Le gamin – Mathieu Cancade

La lettre était arrivée, enfin. Jamais il n’avait tant espéré, tant prié pour une chose qu’il savait pourtant impossible. Mais désormais elle était là et rien ne pourrait la lui enlever. Les larmes de ces longues nuits passées, hagard, à observer le ciel de Paris s’évaporèrent et les souvenirs lui revinrent, à vif. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf. La France était libre, la France avait vaincu, mais en payant l’espérance au prix du sang. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf. On lui avait dit que tout était fini, mais lui n’avait pas voulu croire. Lui ne croyait que ce qu’il voyait. Il avait vu l’horreur, alors il ne croyait plus. Un an, huit jours et dans quelques instants bientôt neuf. Dans une clairière de Rethondes, le onzième jour du onzième mois, à la onzième heure, l’Allemagne avait capitulé. Lui était rentré, dans son deux pièces de la rue Bonaparte, et avait pleuré. La guerre envolait avec elle l’espoir de revoir ceux qui étaient tombés. Tant qu’elle subsistait, elle était un cauchemar ; en s’arrêtant elle était devenue réalité. Et d’une réalité, on ne se réveille pas. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf ; cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas revu le Gamin.

Lorsqu’il s’était levé ce matin, il ne l’avait presque pas aperçue. Pliée dans l’enveloppe jaunie, glissée sous la porte, elle aurait pu être là depuis si longtemps… Peut-être l’attendait-elle. Ou peut-être était-ce lui qui n’avait pas voulu voir. Il l’avait ouverte lentement, dans la solitude des hommes qui n’en sont plus, comprenant que l’instant comptait. Le papier neuf contrastait avec la décrépitude de l’enveloppe. Il avait reconnu immédiatement son écriture, efficace, concise, militaire. Après l’attaque, lui avait été affecté aux correspondances, un poste dans un bureau, loin de la boue du front qui s’immisce dans les corps et les esprits.

Quelques mots seulement, une vieille habitude de la guerre. Priorité à l’information, l’encre coûte cher. Mais les lettres avaient été tracées avec minutie, chaque mot pesé comme antidote aux douleurs d’une attente dévorante. « Gamin retrouvé. Cimetière Verdun. 22 octobre, 10 heures. Lucien ».

Il lui restait donc deux jours avant de le revoir. À la fois si long et si court. Il prit quelques affaires dans une valise au cuir passé. Puis, seul dans son minuscule appartement, il voulut sortir. Il attrapa son unique manteau, dévoré comme lui par l’usure du temps. La petite ampoule s’éteignit et déjà la serrure tournait. Il descendit d’un pas lent les cinq étages qui le séparaient encore de la vie, de son mouvement incessant. Sa jambe gauche traînait toujours, s’abattant avec lourdeur sur les marches de bois. Mais cela n’avait plus d’importance car dans deux jours il reverrait le Gamin. Alors il oublierait tout : la guerre, les Hommes et la souffrance. Les crissements des planches laissèrent place au bruit sourd de la pierre. Du dehors montait le murmure étouffé d’un Paris qui s’éveille. Il se les imaginait sans mal, ces travailleurs matinaux se mêlant aux derniers fêtards, ces amoureux transis que l’heure importait peu, ces vieillards emmitouflés jusqu’au cou, qui voyaient dans cette sortie matinale l’opportunité de savourer encore un peu une existence si vite enfuie. Oui, depuis bien longtemps il n’avait pas éprouvé ce besoin de plonger dans les remous incertains de la vie. Mais aujourd’hui était décidément tout autre. Un an, huit jours et dans quelques instants bientôt, neuf. Il bascula la lourde porte de chêne et un vent frais s’engouffra. Il s’arrêta sur le seuil et ferma les yeux. Au loin sonnèrent les cloches de Saint-Germain. Six coups. Un an, neufs jours. Il inspira.

« – Pourquoi… ? »

Je ne savais que répondre.

