tiennes, on les montre. C’est ton atout ». Une paire de guibolles comme atout, ça reste très limité. Bref, là, je me retrouve engoncée dans ce foutu bout de tissu, mes bottes pleines de terre molle fraichement remuée mêlée à de la neige. Perdu pour perdu…

Je creuse.

Comment en est-on arrivé là ? Pour être tout à fait franche, je pense que j’ai toujours su. Ou du moins, j’ai toujours eu cette impression que quelque chose ne tournait pas rond. Oh, j’ai eu une enfance on ne peut plus lambda, comme tout le reste. Fille unique, issue d’une famille de classe modeste. J’ai fait mes armes à l’université pour me perdre dans un boulot sans saveur, mais qui me permet de vivre comme je le souhaite. Sans trop, sans pas assez. Une vie linéaire. Mes parents m’ont apporté de l’amour, ou disons qu’ils ont été présents. Je suis toujours partie en vacances, j’ai mangé à ma faim. Je n’ai donc manqué de rien. J’ai su me créer un entourage. Le Père Noël et autres légendes furent pendant longtemps une réalité qui remplissait un vide au fond de moi. C’est vrai que maintenant que j’y pense, j’ai eu beaucoup de réalités imaginaires qui m’ont permis de m’évader. De quoi ?

Je creuse.

Je me suis toujours demandé pourquoi mes parents ne m’avaient pas offert de frères et sœurs. Pourquoi j’étais moi, la petite fille sage, lisse, d’une famille silencieuse d’où aucun cri, aucun rire, aucune émotion particulière, ne ressortait jamais. Notre cellule familiale était restreinte à trois personnes. Je ne peux même pas me raccrocher à une famille élargie puisque mes parents sont eux-mêmes enfants uniques. Des personnes peu enclines aux rencontres de surcroît. La solitude m’a toujours enveloppée comme un poids trop lourd à porter. Je l’ai fuie avec le moyen à ma disposition. Une vie imaginaire dense, riche, vivante, à l’opposé de mon quotidien morne et plat. Pour autant, je peux me reprocher de ne jamais m’être questionnée sur le pourquoi de tout ça. Sur ce qui avait rendu mes parents aussi lourds, tristes, sinistres, funèbres… Même si, au fond de moi, j’ai toujours su. Aujourd’hui, je sais que je suis née de ça.

Je creuse.

Je pense avoir été désirée d’une certaine façon. D’ailleurs, je pense que le problème n’a jamais été moi, mais plutôt avant moi. Avant ce bout de vie sans odeurs, sans épices que mes parents se sont efforcés de me construire et dans lequel ils m’ont laissée m’épanouir. Sous cloche. Une cloche bien solide et pesante. Quand on est enfant, même adolescent, on ne se rend pas compte de tout ça. Il faut de la maturité, de l’expérience pour saisir la portée d’une vie. Mes parents ne m’ont jamais appris la maturité, ni même poussée dans cette voie. Peut-être étaient-ils trop satisfaits de me conserver comme telle : une petite fille vivant dans son monde faute d’avoir autre chose à se mettre sous la dent. Ah si, bien évidemment, rien à part la surprise du chef Marmiton des dimanches lambda. Sauf aujourd’hui.

Je creuse.

Oh, il y a quand même eu des événements qui auraient pu me faire douter. Me questionner. Mais la cloche qui me recouvre ne m’en a jamais laissé la possibilité. Je suis dépourvue – du moins, j’étais dépourvue – de cette capacité. Je suis née toutes options, sauf celle-ci et pas des moindres. J’aurais pu me libérer il y a bien longtemps si j’avais su observer, écouter, mettre en balance, suspecter… Creuser ! Aujourd’hui, je suis en pleine réhabilitation.

Je creuse.

