Le métier qui rentre – Blandine Pinel

Vendredi 9 mars 1906, matin

J’écris avant de partir avec mon père. Je suis surexcité, j’ai encore du mal à réaliser qu’aujourd’hui, à 13 ans, pour la première fois, je vais aller travailler, rapporter de l’argent, cesser d’être une charge pour ma famille, et surtout arrêter l’école qui ne m’apprend plus rien d’utile – même si ce n’est pas l’avis de ma mère. Presque tous mes amis sont partis à la mine l’an dernier. Nous devons vraiment manquer d’argent pour que maman cède enfin et m’autorise à partir avec mon père. C’est vrai que l’hiver est là, qu’il commence à faire très froid, et que nous n’avons même plus assez de pommes de terre pour la soupe.

Personne ne sait que je tiens ce journal : mes amis me trouveraient stupide, mes grands frères se moqueraient de moi, et ma mère chercherait les fautes d’orthographe. C’est le maître qui m’a dit que j’étais doué, que j’avais « une belle plume ». Je n’ai pas trop compris cette expression d’ailleurs, mais je crois que c’était un beau compliment, et il en fait rarement. Il m’a dit que ce serait bien que j’écrive dans un cahier, quand j’ai le temps, ce qui me passe par la tête. Il m’a dit aussi que comme ça je laisserai une trace dans l’histoire. Il était très sérieux quand il l’a dit ; moi, je n’ai pas trop compris, mais comme ça avait l’air important pour lui et que je l’aime bien, j’ai obéi.

J’ai toujours admiré mon père. Il travaille très dur, il ne se plaint jamais. Souvent, le soir, je l’entends évoquer avec ses amis les « coups de grisou », les « coups de poussière » qu’ils redoutent ; et aussi les « porions », leurs chefs qu’ils méprisent, ceux qui donnent les ordres et ne prennent jamais de risque. Un ami de mon père vient souvent à la maison, il s’appelle Ricq, et il parle toujours de syndicats, de grève, de droits. Je ne comprends pas trop ce qu’il veut dire, mais je sais que mon père lui dit souvent d’arrêter de se faire remarquer car ça risque de mal finir pour lui. Hier il est venu, il a indiqué qu’il ne fallait pas aller travailler à cause d’un feu dangereux. Mon père lui a répondu que c’était tant mieux pour lui s’il pouvait ne pas aller travailler, mais que nous, on avait besoin d’argent. Ça a énervé Ricq, il est parti fâché.

La mine, ça m’a toujours fasciné. Martin dit que c’est normal, parce que je ne connais rien d’autre. En même temps, lui, son père est ingénieur, il a déjà vu la mer et il ne se prive pas de nous le raconter. A l’école, tout le monde le déteste. Moi aussi, mais quand même, ses histoires me font rêver.

Moi, je suis né ici, à Méricourt, comme mon père, mon grand père, et sûrement toute ma famille depuis au moins les hommes préhistoriques. Je n’ai jamais connu mon grand-père, maman dit que c’est « à cause de la mine ». La mine, c’est toute notre vie, tout le monde y travaille. L’idée que sous mes pieds, il y ait des kilomètres et des kilomètres de galeries, de tunnels, de cages mécaniques, c’est incroyable. Dans notre jardin, il y a des terriers de taupes. J’imagine que ça doit fonctionner un peu pareil.

Mon père m’a expliqué ce que j’allais devoir faire. Comme je suis petit, je vais pouvoir me glisser dans des tunnels très profonds et très étroits où les grands ne vont pas, et tirer des chariots remplis de charbon : on appelle ça être rouleur. Il m’a expliqué qu’il ferait très noir, que ça allait être difficile, mais que j’étais grand maintenant, et que j’en étais capable. Mes copains qui y travaillent déjà m’ont dit aussi que ce n’était pas facile tous les jours, mais qu’ils étaient considérés comme des grands et qu’ils pouvaient ramener un peu d’argent à la maison, et je crois qu’ils en sont fiers, comme moi.

