Noir – Loana Biasiolo

Ça a commencé de manière toute simple : juste une fissure sur un pavé. Personne n’aurait pu penser que c’était le début de la fin. Il y a des centaines de pavés sur la place et des milliers de fissures, mais celle-ci… celle-ci était différente.
Ça a commencé doucement, l’air de rien, des petits événements, des choses qui peuvent arriver à tout le monde … Un livre qu’on ne retrouve plus, un reste de repas mangé pendant la nuit, un chien qui disparaît … On a toujours trouvé une excuse : « c’est le vieux qui a perdu son bouquin », « son gamin a dû avoir une fringale pendant la nuit », « bah, tu sais, les chiens … il y en a toujours un qui s’enfuit ». Après tout, on ne pouvait pas savoir.
Pendant presque un an ça a continué comme ça. Et puis la fissure a un peu grandi et les choses ont commencé à devenir plus gênantes.
D’abord, il y a eu les coupures d’électricité, ça a été assez régulier pendant quelque temps, quelque chose comme toutes les semaines. Les électriciens n’ont pas trouvé d’où ça venait alors le maire a inventé une histoire à propos de taux d’humidité dans l’air et tout le monde l’a cru.
On n’a pas posé plus de questions que ça, on avait une raison et ça nous allait. Du moins, ça allait à la plupart d’entre nous. Il y en a toujours quelques-uns qui ne veulent pas être des moutons. C’est bien, je ne dis pas le contraire, mais bon … Ils ont fait leurs propres recherches, mais ils n’ont trouvé aucune explication … Peu à peu, on s’y est fait et on a arrêté de chercher… « C’est le climat » est devenue l’excuse pour expliquer les particularités de notre petite ville.
Après, vers avril, une canalisation d’eau a sauté. Cette fois, le maire a accusé des jeunes de l’avoir sabotée. Impossible de savoir si c’était vrai ou non, mais il n’y a pas vraiment eu de suite… Comme beaucoup, je n’ai pas trop su quoi en penser, mais je voulais une explication et je crois bien que celle-là me convenait.
Il n’y a pas vraiment eu plus grave durant cette année-là. Les petits incidents ont continué, l’électricité a continué d’avoir un comportement étrange, mais on s’y est fait. L’absence de problème avec l’eau a fini de nous convaincre que c’était l’œuvre de voyous.
Un an encore a passé et la fissure a grandi. On la remarquait maintenant, petite fissure d’un noir d’encre sur le pavé gris, plus grande que les autres, mais pas assez pour inquiéter qui que ce soit : tous les pavés ont des fissures après tout …
Et puis, il y a eu l’incendie. La maison de Mme Moreau a brûlé dans la nuit du 5 août. Elle s’en est sortie heureusement, mais elle a tout perdu. Les gens ont dit que ça l’avait traumatisée. Qu’elle s’était réfugiée dans son délire parce qu’elle ne comprenait pas comment le feu s’était déclenché.
Elle parlait d’une forme noire, indistincte qui la regardait depuis des jours. Elle répétait encore et encore que c’était cette chose qui avait mis le feu chez elle. Puis elle a commencé à dire que la chose venait de la fissure sur le pavé, que la fissure n’était pas normale, que c’était malveillant. Quand elle a commencé à surveiller la fissure toute la journée et toute la nuit, on a appelé quelqu’un qui prendrait soin d’elle … Elle s’est débattue quand ils l’ont emmenée.
Cependant, comme c’était pour son bien, on n’a rien dit, on a laissé faire. Mais l’histoire a commencé à en inquiéter plus d’un. La fissure dans le pavé est devenue un des sujets de préoccupation et de discussion de tout le monde. Elle était regardée, étudiée, analysée tout le temps, peu importe l’heure à laquelle vous passiez, il y avait toujours quelqu’un penché au-dessus. Ça a fini par faire réagir le maire. Il a embauché des experts, des scientifiques, pour faire des analyses sérieuses. Ça a pris du temps avant qu’un homme ne vienne dans une camionnette d’un autre âge. Après tout, ça ne doit pas être facile de mobiliser un scientifique pour une fissure sur un pavé.