Je me souviens de cette cousinade, ou ersatz de rencontre familiale qu’il convient de qualifier pour en délimiter les contours, où tout le monde se dévisage faute d’avoir une autre matière à échanger que le vide de leurs regards. Enfin, je suis sévère. Une réunion familiale à laquelle j’étais heureuse de participer puisque celles-ci n’étaient pas légion. Je crois même que ce fut l’unique. Je ne sais pas ce qui a animé mes parents dans cette quête vaine de participation. Peut-être la volonté de donner un semblant de consistance normale à leur vie. Il me reste de cette journée une sensation désagréable qui m’avait alors frappée : celle d’être une inconnue à laquelle personne ne prête attention. Ces personnes auraient pu être n’importe qui, nous ne représentions rien les uns pour les autres. Comme un mauvais décor de carton-pâte dans lequel nous jouions les figurants. Ce jour-là, après que nous étions montés en voiture, j’ai questionné mes parents. Une fois. Je voulais savoir ce qui nous rattachait à tout ce petit monde qui gravitait alors autour de nous sans jamais que nos systèmes ne rentrent en contact. La seule réponse que j’obtins fut froide et cinglante pour une petite fille de 8 ans. « Pas grand-chose, tu as raison. C’était la dernière fois ».  Et, somme toute, la première. Quelle expérience !!

Je creuse.

Je ne connais rien de mes parents. Seulement ce qu’ils ont accepté de me donner à penser et à voir. Pas grand-chose. Je prends surtout la mesure de tout ce qu’ils m’ont dénié. Je dois avouer que ça ne m’a jamais dérangée en dépit du vide qu’ils ont su créer autour de moi. J’ai cette impression de n’avoir jamais vécu. Je suis née, je respire, je vis, mais en demi-teinte. Pour mettre un peu de douceur, si tant est que je le puisse, je suis telle une fleur que l’on arrose, mais le minimum afin de la maintenir à demi fanée. Quelle belle image ! Je suis aussi colorée que mes parents, façonnée à leur image. Je préfère finalement celle de l’étranglement où le bourreau laisse à sa proie un filet d’oxygène pour éviter l’asphyxie. Mais les séquelles sont là, irrémédiables : ça fait péter le cerveau. Ils peuvent s’en mordre les doigts à présent. Enfin, là encore c’est une image. Faudrait-il qu’ils le puissent.

Je creuse.

Je bute.

Il semblerait que je sois parvenue à mes fins. Ou plutôt au commencement.

Cette journée aurait dû être un dimanche lambda. Une discussion de surface, une surprise du chef, un café soluble sans sucre et retour à la maison. Mais ce scenario, c’est mon imaginaire. La réalité c’est que je bute. Un bruit moelleux, recouvert. Le bruit duveteux de la couche neigeuse qui recouvre, remplit, assourdit son environnement. Rien à voir avec ceux qui ont précédé ma sortie au fond du jardin. C’est fou, quand on y pense, la gamme de sons que peut produire une pelle.

Je creuse autour.

Encore une idée de merde, avec un temps pareil, de porter une mini et des bottes. Tout ça pour un déjeuner d’anniversaire lambda que je vais devoir bouffer seule. Enfin presque seule… Pourtant tout a commencé normalement. Mon cadeau était posé sur mon assiette. Une enveloppe, pour faire dans l’originalité. Pourquoi s’emmerder à trouver un cadeau qui fait mouche quand un bout de papier signé suffit à combler le vide. Je pense d’ailleurs que c’est l’unique raison pour laquelle le chèque existe encore. Combler un vide affectif. Enfin ça, et laisser l’opportunité aux vieux de faire chier aux caisses du supermarché. Toujours est-il que je m’étais bien fourvoyée, persuadée de revivre un anniversaire aussi lisse et fade que le trio que nous formions.

Je creuse un peu plus.

Une lettre. Ça c’était inhabituel : que mes parents puissent avoir l’envie de me communiquer quelque chose. Me raconter, me dire. Partager ? Pour une fois, ils ont su attiser ma curiosité. Ma mère voulait que je patiente jusqu’au dessert pour la lire. Ah oui ! C’est une forme de constance chez eux. Les cadeaux se font à la fin du repas, tout comme la coupe de champagne. On ne déroge pas à la règle. A croire que d’offrir au moment de l’apéritif c’est pécher, même pour l’absence de surprise que vous procure un chèque dans une enveloppe sans carte… C’est ainsi. Mais là n’est pas le propos puisque cette année, j’avais droit à une lettre de mes géniteurs. Enfin, pour ce que j’en savais alors.