Mon père m’a avoué qu’on ne se verrait pas, parce qu’on ne sera pas dans la même fosse. Moi, je serai à Billy-Montigny, dans la fosse 10. Mon père et mes frères descendent ici, à Méricourt, dans la numéro 3. Il parait que c’est un ingénieur de la fosse 10 qui veut que je vienne, parce qu’ils n’ont pas assez d’enfants là-bas.

Mon père m’appelle, c’est l’heure. Mes deux grands-frères sont déjà partis, et aujourd’hui, c’est mon tour.

Vendredi 9 mars –soir

La journée est finie, je suis très fatigué, j’ai travaillé dur. Je ne pensais pas que ce serait si difficile. Il faisait très noir au fond : on m’a dit que j’étais à 350 mètres sous terre et j’avais vraiment l’impression de descendre loin dans la cage. Il faisait aussi très chaud. J’ai dû me glisser dans des tunnels tout petits et étroits, où je devais ramper pour aller chercher le charbon et le ramener dans un chariot qui pesait vraiment lourd ; j’ai cru plusieurs fois qu’il allait m’écraser. A un moment, j’ai eu un peu de temps pour manger du pain. Des rats sont venus chercher les miettes. Mon père m’avait dit de faire très attention à eux, qu’ils sont très utiles parce qu’ils sentent quand il y a du danger. Il m’a dit aussi qu’il y avait des canaris, mais je n’en ai pas vu. J’aurais bien aimé, parce que je me sentais un peu seul ; je croisais des gens, mais personne ne se parlait. J’étais un peu effrayé aussi. Je me sentais tout serré dans les tunnels, parfois j’ai eu peur de ne pas pouvoir ressortir. A un moment, j’ai eu du mal à retenir

mon chariot parce qu’il était vraiment très lourd et j’ai failli me faire écraser. Heureusement, un autre mineur est arrivé et m’a aidé. Dans les tunnels, il y avait des lampes, moi j’en avais une petite aussi pour pouvoir voir un peu où j’allais. On m’avait dit qu’il fallait faire très attention, parce que la lampe pouvait faire enflammer le gaz qui est dans la mine et provoquer un coup de grisou. Mais même quand on fait attention, ça peut arriver. Quand je suis rentré, j’étais tout noir de charbon. Papa m’a dit que c’était le métier qui rentrait.

Samedi 10 mars –soir

Je suis rentré. Je suis le seul. Ni papa, ni Georges, ni Jean ne sont revenus. Maman est là-bas, à la fosse, mais elle a refusé que je l’accompagne, elle veut que je reste avec les petits. Je ne sais pas quand elle rentrera. Tout le village a entendu quand ça a explosé. Moi j’étais loin, à la 10, mais j’ai quand même entendu le bruit. On a tout de suite compris, même moi alors que c’était seulement mon deuxième jour. La première chose que j’ai pensé, c’est que les rats n’avaient pas fait leur travail. Je sais que c’est bête, mais j’ai d’abord pensé aux rats avant de penser à mon père.

On est tous revenus à Méricourt, j’ai suivi les corons qui travaillent avec moi. Là, on n’a pas vu grand-chose d’abord, juste de la fumée. J’ai entendu des gens crier qu’il y avait beaucoup de mineurs coincés au fond, que le coup de poussière avait touché plusieurs fosses. Ensuite, les secouristes sont arrivés, mais les gens disaient qu’on ne pouvait pas descendre, que c’était trop dangereux. Moi, je cherchais papa, Georges et Jean. J’ai vu Ricq aussi, qui avait l’air à la fois triste et très en colère. J’ai repensé à ce qu’il avait dit, que c’était trop dangereux d’aller travailler. Et puis, ils ont remonté les premiers corps. J’ai voulu m’approcher, mais maman est arrivée. Elle m’a demandé si j’avais vu papa ou mes frères et ensuite elle m’a dit de rentrer à la maison. C’est la première fois que je la vois dans un état pareil, alors j’ai obéi sans discuter.

