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Une rayure. Une micro-rayure. Là, sur le verre, près du goulot. Si ténue qu’on ne pouvait la voir à l’œil nu. Si fine que les effets de Moiré qu’elle produisait sous l’éclairage de détection de défauts étaient impressionnants, débordaient de tous les côtés du tapis – rayures, spirales, tourbillons, éclatement fractal de brun et de blanc.
Nous sommes deux sœurs liées comme les doigts de la main. Telles les nervures d’une feuille alimentées par la même sève, nous ne pouvons nous séparer sans déchirer le limbe qui nous unit. Comme la nuit s’accroche au jour par le fil de l’aurore, nous tenons l’une à l’autre par un cordon magique. La nuit, nous dormons enlacées, les mains jointes, les doigts croisés, les bras mêlés, notre cœur battant à l’unisson. Nous nous aimons.
Malgré moi, j’inspire, et mes poumons se remplissent d’eau.
Autour de moi tout est noir. Les bruits de la surface se sont tus. L’eau n’est pas froide, mais je frissonne. Jamais encore je n’avais eu aussi peur.
Il m’avait semblé connaître cet endroit par cœur. J’y ai passé toute ma vie, bien qu’à mon âge, toute la vie se résume à pas grand-chose. J’y ai grandi, en tout cas, et avec le temps, j’ai appris à m’y sentir chez moi. Je connais la mer comme ma maison, et je sais en sentir toutes les subtilités, même les yeux fermés. Je n’ai jamais besoin de regarder le ciel ni d’humer les embruns pour deviner ses caprices : je les sais. Je la comprends avant même qu’elle ne s’agite.
Elvie Latête était une future adulte rêveuse.
Un peu crédule, aussi.
La preuve : son premier lundi d’école primaire se passa en grande partie dans les toilettes derrière le préau, entre un urinoir et une poubelle un peu trop pleine. On a vu plus glorieux – et tout ça à cause de trois CM1 trop taquins. Elle avait trop tardé sur le chemin, s’attardant sans cesse pour admirer les chenilles dans les haies de son lotissement. Lorsqu’elle était enfin arrivée devant la grille de l’école, en même temps que les trois grands, ils avaient trouvé malin de l’asticoter.
« Les deux jours les plus importants de votre vie sont le jour de votre naissance et le jour où vous découvrez pourquoi ». Mark Twain
Je creuse.
Pourtant cette journée a commencé comme un dimanche lambda. Bien avant même. Ma mère m’a appelée quelques jours plus tôt pour que je passe commande de mon menu dominical qu’elle se plait tant à préparer. Comme à mon habitude j’ai opté pour la surprise du chef, lui faisant confiance pour se surpasser avec une énième recette sortie tout droit des entrailles de Marmiton.
Tout a commencé ainsi. Un jour du Seigneur pour lequel je me suis apprêtée afin de ne pas avoir à supporter les sempiternelles remarques de ma mère sur ma façon peu féminine de me vêtir. C’est aussi mon anniversaire. Je me plie aux diktats familiaux à défaut de me faire plaisir. Tout comme pour le menu, j’ai opté pour un consensualisme à sens unique : mini-jupe selon les préceptes de ma mère. « Quand on a des jambes comme les tiennes, on les montre. C’est ton atout ». Une paire de guibolles comme atout, ça reste très limité. Bref, là, je me retrouve engoncée dans ce foutu bout de tissu, mes bottes pleines de terre molle fraichement remuée mêlée à de la neige. Perdu pour perdu…
Vendredi 9 mars 1906, matin
J’écris avant de partir avec mon père. Je suis surexcité, j’ai encore du mal à réaliser qu’aujourd’hui, à 13 ans, pour la première fois, je vais aller travailler, rapporter de l’argent, cesser d’être une charge pour ma famille, et surtout arrêter l’école qui ne m’apprend plus rien d’utile – même si ce n’est pas l’avis de ma mère. Presque tous mes amis sont partis à la mine l’an dernier. Nous devons vraiment manquer d’argent pour que maman cède enfin et m’autorise à partir avec mon père. C’est vrai que l’hiver est là, qu’il commence à faire très froid, et que nous n’avons même plus assez de pommes de terre pour la soupe.