Alors, s’installa le silence et je grelottai encore. Mes pieds étaient trempés, les bottes de cuir ne les protégeaient plus depuis des mois. Plus loin, dans la tranchée, résonnaient les pataugements des camarades, le crépitement des feux, le tintement des gamelles. Lucien ne semblait plus attendre de réponse. Il somnolait, le regard perdu dans les flammes mourantes d’un tison de brindilles. Pourtant, je savais qu’il ne dormirait pas. Aucun homme ne dormirait ce soir car, à l’aube, une nouvelle fois nous défierions la mort. Je jetai un regard à l’intérieur de l’abri. Le Gamin y était emmitouflé dans sa couverture de laine. La nuit était claire et tout était si paisible. Alors moi aussi à cet instant, je me suis demandé pourquoi. Pourquoi cette guerre, pourquoi nous. Je revoyais les visages de mes parents, de mes amis, dont je ne savais plus rien. Peut-être vivants, peut-être morts. L’eau boueuse du centre de la tranchée remontait une odeur d’humus qui me rappelait ma terre. Pendant un instant, je me suis souvenu de cette vie d’avant, faite des choses minuscules qui aujourd’hui me manquent tant. Les longues balades en forêt, les rires et l’insouciance. Irréel réconfort car, comme tous ceux de la tranchée, je me savais pris dans la calme apparence des eaux d’un Styx dont l’aube seule, insaisissable Charon, me délivrerait.

Le réveil se fit tôt et dans un calme lourd. La plupart des soldats de la casemate avaient déjà connu un assaut. Il fallait faire vite, en silence, pour surprendre l’ennemi dans son sommeil. Chacun vérifiait une dernière fois son fusil, ses munitions, sa baïonnette. Puis, une fois prêts, nous sortîmes nous aligner le long de la première tranchée.

Cette fois-ci, j’avais jeté un dernier regard au gamin. Lui était encore au fond de l’abri, blotti dans son épaisse couverture, se refusant à la violence des Hommes. Je me suis souvenu de mon premier assaut, de la terreur viscérale qui avait rongé chaque minute de mon sommeil et qui, heure après heure, avait tétanisé chacun de mes mouvements. Je lui ai souri, me semble-t-il. Sans doute pour apprivoiser ma propre peur, lui confier mes espoirs, mes doutes. Cela restera ma dernière image du Gamin. Une seconde, balayée par les corps tremblants qui me pressaient vers la sortie. Puis vint la mécanique implacable, celle des longues lignées de soldats se muant sans bruit, têtes baissées, étouffant le cliquetis des fusils ; celle de l’attente interminable ; celle des sons qu’il faut toujours étouffer, claquements de dents et tremblements, de peur et de froid ; celle, enfin, de l’imagination, si belle servante de la terreur.

Néanmoins, la rumeur monta. On avait entendu un frémissement, un craquement frêle, là-bas, de l’autre côté. Les tremblements redoublèrent, les ordres ne vinrent pas. Puis ce furent les coups de feu. Les Allemands attaquèrent en un seul cri, auquel ne put répondre que le brouhaha désorganisé de nos hommes. Nous étions pris, piégés dans cette unique tranchée. Les ordres ne venaient toujours pas ; certainement ne viendraient-ils jamais dans le chaos qui régnait. Au loin l’aube se levait, écartant peu à peu la barque nocturne qui nous avait déposé sur les rives de l’Enfer. Des objets scintillèrent dans le ciel à peine né. Je me pris à penser qu’il devait y avoir de pires jours pour mourir. Les points lumineux tombèrent avec grâce. Ils s’écrasèrent sur notre tranchée et s’évaporèrent dans un nuage de gaz vert. Les hurlements et les hommes coururent de toutes parts. Moi, égoïste, je pensai une dernière fois au Gamin.

J’avais pris le premier train pour Verdun. Je n’avais ni mangé ni bu. Assis, seul dans ma cabine, je savourais seulement les rayons d’un jour nouveau qui m’éclairaient, zébrés par la succession régulière des arbres. Durant deux jours, j’avais gardé précieusement la lettre. Il fallait que je la regarde, souvent, et plus encore que je la tienne, pour en effleurer chaque mot, chaque syllabe. Ne pas laisser échapper le rêve, voilà l’important. Les deux nuits qui avaient précédé, j’avais tenté d’imaginer nos retrouvailles, mais toujours revenaient cette même journée, cette même nuit, ce même matin.

J’étais parvenu à m’extirper de la tranchée par un boyau qui se trouvait non loin. Ma vision s’était embuée mais je courais encore, loin de cet ennemi invisible. Puis, en un instant, le sol se rapprocha et je sentis sur ma joue sa moiteur. Mes jambes ne répondaient plus, mes yeux s’embuaient davantage, de larmes cette fois-ci, jusqu’à l’oubli.

