Je me lèverai demain – Grégoire Godinaud

La voiture a tourné longtemps avant de s’immobiliser. Le ciel était encore clair, zébré de rouge comme une peau de velours taillée au couteau. L’air était pourtant lourd et dense et sentait le sang. De gros nuages noirs descendaient du nord et présageaient une nuit sans étoiles. Une nuit sans vie pour le conducteur. Tout s’est brusquement accéléré. Le pare-brise a explosé, les épis de blé l’ont comme transpercé. Je n’ai rien entendu, je crois, j’étais trop loin. La tôle s’est froissée, et j’ai imaginé son crissement métallique aux accents de mort. J’ai senti des jambes qui se broyaient sans douleur, des organes que l’on comprime comme on presse une orange. Facilement, inexorablement, l’accident extirpait de ces corps la sève de la vie, à la manière d’un enfant suçant d’une paille les dernières gouttes d’un jus. J’imaginais les ultimes paroles d’une mère à son fils : « Sois prudent ».

Avait-il trop bu ? S’était-il drogué ? Ou bien n’était-ce qu’un vulgaire coup du sort pour nous briser les jambes comme seule la vie sait en réserver ? Un lapin qui traverse, un coup de volant, la voiture qui roule un peu vite et qui bascule.

Ça tient à rien, parfois, la vie.

J’ai vu la tentative désespérée pour se raccrocher. À la poignée de toit, à n’importe quoi, pourvu que le vent ne nous emporte pas. Ce regard effrayé, ces longues secondes de silence suspendues dans le temps quand la voiture roulait autrement que sur ses roues, balayant le champ d’un revers de portière et broyant ses passagers. Le conducteur a été éjecté. Le passager, lui, est resté incarcéré, prisonnier de la taule froissée.

 

  • Bonjour Paul.

J’ouvre les yeux. J’en ai encore rêvé. Cela semblait si réel. À moins que ce que je voie là ne soit qu’une farce, je suis au paradis. Elle rayonne dans son habit blanc. Est-ce que je rêve ?

Elle a un petit sourire discret et facétieux, frais. Un sourire vrai. Lorsqu’elle se penche vers moi, l’odeur de jasmin glisse de ses cheveux jusqu’à mon oreiller. La fragrance douce et délicate dégringole jusqu’à ma peau dans un torrent d’ébène et chatouille mes narines. Je vois bien comme elle me regarde ; elle me transporte, me fait danser dans un tourbillon d’amour. Ses mains sont tièdes et sa peau est douce, je la sens qui m’aime. Mes lobes d’oreille rougissent, j’ai un peu honte, je ne me souviens pas d’elle. Comment ai-je pu l’oublier ? Nous sommes ensemble pourtant, non ? Ensemble dans le même lit. Voyez comme elle me touche ! Cette proximité, mes bras contre son chemisier, ces boutons blancs qu’il me suffirait de faire sauter pour découvrir une poitrine sublime…

Quelque chose néanmoins me retient, comme un œil braqué sur moi dans le fond de la pièce. Pourtant je ne vois rien d’autre que ses cheveux qu’elle rajuste derrière l’oreille. Son visage s’approche encore du mien. Je l’entends murmurer :

  • Tu vois, la sensibilité profonde et superficielle ne s’évaluent pas de la même façon…

Mon Dieu, que c’est érotique ! Je rougis encore si c’est possible. Et puis soudain tout cesse. L’odeur de jasmin a disparu. La caresse de ses cheveux sur mon épaule, l’éclat de sa tenue, sa grâce angélique. L’ai-je rêvée ? Je n’entends plus rien désormais. J’ouvre à nouveau les yeux sans me souvenir les avoir fermés, tout à mon extase que j’étais.

La chambre est spartiate. Elle ressemble à une chambre d’hôpital aux murs jaunes et blancs. Le décor fait moins rêver. Je fixe le faux plafond au-dessus de ma tête, mais quelque chose que je n’identifie pas obstrue mon champ de vision. Il n’y a qu’une armoire en face du lit pour ranger mes affaires. Je n’ai pas tellement besoin de plus. La télé doit fonctionner mais je ne l’ai pas allumée. Je viens juste de me réveiller. Au mur de droite est accroché un petit cadre bleu, peut-être pour donner l’illusion de décoration. Il contient la photo d’un rosier grimpant sur fond de mur de pierre. C’est tout. La vie étudiante ne demande pas grand-chose en fin de compte. De toute façon, son appartement, on n’y est jamais que pour se retrouver dans l’intimité.

