Le journal – Lucie Fournier

Jour Nup n° 1141-104-38-14, 55:34:12, Grand Auditorium

« Il faut de tout pour faire un monde. »

C’est ce sur quoi porte la conférence d’Angëlika, la directrice du laboratoire. Quoique technique, sa présentation est très claire, parfaitement maîtrisée. Sa voix est posée mais assez forte pour maintenir l’attention, ses gestes sont parlants et pertinents, son regard capte celui des membres éminents du public. On dirait qu’elle est née pour ça. C’est sûrement le cas. Ce laboratoire est l’un des plus importants de l’État et elle le gère d’une main de maître. Je ne l’ai jamais vue prendre une seule mauvaise décision et le personnel lui voue respect et obéissance. Comme j’occupe un poste critique au sein du laboratoire, elle est ma responsable directe. Elle a toute ma confiance.

« Il faut de tout pour faire un monde, mais en proportions raisonnées et calculées. » C’est ainsi que j’aurais nommé sa conférence, au lieu de « Technique IDHPSZ pour la mesure et le calcul prévisionnel des pourcentages de composition des gènes pour les sujets G 1145-455 ». Je suis persuadée que n’importe qui dans la salle sortira de ces six heures de présentation sans avoir éprouvé une once d’ennui. Ce n’est pas mon cas : je connais le sujet sur le bout des doigts, mais, en tant que technicienne haut-placée, je me dois de faire acte de présence.

Notre laboratoire a pour mission de créer l’ensemble des souches embryonnaires des futurs humains à naître. C’est la raison pour laquelle nous organisons ce genre de colloques. Nous avons pour tâche de prévoir et calculer en proportions exactes les caractères et particularités psychologiques de chaque être à venir, puis de coder et fabriquer les séquences génétiques associées. Pour être précise, je m’occupe de la deuxième partie de ce processus : je suis en charge de plusieurs lots d’embryons par mois, ainsi que d’un trait associé, que je dois coder génétiquement et infiltrer dans les cellules. En association avec les gènes inoculés par mes collègues, nous formons les êtres qui composeront la génération future et continueront à faire avancer l’humanité sur la bonne voie. C’est une lourde responsabilité car la plus petite des mutations peut avoir des conséquences désastreuses. Mais mon esprit est fait pour le calcul, la méthode et la rigueur. C’est ce que j’aime dans ce métier.

En toute honnêteté, la conférence devrait m’intéresser dans la mesure où je ne m’occupe pas des commandes géniques : ce n’est pas mon rôle de déterminer combien de pessimistes et d’optimistes il faut dans la société, quelles proportions de râleurs ou d’altruistes nous devrions instaurer, ou encore de combien de solitaires ou de personnes extraverties le monde a besoin. Ce sont pourtant des calculs extrêmement importants et sophistiqués, qu’il ne faut pas prendre à la légère, au risque de déséquilibrer l’ensemble de la société. Néanmoins, cela fait des milliers d’années que les naissances se font par synthèse génique et l’humanité n’a jamais connu un taux de bonheur et de satisfaction personnels aussi élevé. Et pour ce faire, peu importe l’apparence physique, que l’on peut modifier à souhait. L’important est que chacun se sente différent, unique, tout en étant capable de s’entendre et de travailler en bonne harmonie avec les gens qui l’entourent. On ne peut pas apprécier tout le monde, c’est sûr : certains ont même de sacrés caractères ! L’essentiel est de respecter ces différences et d’avancer ensemble.

C’est pour cette raison que le calcul exact des proportions est primordial. Avec trop de gens négatifs, le moral général chute. À l’inverse, si la plupart des personnes ont le cœur sur la main, l’esprit de compétition disparaît, il n’y a plus assez d’innovation et on ne progresse plus. C’est valable pour tous les aspects de caractère qu’un humain peut présenter.

