Bourgeon de temps – Jean Goedert

Je vous entends. Vous vous demandez ce qui se cache sous ce rideau noir, vous mourez d’envie de le savoir. Je peux sentir vos yeux avides de pénétrer mon intimité. Et pourtant que distinguerez-vous une fois le voile levé ? Rien. Vous vous contenterez de regarder le présent. Vous me verrez moi ou ce qu’il en reste. Ceux du dernier rang me verront peut-être avec un peu moins de netteté, je vous l’accorde. Mais quoi qu’il en soit, vous n’appréhenderez pas le ‘comment’ je suis arrivée devant vous. La Contingence. Ce mot vous dit-il quelque chose ? Connaissez-vous cette Dame versatile et souvent pleine de surprise ? Cruelle parfois, mais c’est aussi ce qui fait sa beauté. C’est elle qui arrose les racines du temps… et c’est elle aussi qui a fait naître le bourgeon de mon présent. Laissez-moi mettre un terme à votre impatience. Laissez-moi vous dire ce qui se cache réellement sous ce rideau. Qui sait, peut-être aurez-vous une surprise une fois le voile levé… Car les bourgeons éclos dans la souffrance donnent souvent les fleurs les plus belles. Écoutez.

Je m’appelle Sue. J’ai 28 ans, même si les gens me disent beaucoup plus vieille ; question de point de vue je suppose. En un sens ils ont peut-être raison. Je m’en moque bien après tout, je me contente de les toiser – avec une pointe de mépris, je dois l’avouer. C’est vrai que la vie ne m’a guère épargnée. Mais combien sont-ils à pouvoir ne serait-ce qu’imaginer ce que j’ai traversé ? Bien peu je suppose. Devrais-je m’offusquer de cette ignorance ou bien au contraire en tirer un sentiment de fierté ? Je n’en sais rien. Je vous laisse le soin d’en juger. Hélas, n’attendez pas de moi que je vous fasse un récit des plus précis. Je ne saurais dire avec exactitude dans quel ordre les événements que je vais vous conter se sont déroulés et encore moins vous indiquer la durée de chacun d’eux. Voilà ce qui arrive à trop se suspendre aux lèvres du temps, on finit par se faire happer par ce dernier. Oui, ma mémoire n’est plus que lambeaux. Quelque part, les voiles du temps se sont déchirés. Ils ont déversé un flot de secondes incongrues, m’ont abandonnée sur une grève où mes souvenirs, sans relâche ressassés par les vagues, se mélangent avant de se briser sur les galets d’un morne présent. Je ne peux plus me fier qu’à mes sensations, seules à avoir conservé un semblant d’intégrité. C’est donc à travers elles que je souhaiterais témoigner.

Je vis le jour dans ce que vous appelez aujourd’hui le Dakota du Sud. Je me rappelle un royaume verdoyant abreuvé de soleil où l’eau coulait en abondance. Mes parents, seigneurs de ces terres, m’élevaient mon frère et moi sous ces cieux providentiels pendant ce qu’il me semble une lointaine éternité… Un règne d’or et de lumière… qui fut brisé par la mort de mon frère, emporté trop jeune par la maladie. Puis ce fut au tour de mes parents de succomber, d’abord mon père, ma mère ensuite. À moins que ce ne fût l’inverse ? Je ne m’en souviens plus. Peu importe après tout. Quelque part dans ma mémoire, les vertes forêts prirent des teintes grises, le soleil se tapit derrière l’horizon et les rivières ralentirent leur cours. J’apprenais. J’apprenais que les couronnes d’or qu’on avait pensées inamissibles finissaient toujours par chanceler sous le tranchant de la vie et que ceux que l’on avait crus indestructibles… devaient s’incliner tôt ou tard.