*

J’ai arrêté de compter les jours, et j’ai demandé un carnet, puisque je ne peux plus faire que ça. J’ai l’impression de rêver ma vie. Je ne sais plus quand je dors et quand je ne dors pas. Je passe beaucoup de temps à l’appartement ces temps-ci. Une mauvaise grippe m’a-t-on dit. Je ne suis pas dupe, ce serait une très grosse grippe pour me clouer au lit si longtemps. Un peu plus grave sans doute que ce qu’on m’a dit. Mais je n’ai pas mal. Je tousse un peu certes, et j’ai trop chaud aussi, mais enfin je vais m’en remettre. J’espère juste que ça ne va pas trop durer, j’aimerais retrouver Julie. Je ne l’ai pas vue aujourd’hui.

*

Je savais très bien ce qu’il s’apprêtait à faire. Il y avait déjà tant de mois qu’il était là. Nous avions fait tout ce qu’il était possible de faire. J’ai eu du mal à ne pas m’engager émotionnellement. Il avait ce regard attendrissant, ce rire communicatif et ces yeux pétillants malgré tout. La première chose que l’on nous apprend, c’est de ne pas nous mettre à la place de l’autre. La seule et unique règle, je l’ai enfreinte. Qui voudrait ça ? C’était tacite, c’était implicite. Il me l’a demandé quand je lui ai dit que je le quittais. Quand il avait trop chaud, ses oreilles rougissaient, alors j’ai laissé la fenêtre ouverte. Elle donnait sur un square en contrebas, des enfants jouaient d’ordinaire, mais la fraiche était tombée. Plus tôt que prévu il faut dire, il n’y avait plus un chat en bas. L’hiver tombait lentement mais sûrement cette année-là. Le froid vous gagnait, faisait pâlir vos mains et glaçait votre cœur. J’ai eu envie de vomir quand je suis arrivée en bas. Comment pouvais-je lui faire cela ?

J’ai resserré mon écharpe en frissonnant parce qu’il y avait du vent, et j’ai jeté un dernier coup d’œil à la fenêtre de sa chambre. Il me manquerait. Oh oui, il me manquerait terriblement.

Pourquoi suis-je partie ? J’ai pensé que je ne pouvais rien faire d’autre pour l’aider. Mais là-dessus je me trompais. C’était ma présence qui comptait. Je ne l’ai su que bien après. Quand j’ai trouvé son carnet.

*

Elle était belle. Simplement. Naturellement. Elle avait cette grâce innocente à laquelle on s’attache. Plus je la regardais, plus je tombais amoureux de ce Perfecto caramel négligemment ouvert sur une robe au décolleté pudique. Mes yeux s’accrochaient à sa bouche qui embrassait son chat, à ses yeux foncés d’une intensité brûlante, à la courbe délicate de ses traits emplis d’une candeur splendide. Qu’y avait-il de plus parfait que cette fille-là ? Pas grand-chose, je le crois.

J’imaginais cent fois sa voix, la caresse de ses mots, l’éclat de son rire, la blancheur de son sourire. Les après-midi simples, allongés côte à côte à bavarder, s’embrasser. Mais je crois que je l’idéalisais. Cette fille parfaite n’existe pas, ou juste dans ma tête. Qui était cette nymphe à la chevelure d’ébène et aux dents de perle ? La perfection imaginée projetée sur une simple jolie fille. L’idéal d’un rêve s’évaporant dans la fraicheur d’un matin d’été. Jamais il n’y aurait d’elle et moi. Il n’existait qu’un moi et ses idées de papier.