Malgré l’intérêt de ce sujet, je dois avouer que ce n’est pas mon domaine de prédilection. J’écoute donc d’une oreille distraite, immobile, les yeux rivés sur Angëlika, pendant que j’écris ces pages dans ma tête. Oh, je sais que j’en rirai quand je trierai ma mémoire interne et retrouverai ce fichier sans queue ni tête. J’aurai tôt fait de le supprimer : rien ne sert de s’encombrer l’esprit. En attendant, il me distrait un peu.

Jour Nup n° 1141-104-38-14, 87:12:56, Cabine personnelle

Je repense au colloque de cet après-midi. Alors que je connais bien ce champ de recherche, pour la première fois, cette histoire de calcul de proportions m’a percutée de plein fouet et fait voir les choses sous un angle nouveau. Je vois une forme d’injustice dans ce système. Imaginez : tomber sur le mauvais lot et naître pessimiste, alors qu’on aurait tout aussi bien pu être optimiste ! C’est plus dur à vivre, non ? De la même manière, on crée toujours des gens un peu tristes, solitaires, mélancoliques, alors que d’autres portent en eux une lumière et une joie de vivre contagieuses. Je me sens désolée pour toutes ces personnes qui n’ont pas eu la chance de naître avec un caractère plus facile à porter. Évidemment, les gènes ne font pas tout et l’environnement ainsi que l’expérience ont une influence signifiante sur notre façon d’être. Les centres éducationnels font néanmoins le nécessaire pour favoriser nos tendances innées. Les sujets qui dévient de nos calculs sont très rares.

Enfin, je me sens aussi concernée par cette injustice, dans une certaine mesure… Je suis timide et génère beaucoup de stress dès que j’entre en contact avec des inconnus. Et si, au fond de moi, tout au fond, une partie que je ne connais pas, masquée par mes gènes, voulait davantage s’exprimer, aller vers les autres, tisser des liens, se lâcher un peu ? Et si jamais, tombée par hasard sur ce tempérament, j’aurais été plus heureuse en vivant avec d’autres caractéristiques ?

Enfin, j’en ris toute seule sur mon lit. Je sais que j’exagère : nous sommes ce que nos gènes définissent, évidemment qu’aucune entité enfouie dans mon subconscient ne veut davantage aller vers les gens. Notre société bien équilibrée est justement faite pour que l’on se sente à notre place, malgré nos différences. Après tout, je suis véritablement timide, donc moins je parle et mieux je me porte. C’est simplement que je me rends compte qu’avec la sélection génique, les règles ont changé : avant, du temps où la reproduction se faisait par parenté, nous naissions voués à porter les gènes de nos ancêtres. Il y avait une sorte de « destinée » dans nos trajectoires individuelles, un fatalisme. Ce destin a été remplacé par le hasard. Finalement, je trouve que c’est plus juste.

N’empêche, que ce devait être bizarre d’avoir des parents ! Est-ce que les gens à l’époque reprochaient à leurs géniteurs d’être ce qu’ils étaient, de les avoir mis au monde malgré les gènes horribles qu’ils portaient ? Est-ce que les gens se morfondaient de savoir exactement d’où ils venaient et de ne rien pouvoir y faire ? Ils devaient devenir fous ! Enfin, c’était une autre époque. Les humains vivaient vraiment comme des animaux et pullulaient sur la planète, en ces temps reculés. Dire que pour enfanter ils devaient même… Ils devaient… Ah, je n’ose même pas le dire, tant l’idée me répugne ! La Science soit louée, désormais tout se fait de manière aseptisée et sans avoir à s’abaisser à ce genre de comportements barbares et grotesques.

Oh, non, vraiment, on vit dans un monde meilleur !