Mon tour ? Je me souviens seulement d’une étonnante sensation : une ligne d’un noir profond et d’une finesse infinie venant séparer mes souvenirs. Cette ligne arachnéenne fut immédiatement suivie d’une vague d’angoisse m’envahissant au fur et à mesure que la chaleur s’échappait par vagues de mon corps. Je me souviens du froid qui gagna mes poumons sous les impulsions saccadées d’une respiration hésitante, qui infiltra mes capillaires pour se diffuser dans les moindres recoins de mon corps. Intense. Je me rappelle également les gouttes d’eau tombées du ciel et qui vinrent ronger ma peau. Encore. Longtemps. Tout d’abord timide, la pluie dégustait patiemment mes chairs. Mais à mesure que le festin avançait, celle-ci devint plus avide, pour finalement se muer en un torrent qui m’avala d’une bouchée. Je me sentis dériver au gré des courants, prisonnière du gosier de cet ogre, incapable d’exercer la moindre opposition. Une boue épaisse vint m’engloutir, emportant mon corps froid toujours plus profondément dans ses entrailles limoneuses. J’écoutai le déchaînement des flots se transformer en un murmure aux allures de berceuse, puis en un soupir à peine audible. Je fus lentement aspirée vers le centre de la terre, je ne suffoquais plus. Au contraire, un sentiment de sérénité m’enveloppait. J’appréhendais le poids des âges tandis que je sombrais toujours plus profondément dans les entrailles de la terre, à l’écoute des chuchotements des atomes et des caresses minérales qui se propageaient jusqu’au plus profond de mes os. Bercée dans cet océan d’atomes, je sombrai dans un long et profond sommeil de pierre.

L’Éternel vint me visiter dans ma cathédrale souterraine. Il était partout et pourtant insaisissable. Fleurissant dès que s’évanouissait ma raison, disparaissant lorsque j’essayais de le cerner. Et puis cet espiègle compagnon s’en alla, me laissant pour seul souvenir un sentiment d’amertume né de la frustration de n’avoir jamais réellement pu apprivoiser cette mystérieuse rencontre. Comme alertés par cette disparition, les atomes frémirent de manière anormale autour de moi. J’émergeai peu à peu de ma léthargie. Je me sentis devenir de plus en plus légère. Faisant fi de la pesanteur, des nuées de cristaux s’envolaient avec délicatesse tout autour de moi. Les piliers cristallins qui m’entouraient vacillèrent sous cette injonction céleste. Puis la voûte de ma caverne fut brisée, mon solide manteau de pierre se déchira inexorablement. S’éveilla alors en moi un sentiment de vulnérabilité que je n’avais jamais éprouvé.

Cette fragilité fut mise à profit par une vieille amie qui réveilla en moi un écho douloureusement familier : la pluie. Cet élément si simple auquel j’avais cru ne plus jamais avoir affaire, se jeta de nouveau sur moi avec une avidité et une rage aiguisées par le fait d’avoir retourné tant de paysages pour me retrouver. Je sentis ma colonne vertébrale se fendre sous les impacts répétés de ses légions affamées. Les attaques cessaient pourtant régulièrement, me laissant le temps de contempler mes cicatrices béantes, offertes à la cruauté du ciel.

J’attendis alors dans l’angoisse que celui-ci revêtisse à nouveau sa robe sombre et menaçante, annonciatrice du prochain assaut. L’assaut final ? L’ironie du sort voulut que celui-ci fût donné sous un soleil dont les rayons chaleureux avaient fait germer çà et là des bourgeons d’espoir sur le terreau de mes plaies. Ces bourgeons furent sauvagement déracinés par des pics métalliques. Tour à tour, ces lances s’enfonçaient dans la roche sous les impulsions répétées de coups sourds. Je sentais les craquelures se propager, creusant frénétiquement leur chemin dans la roche pour se rejoindre, et finalement m’arracher aux vestiges de mon cercueil tellurique.

Arrachée au refuge maternel de la terre, je demeurai figée dans l’attente du prochain assaut de métal. Je fus surprise de recevoir des caresses délivrant une agréable tiédeur tout le long de mon corps brisé. Des caresses rythmées par de faibles palpitations aux murmures fluides : une mélopée familière qui m’avait si souvent bercée et enivrée autrefois, quelque part au fin fond du temps, de l’autre côté de la ligne noire. Une mélopée me rappelant une couleur. Rouge. Un goût. Un goût familier… le sang ! Le murmure du sang circulant dans les veines les plus fines. Cette chaleur rassurante m’invitait à me laissait aller, à m’immerger tout entière dans ce flot écarlate et pourtant j’avais peur. J’avais peur de m’abandonner à ces caresses bienveillantes qui s’appliquaient à m’entourer de papier humide afin de panser mes plaies. Je luttai avant de finalement céder, trop pressée de retrouver des remparts derrières lesquels je pourrais oublier ma douleur.