Pourtant je frémissais en la voyant. Ce galbe trop parfait, les couleurs géométriques de ses clichés, son bonheur étalé sur papier glacé. Une chimère. Mais j’aimais sa sensualité, l’arrondi de son visage, l’amande de ses yeux, la disposition de ses cheveux. L’idéal de perfection féminin n’existe pas. Ce n’est qu’une image personnelle que l’on projette sur quelqu’un que l’on ne connait pas. Heureusement, sinon l’on mourrait de ne jamais rien voir de parfait. Que devient la vie sans une part de rêve ? Une triste et dure réalité, implacable et froide, comme le béton des murs qui nous emprisonnent. La vie n’est rien sans l’imaginaire. Rien de plus qu’une étape dans une prison de laquelle on ne peut s’évader. Elle était la clef de ma cellule. Celle qui me permettait cinq minutes de quitter le sol pour m’envoler, voir la ville d’en haut et l’imaginer sans la vivre. Ne pas être confronté à ses évidentes certitudes. Peut-être que je refusais de les voir, méprisant le conformisme et prônant le rêve éveillé comme seul mode de pensée. J’ai toujours songé qu’il fallait croire en ses rêves. Sans eux, pas de but à accomplir dans la vie. Pas de sens à notre route. Ce sont toujours eux qui m’ont fait tenir. Et si je n’avais n’a pas le désir de les réaliser chevillé au corps, plus substantiel qu’un boulet de bagnard, alors ils ne se réaliseraient pas. Pour les rendre tangibles, il faut y croire, se donner les moyens de faire d’elle un être dans notre vie, et pas seulement dans notre tête. Devenir écrivain, chirurgien, millionnaire, piloter un hélicoptère, dompter des tigres ou traverser le Pacifique à la voile. Qu’importe, nous avons tous une certaine idée du bonheur. Un but ultime à accomplir. Celui qui nous donnera l’impression de laisser une trace.

Grâce à toi j’ai compris.

Croyons en nous. Croyons en nos rêves.

Mon rêve pour demain, ce serait de marcher.

*

Elle avait laissé la fenêtre ouverte et pour ça je l’aimais. Elle m’a regardé en partant et j’aurais voulu l’embrasser. À quoi bon ? J’étais Roméo, prisonnier de la famille des paras, et elle était Juliette, la fille des valides, ces diables de Montaigu. Celle que l’on n’atteint pas quand on est comme moi. J’ai cru voir ses yeux briller, mais je n’aurais su dire si c’était de tristesse ou de pitié. Sans doute un peu des deux. Je savais que jamais je ne la reverrais. C’est moi qui le lui avais demandé. Un kiné, ça ne tombe pas amoureux d’un para, pas même son para.

J’ai repensé à ce lien unique que nous avions tissé, ces quelques fils tendus entre deux mondes, ces séances pluriquotidiennes comme ils disent dans leur jargon. Cette proximité des corps et cette envie folle de se raccrocher à leurs encouragements. Je savais depuis longtemps que ce n’était plus possible, mais j’avais envie de rêver. Pourtant, peu à peu, notre lien s’est étiolé. Je crois que je lui ai dit trop vite.

Que je l’aimais.

Et elle m’a quitté. Elle ne travaillera plus là. Pour elle finalement, je n’étais qu’un travail. Un moyen de gagner son pain. Ça m’a fait mal de me dire ça, mais cette fenêtre laissée ouverte, c’était la preuve qu’il me fallait.

Elle ne m’aime pas, pourtant je sais qu’elle pense à moi, en bas au pied du bâtiment. Je sais que dans le froid, elle s’est arrêtée de marcher et qu’elle regarde ma fenêtre le cœur un peu serré.

Je l’imagine emmitouflée dans une grande écharpe lie de vin, le visage et les cheveux battus par les vents, le froid blanchissant sa peau, mordant cette chair que j’aimerais caresser, les yeux tout juste humides et le cœur encore chaud.

Je n’ai plus peur maintenant.

J’ai enfin compris que je ne rêvais pas, que ce passager c’était moi, que cet œil qui nous observait pendant nos ébats n’était que celui curieux d’un stagiaire qui n’avait jamais vu de para. Que ce qui obstruait mon champ de vision, c’était la potence du lit médicalisé. Que nos ébats n’étaient que des mobilisations de membres que je ne sens plus, des toilettes intimes qui n’ont fait d’effet qu’à mon cerveau abîmé, lui qui ne contrôle plus qu’une moitié de corps. Mais grâce à ça, j’ai aimé. Pour la première fois de ma vie, j’ai aimé quelqu’un.

J’attends un peu, que les lumières s’éteignent, que l’hôpital s’endorme, et lentement, je me hisse avec ma planche à transfert – comme elle me l’a appris pour passer du fauteuil au lit.

Mon rêve de demain, si ce n’est pas de marcher, c’est de pouvoir voler.

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