De là commença la vie d’un autre, sans le Gamin. Les premiers souvenirs de cet alter ego ne sont qu’une succession d’instants capturés au gré des réveils, photographies d’un monde capitonné par la morphine. Les colonnades de pierre, les valses incessantes des blouses blanches dans le hall d’une gare métamorphosée en hôpital, le transfert en train jusqu’à Paris, la chambre où recommence indéfiniment la pantomime des médecins et des infirmières. Se joua alors le retour du temps long, si propre à l’enfance, où le présent limpide se débarrasse de toute forme de passé ou de futur. Je vivais dans un monde sans heures où chaque pensée et chaque action m’absorbait complètement. Puis, peu à peu, ces brumes s’estompèrent jusqu’au jour, enfin, de ma libération.

Pour un temps seulement, j’avais décidé de rester à Paris. L’armée m’avait réformé et me versait une rente tout juste suffisante pour payer le loyer de l’appartement que j’occupais désormais, rue Bonaparte. Les médecins avaient été catégoriques : j’avais eu la chance que bien d’autres n’avaient pas connue au cours de cette guerre : sortir indemne ou presque d’une attaque au gaz. Les cicatrices des cloques et du mal à bouger ma jambe gauche, voilà tout. Pourtant, enfouie en moi, restait une autre blessure, un manque qu’aucun remède ne pouvait apaiser.

La gare de Verdun n’éveilla que peu ces souvenirs si longtemps ressassés. Était-ce là le sentiment de la chenille qui, longtemps emprisonnée, devinait l’instant où briser sa chrysalide ? Si une métamorphose avait eu lieu, je savais que c’était probablement ce matin où, de sa carapace de papier, j’avais extrait la lettre.

Je décidai de poursuivre à pied, de fouler moi-même cette terre retournée par les combats. Des militaires s’affairaient encore dans cette ville meurtrie. Pourtant, étonnamment, la vie avait repris son cours. Les badauds se croisaient, discutaient, riaient. Et moi, au milieu d’eux, j’étais un étranger. Une relique des temps moroses. Un bout de cauchemar accroché au réveil de l’enfant.

Je ne connaissais pas l’emplacement du cimetière. Comment d’ailleurs ne pourrait-il n’y en avoir qu’un ? Je suivis donc le chemin tracé par les camions, les automitrailleuses, et la chance. Il s’écartait de la ville et découvrait peu à peu des paysages de terre nue, d’où paraissaient encore monter des murmures de terreur.

Un camion s’arrêta à quelques pas de moi.

« – Cimetière ? », proposa une voix façonnée par un fort accent américain.

Je hochai la tête et montai, dévisageant mon conducteur, un homme d’une trentaine d’années à la carrure imposante, qui tentait de faire apparaître sur son visage rude une expression de compassion. Je lui souris vaguement, ce qui sembla justifier suffisamment ma présence pour que le camion repartît.

« Courage. »

Un seul mot.

L’Américain m’avait déposé devant le Cimetière Français du Faubourg Pavé. Je m’avançai parmi les tombes. Ici et là s’affairaient des ouvriers qui creusaient sans cesse, têtes baissées vers le sol pourpre. Le silence. Assourdissante musique des vies arrêtées. Tout était en suspens. Je savais l’instant proche. Celui dont je n’avais pu rêver.

Puis je l’ai aperçu, seule tête tournée vers le ciel.

Lucien fait partie de ces hommes que le temps semble avoir érigé en statue. Il n’avait pas changé, immuable. Mon pas s’impatienta, tournant tout mon corps vers ce monde désormais réduit en un point. Au loin, sa silhouette s’agita, secouant en l’air un bras joyeux. Pourtant, je ne pouvais détacher mon regard de son autre bras, posé sur le Gamin. Plus que quelques mètres. Ses traits se dessinaient peu à peu, à chaque pas plus précis. La guerre n’avait rien changé, il était le même lui aussi, tel que je l’avais laissé le dernier jour, à la sortie de l’abri.

Le reste ne fut que sensations.

Lucien me prenant dans ses bras.

Le toucher du bois.

La souplesse des cordes.

Une caresse sur le menton.

Au moment où résonnèrent les premières notes, je sentis renaître en moi les camarades tombés. Ceux qui entonnaient chaque soir des chants d’espoir dans le creux des tranchées, au son d’un petit violon qui était l’un des leurs. Au son de celui qu’ils avaient renommé : le Gamin.

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