Je déterre.

Le coffre semble peser une tonne avec toute cette couche de terre et de neige. J’avais envisagé une rédemption plus simple. Un peu comme mes parents avec leur lettre à la poste. Heureusement, je n’ai pas eu à m’imposer d’attendre un déjeuner en leur présence pour épancher ma soif de curiosité. Après mon arrivée, ma mère fut rapidement rappelée à ses fourneaux par un Marmiton bien quémandeur. Mon père était plongé dans les nouvelles du JDD sans se douter un moment que, très bientôt, il y figurerait. J’en profitai.

Je mets à jour.

Je pense que cette lettre avait pour vocation ma libération. L’explication de ma naissance pour moi, une catharsis pour eux. Le terreau expliquant le mal-être qui me hante en silence depuis que mon monde est monde. J’appris également la turpitude de mes parents. Cette missive a fait naitre en moi une impression à laquelle je ne les avais jamais associés. La vie, l’action. Ce fut d’abord une libération d’apprendre que mes parents n’en avaient que le titre. Pas la légitimité. Ils ont laissé mourir ma mère alors que je venais au monde. Mieux encore, ils avaient prévu de s’emparer de moi dès leur rencontre avec cette ado paumée. Incapables de concevoir. Même ça, ils n’ont pas réussi. Je suis née de la mort, du vide, du néant, avec préméditation. Ce fut ensuite le déclic. Comme un carcan qui se brise et me libère. Je suis pénétrée de vérité. Je comprends cette ombre qui plane au-dessus de moi depuis toujours et qui me percute aujourd’hui avec autant de puissance que celle que je mets pour ouvrir ce coffre. Un coup, deux coups. Il cède.

Je percute.

Les restes de ma mère sont sous mes yeux. Ridicules. Je me dis que la décomposition a dû être rapide vue la qualité de la chambre mortuaire offerte par mes parents à cette pauvre fille. J’essaie de rentrer dans des considérations techniques qui m’échappent totalement. Je suis incapable du moindre sentiment, de la moindre atteinte émotionnelle. Voilà le legs de ces deux connards. Et pourtant, à cet instant, je me sens comme le Phénix. Je ne renais pas de mes cendres, mais d’un amas de poussière de merdes et de lombrics. C’est ce que je suis, ce qui m’a toujours nourrie insidieusement, moi qui me jugeais si lambda.

Je me révèle.

Ça aurait pu être un dimanche insipide comme tous les dimanches que l’on m’a donnés à vivre depuis ma naissance. Mais ceux qui m’ont élevée ont décidé de réamorcer le cours de ma vie en m’offrant une lettre. Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à l’effet produit. Le chèque, pour une fois, aurait peut-être été préférable. Enfin surtout pour eux. Je ne leur ai pas laissé le choix du purgatoire. J’ai défoncé leurs sales gueules à coups de pelle en découvrant le panel de sons mélodieux que cet instrument pouvait produire. Un acte expiatoire qui me révèle. Dommage que mon père ne puisse pas lire le JDD de la semaine prochaine. J’en imagine déjà le gros titre « Parricide à Saint Forgeux », la réaction des voisins mortifiés, rongés par cette curiosité malsaine qu’un tel événement suscite. On s’interrogera sur ce qui a pu libérer et faire déferler une telle abomination au sein d’un foyer aussi lisse et insipide que le nôtre. On me traitera de monstre. Je préfère l’image du Phénix armé d’une pelle.

Je vis.

La surprise du chef de Marmiton me procure une sensation puissante de délectation pour la première fois de mon existence. Toutes mes papilles sont en ébullition. Je termine mon déjeuner, entourée de mes éleveurs tels que j’ai toujours rêvé qu’ils soient. J’ai encore du mal à saisir pourquoi ils se sont donnés tant de mal pour me faire vivre une existence aussi fade. Du gâchis, un ramassis de merde. Aujourd’hui, avec leurs faces éclatées, ils paraissent étonnamment plus vivants que jamais. Tout comme moi, cassée, ébréchée, certains diront fêlée… Mais vivante.

Je les embrasse une dernière fois en ce dimanche qui aurait dû être si lambda.

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