Le scientifique qui est venu d’ailleurs était loin de l’image que j’avais de la profession: vieux, moustachu, ventripotent et peu soigné. Je ne sais pas exactement ce qu’il a fait ou vu avec la fissure, mais il n’est pas resté longtemps. Le maire a assuré qu’on aurait les résultats peu après. Et effectivement, moins d’une semaine a passé avant qu’on ait une annonce de la mairie disant que les résultats scientifiques étaient normaux.
Je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup rassuré les gens, mais plus le temps est passé, moins on n’a regardé la fissure. On jetait un œil quand on passait à côté, on ne marchait pas dessus, mais la vie avait repris son cours. Je ne sais pas si on l’aurait véritablement oubliée un jour, mais le fait est que la question ne s’est pas posée …
C’est le soir du Nouvel An que le gamin a disparu.
Dans n’importe quel autre endroit, on aurait lancé des recherches, fait des battues. On aurait cherché partout, interrogé le voisinage, les amis, la famille… Je pense vraiment que sans l’incendie, sans les inquiétudes de Mme Moreau, c’est exactement ce que l’on aurait fait. Sauf qu’il y avait les disparitions de livres, de repas et de chiens … Il y avait la créature noire et étrange de l’esprit de Mme Moreau. Il y avait la fissure dans le pavé. Je ne sais pas trop qui en a parlé en premier, je ne sais pas qui a suggéré que c’était une créature qui avait kidnappé le pauvre gosse.
Toujours est-il que des rondes ont été organisées et une surveillance de la fissure aussi. Il y avait toujours quelqu’un avec un fusil devant le pavé désormais. On n’a jamais retrouvé le gamin, on n’a jamais rien vu sortir de cette fissure. Mais on a continué. On a continué jusqu’au printemps, on a continué jusqu’en automne. Pendant plus d’un an, on a surveillé nuit et jour la fissure sur le pavé. C’est sans doute pour ça qu’on n’a pas vraiment remarqué qu’elle grandissait … Je ne sais pas qui un jour a fait la remarque qu’elle était beaucoup plus grande qu’au début. Mais à partir de ce jour, on l’a mesurée. Tous les jours. Elle grandissait.
Le maire a rappelé les scientifiques. Cette fois, personne n’est venu. Même le ventripotent dans sa fourgonnette n’est pas venu. Je ne crois pas qu’il se serait passé grand-chose de toute façon. La fissure a continué de grandir. Elle a fini par faire la longueur du pavé. Je me souviens que c’est à ce moment-là que le maire s’est dit qu’il fallait agir de manière claire, forte et efficace. Il a décidé que c’en était assez. Il a fait venir un grand gars, un gars costaud, je crois qu’il était pompier. Il lui a donné une masse. On a tous été voir ce grand gaillard taper sur le pavé avec sa masse. Tout le monde était soulagé de se dire que ça allait être terminé, qu’après ça, il n’y aurait plus de problème, qu’enfin on faisait quelque chose. Certains ont dû se dire que le gamin allait réapparaître si la fissure disparaissait… Je ne faisais pas partie de ceux-là. Je n’étais pas parmi les plus optimistes, et pourtant j’ai vraiment cru que ça allait être la fin. Que tout serait fini : plus de pannes inexpliquées, plus de chien qui disparaît, plus d’histoire de créatures qui viennent mettre le feu… J’y ai cru, j’y ai vraiment cru.

Alors j’ai crié avec tous les autres, j’ai crié pour encourager un grand gaillard que je ne connaissais pas à soulever une masse pour casser un pavé. J’ai retenu mon souffle en même temps que tout le monde quand la masse s’est abattue. Et puis, et puis j’ai attendu comme les autres le bruit de la pierre qui cède.
Je crois que c’est pendant cette attente, cette attente interminable que j’ai véritablement commencé à avoir peur. Il n’y a jamais eu de bruit. Juste le silence. Puis il y eut un moment de flou, de vide, une pause dans le temps. Et l’homme à la masse l’a relevée. Il a redonné un coup, puis un autre et encore un autre. Et on est tous restés là, à attendre quelque chose. A ce que quelqu’un donnât une raison, une explication. N’importe quoi. On restait là, à attendre un bruit qui n’est jamais venu. A regarder un homme s’acharner sur un pavé qui ne daignait pas casser sous sa force. Je ne sais plus quand est-ce que ça s’est arrêté, ni comment. Ce que je sais, c’est que personne n’a dormi cette nuit-là.
Le maire s’est voulu rassurant. Il a annoncé que des experts viendraient dès le lendemain pour comprendre ce qu’il se passait. Ça n’a pas très bien marché. Le jour même plus d’une dizaine de personnes ont quitté la ville. Je suis resté. Tentant de me raisonner, de me dire que ce n’était rien qu’une mauvaise farce, un coup de com pour je ne sais quoi … ou alors une hallucination collective ? J’avais entendu parler des hallucinations collectives à la télé. Ils avaient fait un reportage là-dessus, sur des gens qui pensaient voir des OVNI. C’est peut-être la même chose qui nous est arrivée… Ou peut-être, peut être que le grand gaillard a tapé à coté ? Peut-être que la masse était cassée ? Rien ne me semblait probable, ni même possible. Mais l’explication la plus stupide valait mieux que se laisser aller à la paranoïa.
Je ne suis pas le seul qui se soit prétendument laissé convaincre par des explications plus que bancales. Pendant un mois encore après l’histoire de la masse, tout le monde ne faisait que théoriser sur ce qui avait bien pu se passer. Et tout le monde faisait semblant d’y croire… Les experts promis par le maire sont venus. Presque une semaine après les événements. Ce n’était plus le ventripotent dans sa camionnette. Cétait une équipe de trois jeunes cette fois. Peut-être un peu trop jeunes d’ailleurs… Ils ont fait des tests, des expériences. Le maire a fini par leur montrer ce qu’on avait fait avec la masse. Ils ont d’abord pensé à une blague. Puis ils l’ont fait eux-mêmes, avec leur propre matériel. Ils sont partis assez vite après ça, disant qu’ils enverraient leur rapport.
Les scientifiques ne sont pas les seuls à être venus. Il y a un prêtre aussi qui est arrivé deux jours après eux. Il a parlé au maire puis il a prié devant la fissure. Il a mis de l’encens et de l’eau bénite. Je ne suis pas sûr que ça ait fait grand-chose, mais ça en a rassuré quelques-uns. Après ça, il y a eu un petit groupe qui s’est rassemblé tous les matins pour prier devant la fissure. Ils disaient qu’elle allait se refermer. Que c’était l’œuvre de Satan, mais que Dieu allait nous protéger.