Jour Sen n° 1141-104-38-15, 04:66:08, Cabine personnelle

Ces questions tournent dans ma tête depuis tout à l’heure et je n’arrive pas à dormir. Ou plus précisément, j’ai préféré continuer à penser plutôt que me mettre en veille. Ça paraît complètement absurde, dit comme ça. Philosopher au lieu de me reposer pour travailler correctement le lendemain… Vous rendez-vous compte ? Je n’ai pas fait ça depuis mes treize ans, la fois où j’ai passé toute la nuit à m’imaginer en train de tenir la main d’un garçon dont j’étais amoureuse. Il n’y a bien que les ados pour songer à de pareilles idioties… Heureusement qu’en grandissant nous nous rendons compte que l’amour est illusoire et n’apporte rien de satisfaisant.

Je ne sais toujours pas vraiment pourquoi j’écris dans ce journal et pourquoi je pense à toutes ces choses. Peut-être que je suis trop obnubilée par mon travail et que je ne prends plus assez le temps de songer librement ? Je ne sais pas. Quoiqu’il en soit, j’ai suffisamment cogité pour ce soir et il est temps de me mettre en veille.

Jour Dai n° 1141-104-38-19, 85:18:19, Cabine personnelle

J’ai commis une faute au travail aujourd’hui. Une très lourde faute. Quelque chose de gigantesquement grave.

J’hésite à l’écrire ici, en vérité… Mais j’ai besoin de me confier. Personne ne viendra ouvrir ma tête, récupérer mes fichiers et lire ces divagations de toute façon, n’est-ce pas ? Allez. Je me lance.

Je me suis trompée d’un nucléotide. Un nucléotide, un vrai. J’ai mis un A au lieu d’un G. En plein milieu de la séquence. Par pure étourderie. Et j’ai validé mon erreur avant même de m’en rendre compte. Je ne me trompe jamais, d’habitude ! Jamais, jamais je n’avais fait une seule faute, pas la moindre petite erreur ! Alors, forcément, quand je dois passer la séquence à la validation, je ne vérifie que pour la forme… Et j’ai validé. Un lot de 197 embryons, partis pour l’incubation avec cette anomalie de nucléotide en plein milieu. C’est un lot assez conséquent, qui plus est, et j’étais tellement abasourdie par ma bévue que je n’ai pas osé arrêter la chaîne de production pour rappeler ces embryons. J’avais trop honte, tellement honte…

J’ai étudié la nouvelle séquence que j’avais produite et en réalité, l’erreur n’est pas si grave. Les enfants seront dispersés dans les centres éducationnels de tout l’État et personne ne devrait remarquer qu’ils ne correspondent pas exactement aux indications. Et même si c’était le cas, ils ne craignent rien. On ne se débarrasse des tous nouveau-nés que s’ils présentent des caractéristiques particulièrement dangereuses…

Malgré tout, je me suis trompée. C’est inconcevable. Et en plus, je l’écris dans ma tête. Je devrais arrêter ce journal.

Jour Nup n° 1141-104-38-22, 50:99:24, Tuyau de transport n°6778-434

L’État vient d’annoncer qu’Il allait infliger des restrictions physiques à tous les Omuaïs qui veulent monter des laboratoires scientifiques. Sur le fond, je n’en pense pas grand-chose : cette espèce animale vit loin de nos frontières. Elle ne possède une forme d’intelligence que peu évoluée et nous nous contentons de commercer avec elle. Je comprends que l’État voie une sorte de provocation dans la volonté des Omuaïs de nous copier en ouvrant leurs propres laboratoires, mais bon… Ils nous sont bien inférieurs, leur pseudo-science n’est pas près de nous concurrencer. Pourtant, l’État semble penser le contraire…

Mais, ce que j’ai envie de vous dire ici, c’est que peu importe les Omuaïs : je me suis rendue compte d’un fait parfaitement choquant grâce à cette annonce. Personne ne s’oppose aux décisions de l’État. On trouve toujours des gens qui râlent et disent qu’Il ferait mieux de s’occuper d’autres priorités avant, qui critiquent pour la forme… Mais personne ne s’y oppose. Personne ne Le contredit. L’État décide seul et Ses décisions sont absolues.