Personne ne sait que je tiens ce journal : mes amis me trouveraient stupide, mes grands frères se moqueraient de moi, et ma mère chercherait les fautes d’orthographe. C’est le maître qui m’a dit que j’étais doué, que j’avais « une belle plume ». Je n’ai pas trop compris cette expression d’ailleurs, mais je crois que c’était un beau compliment, et il en fait rarement. Il m’a dit que ce serait bien que j’écrive dans un cahier, quand j’ai le temps, ce qui me passe par la tête. Il m’a dit aussi que comme ça je laisserai une trace dans l’histoire. Il était très sérieux quand il l’a dit ; moi, je n’ai pas trop compris, mais comme ça avait l’air important pour lui et que je l’aime bien, j’ai obéi.
J’ai toujours admiré mon père. Il travaille très dur, il ne se plaint jamais. Souvent, le soir, je l’entends évoquer avec ses amis les « coups de grisou », les « coups de poussière » qu’ils redoutent ; et aussi les « porions », leurs chefs qu’ils méprisent, ceux qui donnent les ordres et ne prennent jamais de risque. Un ami de mon père vient souvent à la maison, il s’appelle Ricq, et il parle toujours de syndicats, de grève, de droits. Je ne comprends pas trop ce qu’il veut dire, mais je sais que mon père lui dit souvent d’arrêter de se faire remarquer car ça risque de mal finir pour lui. Hier il est venu, il a indiqué qu’il ne fallait pas aller travailler à cause d’un feu dangereux. Mon père lui a répondu que c’était tant mieux pour lui s’il pouvait ne pas aller travailler, mais que nous, on avait besoin d’argent. Ça a énervé Ricq, il est parti fâché.
La mine, ça m’a toujours fasciné. Martin dit que c’est normal, parce que je ne connais rien d’autre. En même temps, lui, son père est ingénieur, il a déjà vu la mer et il ne se prive pas de nous le raconter. A l’école, tout le monde le déteste. Moi aussi, mais quand même, ses histoires me font rêver.
« Papa a toujours dit que les gens étaient fous dehors, et il avait raison.
C’est lui qui m’a tout expliqué.
La Troisième Guerre Mondiale a éclaté il y a de ça plus de trente ans, tout le monde ignore où elle a commencé.
Le terrorisme grandissait d’année en année, les grandes puissances étaient gouvernées par des dictateurs prêts à tout pour faire croître leur influence et la surpopulation créait de plus en plus d’inégalités ; la famine était devenue monnaie courante. Les écarts économiques et sociaux entre pays se sont creusés à tel point que les pays les plus riches se sont livrés une guerre sans merci pour prendre possession des petites terres affaiblies et de leur population.
Finalement, c’est une guerre nucléaire mondiale qui a tout ravagé et rendu l’air irrespirable.
Elle avait fait ce qu’il fallait, le village était prévenu. A présent, il ne restait plus qu’à attendre. Baptiste et le maréchal-ferrant étaient partis à leur recherche, ils seraient de retour avant la nuit.
Rosalie poussa la porte de sa maison. Il commençait à y faire frais. C’était la fin du printemps, la montagne s’était dégagée de son manteau de neige et les routes étaient à nouveau praticables, mais les soirées restaient fraîches. Elle déposa ses sabots crottés dans l’entrée, referma la porte avec soin et commença à s’affairer pour faire repartir le feu. Les braises, tirées de leur sommeil de sous la cendre, embrasèrent rapidement le petit-bois, tandis que Rosalie mettait la dernière bûche. Cette fois-ci, ce serait à elle de couper le bois. Cette année l’hiver avait été plus long que de coutume et ils étaient pratiquement arrivés à la fin de leurs réserves. Heureusement qu’ils avaient gardé le surplus de l’année passée.
L’accusé était menotté et escorté par cinq gardiens inexpressifs. Son passage dans les couloirs du Centre de Détention soulevait des murmures empressés. L’événement était tel, que la rumeur était parvenue à forcer la gangue d’isolement à laquelle étaient habituellement voués les prisonniers : aujourd’hui, le scientifique renégat, le génie corrompu, le savant fou comparaissait devant le tribunal.