Ce n’est pas la première fois que j’entends parler d’un coup de poussière, mais c’est la première fois que j’en vois un, même de loin. Je suis très inquiet pour papa, Georges et Jean. Le mari de la voisine est mort dans la mine l’an dernier, comme le fils du boulanger. Les petits sont inquiets aussi. On va dire une prière tous ensemble.

………

Maman est rentrée, et elle est repartie tout de suite. Elle m’a confié qu’il y avait beaucoup de

morts et qu’elle n’avait pas trouvé papa ni mes frères, mais que les secouristes remontaient beaucoup de gens vivants, qu’il fallait espérer et prier. Elle pleurait, c’est la première fois que je la vois pleurer.

……..

Dimanche 11 mars

Maman est rentrée à la maison, sans papa ni Georges ni Jean, et elle n’est pas repartie. Elle nous a dit que Georges et Jean étaient morts, mais qu’on n’avait pas retrouvé papa. Je lui ai dit qu’il était peut-être vivant, mais elle m’a répondu que les secouristes avaient déjà arrêté de chercher des survivants, qu’ils ne remontaient que des morts. Elle nous a expliqué que Georges et Jean allaient bientôt être enterrés, avec beaucoup d’autres corons, qu’il fallait qu’on soit courageux.

Ricq est venu aussi. Il a essayé de consoler maman, il était encore très en colère à cause de cette histoire de feu. Il a parlé de grève, de révolte. Maman lui a dit de nous laisser tranquille, que son mari et deux de ses fils étaient morts et qu’elle se fichait complètement de ses histoires. J’ai pensé qu’il avait une drôle de façon de consoler les gens.

Le maître avait raison, ça me fait du bien d’écrire ce cahier.

Lundi 12 mars

On a enterré Georges et Jean aujourd’hui. Il neigeait beaucoup, il faisait très froid et il y avait beaucoup de monde. Quand l’ingénieur-chef et le directeur sont arrivés, on a crié, on les a bousculés et ils ont dû partir. Je crois que les gens sont très en colère parce qu’ils pensent que les secouristes sont partis trop tôt, qu’il y a encore peut-être des gens à sauver, que les directeurs et les ingénieurs n’ont pensé qu’à leur mine et pas aux mineurs. Ils ont dit qu’il ne fallait plus aller travailler, pour protester. Mais dans ce cas-là, comment je vais faire pour ramener de l’argent à maman ?

Vendredi 30 mars

Papa est sorti de la mine, vivant !!!!!! Quand on lui a dit, maman s’est évanouie. Moi aussi j’avais du mal à y croire. Ils sont 13 à être sortis de la fosse, dont papa. Pendant 20 jours, ils ont marché dans les tunnels, ils ont mangé de l’avoine et même un cheval. Personne ne comprend comment ils ont fait pour survivre. Papa est à Lens à l’hôpital, maman est avec lui.

Tout le monde raconteque c’est un miracle, et je suis bien d’accord. Il n’y a que Ricq qui est toujours en colère, qui dit que c’est le signe que les secours sont partis trop tôt, qu’il faut continuer la grève.

Jeudi 5 avril

Papa est rentré à la maison. Il est encore très fatigué, il ne peut pas travailler. De toute façon personne n’y va, c’est la grève. Il y a des manifestations tous les jours. Maman ne veut pas que j’y aille, elle dit que c’est trop dangereux, surtout depuis que le Premier Ministre a envoyé l’armée. Je crois qu’un officier a même été tué. J’ai entendu dire que la grève s’étend jusqu’en Belgique. Je ne sais pas trop bien où c’est, mais à l’entendre, ça doit être vraiment loin. Les gens réclament plus d’argent pour leur travail, une « augmentation de salaire » dit Ricq. Ils veulent aussi plus de sécurité, et le droit de travailler moins d’heures par jour. Je pense qu’ils ont raison.

Lundi 30 avril

La grève est finie, demain je retourne travailler. Papa aussi.

Je referme ce journal, trouvé dans le grenier de la maison de mon grand-père. Pour le cours d’histoire de lundi prochain, j’ai un exposé à faire sur la catastrophe de Courrières. Je crois que ça va être rapide à préparer finalement.

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