Je pense que vous comprenez ce que je veux dire. C’est étrange, non ? Mais ce qui me fait le plus peur, c’est de m’en être rendue compte. Et d’être la seule à penser ainsi.

Je crois que je n’aurais jamais dû le découvrir. Ce n’est pas normal. Je ne vois qu’une seule explication : mon bio-système devient défaillant. Je crois que je devrais en parler à Angëlika. Elle ne peut pas garder une employée défectueuse dans son laboratoire.

Et je vais définitivement arrêter ce journal. Tout a commencé avec lui. Je sais que ça a un lien. Je ne veux pas devenir folle.

Jour Hen n° 1141-104-38-28, 87:33:16, Cabine personnelle

Je n’en ai pas parlé à Angëlika. À la place, j’ai recommencé : j’ai modifié mon lot d’embryons. Volontairement, cette fois-ci.

J’ai changé exactement 4 nucléotides sur toute la séquence. Sur un lot de 496 embryons, ce qui représente une très grande proportion de la production. Ce sera suffisant pour transformer en révolutionnaires la future promotion de leaders charismatiques et entrepreneurs. Sans oublier de modifier le gène qui nous donne une confiance absolue en l’État. Oui, ce gène existe bel et bien. Je n’ai pas les mots pour décrire ce que cette découverte a provoqué comme sentiments en moi.

Je pense que les enfants n’ont rien à craindre : on ne les remarquera pas avant qu’ils ne soient devenus assez grands – trop pour les éliminer, j’en suis certaine. Et peu importe si on remonte un jour jusqu’à moi : force est de constater que je ne suis plus moi-même, dangereuse, défectueuse. J’ai causé ma propre perte.

J’espère cependant vivre assez longtemps pour voir de mes propres yeux les conséquences de mes actes. Ce sera sans conteste l’expérience la plus intéressante et la plus risquée de toute ma carrière.

Fin du document. Suppression.

Angëlika tapota gentiment la tête de Mary, endormie sur sa table de repos. Pauvre Mary : elle qui était si gentille, si impliquée dans sa tâche, elle avait dû se sentir devenir folle. Mais elle allait tout oublier de ces quinze derniers jours, tout oublier de ce journal également, et ce serait comme si rien ne s’était passé. Elle pourrait reprendre son quotidien paisible. Si on remontait jusqu’à elle suite à la promotion défectueuse d’embryons, on aurait beau fouiller son disque, on ne pourrait conclure qu’à une simple étourderie. L’important, c’était qu’on ne remontât pas jusqu’à elle, Angëlika.

En même temps, c’était son caractère qui en avait fait le cobaye idéal : elle faisait tellement confiance aux gens qu’elle avait été d’une simplicité déconcertante à hacker. Bien que personne ne fût censé pouvoir s’introduire et modifier le système neuroélectrique d’un humain de cette façon… Cependant, si Mary n’était pas folle, contrairement à ce qu’elle avait pensé ces derniers jours, et surtout si elle était bien née sans anomalie ; ce n’était pas le cas d’Angëlika. Il lui avait suffi d’une mutation, une seule, qu’elle avait découverte en étudiant son génome. Sans la priver de l’intelligence exceptionnelle qu’elle était vouée à manifester, cette mutation avait suffi à supprimer sa confiance innée en l’État qui leur imposait cette harmonie factice et les privait de leur liberté sans que personne ne s’en rendît compte. Cette altération lui avait permis de découvrir et d’apprendre par elle-même ces techniques d’intrusion mentale qu’elle avait transformées en armes.

Pour l’instant à l’abri des soupçons, Angëlika venait de franchir une étape importante pour la réussite de son plan. Il lui restait encore beaucoup de jalons à poser, mais ce n’était désormais plus qu’une question de temps avant d’assister à la naissance de la nouvelle humanité.

Celle qui allait reconquérir sa liberté.

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