J’étais bien naïve. Mes remparts furent balayés. Je me sentis éclater. Les vestiges de mon corps furent tronçonnés. Ma tête et mes membres furent séparés de ma colonne vertébrale. Elle-même fut découpée en plusieurs tronçons. La souffrance se teintait lentement d’une douce folie. Je fus plusieurs Moi à la fois. Combien ? Beaucoup. Trop. Face à cette douleur qu’ils ne comprenaient plus, chacun d’eux se précipitait dans le royaume de l’insanité, criant ses propres doutes dans un concert lancinant.

Comme pour mettre un terme à ces plaintes, les différentes parcelles de mon être furent mises une à une sous scellés dans de lourds cercueils de bois. Le mausolée trembla légèrement et s’emplit d’un vrombissement monotone venant bercer mes différents Moi. Mes folies s’endormaient sur une route aux allures éternelles… Hélas, dans ma mémoire seulement ; car au bout du rêve, mes différents Moi apercevaient des taches dansantes et entendaient des palpitations tièdes se rapprocher lentement pour les hanter de nouveau. Toujours plus fortes. Elles finirent par crever nos rêves. Mes cercueils furent profanés un à un, mes folies réveillées une à une. Les palpitations tièdes se penchaient sur nous, maniant avec une virtuosité cruelle des outils à la pointe longue et acérée, décomposant la folie en notes infinitésimales : Boum… Boum… nous entendions le sang résonner : Boum… Boum… était-ce bien le sang que nous percevions ? Ma tête entendait le sang, mes membres entendaient les coups métalliques. Était-ce l’inverse ? Les palpitations sanguines et les assauts métalliques se faisaient de plus en plus nombreux. Nous nous perdions, incapables de démêler ces différentes notes qui devenaient incohérentes, empiétaient les unes sur les autres, s’entre dévoraient, grossissaient. BOUM… BOUM…

Le tumulte s’apaisa peu à peu. Les différentes parties de mon corps furent rassemblées. D’épais cordons de fer furent placés aux jointures de mes membres puis fixés par terre. Mes membres furent rattachés à ma colonne vertébrale, elle-même suspendue par d’épais liens la tirant vers le haut. Ma folie parut s’estomper quelque peu. Les palpitations tièdes couraient toujours le long de mon corps, me tordant en tous sens afin de me figer dans cette prison de fer.

Mais ne vous fiez pas à cette intégrité artificielle ! Ces raccords métalliques ne combleront jamais le jeu béant qui s’est installé dans les rouages de ma conscience. Cette posture me laisse encore une sensation déchirante tant mon corps semble si proche de se mouvoir à nouveau tout en sachant avec certitude que je suis condamnée à demeurer ce pantin ridicule… Au moins le voile noir et scintillant dont j’ai été recouverte jette-t-il un brin d’intimité sur ce spectacle humiliant. Je ne peux malheureusement pas le déchirer moi-même, mais j’espère que vous le ferez à ma place. Car maintenant que vous savez, il va vous être donné de voir. Le rideau ne devrait plus tarder à se lever maintenant.

Des voix faibles s’égayent tout autour du voile noir. D’abord éparses puis de plus en plus nombreuses, de plus en plus échauffées. Un timbre rond s’élève au-dessus des autres jusqu’à les couvrir et apaiser le tumulte environnant :

«Mesdames, Messieurs, bonsoir et merci d’être venus si nombreux. Je crois que vous avez suffisamment attendu. C’est un immense plaisir que de vous présenter ce soir la dernière acquisition de ce qui, je n’en doute pas, devrait rapidement s’imposer comme la nouvelle Star du Museum Field de Chicago. Reine déchue, domptée, comme tant d’autres, par le poids des âges, elle se relève une fois encore pour vous ce soir, afin de vous prouver que l’écume des millénaires n’a en rien altéré sa terreur altière ! »

Un rideau se lève. Une clarté intense vient transpercer deux orbites vides, glaçants. Ce faisceau de lumière est instantanément suivi d’une clameur respectueuse. Quelque part dans la pièce une inquiétude résonne : « Vont-ils me voir ? ».

« Mesdames, Messieurs, ils sont peu nombreux à avoir affronté les périples du temps pour parvenir jusqu’à nous. Parmi eux, laissez-moi vous présenter le Tyranosaurus rex le plus complet et l’un des plus grands retrouvé à ce jour ! Surnommée Sue, en l’honneur de son inventeur Susan Hendrickson ».

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