La fissure a continué de grandir. On ne pouvait plus la prendre pour une fissure quelconque maintenant. Elle était trop grande, trop sombre. Du noir à l’état pur. Je crois qu’une partie d’entre nous a simplement accepté son existence, sans trop croire que c’était lié d’une quelconque manière à l’incendie ou aux disparitions … Ça peut arriver n’importe où après tout. L’incident de la masse a été occulté. Il ne restait que les superstitions d’une vieille femme solitaire avec une mauvaise vue.
Le rapport des scientifiques est arrivé presque un mois après leur venue. Il n’était en rien concluant. Ils ne savaient pas ce que c’était et n’avaient pas vraiment l’air de vouloir le découvrir. Ils avaient eu peur et ne souhaitaient pas revenir voir la fissure. Aussi, le rapport fut vite oublié. La fissure n’ayant rien causé de nouveau, elle fit de nouveau partie du paysage.
Plus d’un an s’écoula encore avant qu’une nouvelle chose ne survienne. La fissure avait grandi, entamant désormais les pavés adjacents. Je crois que tout le monde avait décidé que l’ignorer était la meilleure chose à faire. Plus personne n’allait de ce côté-là de la place. Les gens ne regardaient pas par-là, on l’évitait et on évitait d’y penser. C’était mieux comme ça.
Et puis il y a eu l’incident. On n’a pas pu l’ignorer. On n’a pas pu faire semblant de trouver une autre explication. On n’a pas non plus pu faire semblant de ne rien voir.
C’était un dimanche. La fin de la messe venait de sonner. Il faisait beau. J’étais sur la place. Je buvais un café en lisant le journal quand j’ai entendu le premier cri. Puis le deuxième, hystérique. Et un autre, et encore un autre… J’ai l’impression d’avoir mis une éternité à me tourner vers les cris. Je crois que je savais au fond de moi ce qu’il se passait, mais que je ne voulais pas le voir. J’ai quand même fini par regarder vers les gens qui criaient, vers la fissure sur le pavé. Vers cette brume épaisse et noire qui englobait tout.
Je me suis mis à courir. Je ne sais pas vers où. Je sais juste que j’ai couru aussi vite que j’ai pu. Aussi loin que j’ai pu. Entouré de gens paniqués. Aussi paniqués que moi. Je sais aussi que ça n’a pas suffi. La brume nous a rattrapés. Tous. Le monde est en nuances de noir. Du noir profond, du noir opaque, du noir mat… mais partout du noir. Je ne crois pas que je sois seul, mais je ne vois personne. Je n’entends personne. Je ne sens rien. Juste le noir. Peut-on seulement sentir une couleur ? Je crois que oui.
J’ai crié au début. J’ai couru. Je me suis débattu. Mais je n’ai trouvé que le noir.
Je ne sais pas si je suis mort ou vivant. Je ne sais pas où je suis. Peut-être dans la fissure, peut-être ailleurs. Je crois que ça n’a pas d’importance. Je ne sortirai jamais d’ici. Il n’y a pas de sortie, juste le noir. Je me demande vaguement si la fissure sur le pavé va continuer de grandir. Mais ça non plus n’a pas grande importance. On ne peut pas lui échapper. Ni moi, ni personne.

Après tout, il n’y a que le noir.

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