Sans en avoir l’air – Jean Krug

« — Sea.
— Si ?
— Non. Sea. En anglais. Ça veut dire la mer.
— La mère ? »
Excès d’oxygène. Les vieux finissent toujours comme ça. À croire qu’être riche et enquiller les shoots d’air pur comme des cacahuètes, ça fait freezer du boulard.
« — Laissez tomber.
— Attendez ! J’ai compris. Vous voulez dire la mer. Avec les bateaux ?
— Oui, voilà.
— Ah oui, c’est bien de cela que je parle. Il y a des gens là, en bas. Des gens sales. Qui vivent dehors, dans des maisons qu’ils construisent eux-mêmes.
— Vous voulez dire, hors des cités ?
—  Hors de tout, mon gars ! Hors des lois. Ils mangent des racines et ils se reproduisent entre eux.
— Comme nous.
— Non. Comme des animaux. »
Il se racle lourdement la gorge et reprend.
« — Vous êtes sairveur ici ? En conditionnelle ? Vous avez fait quelle connerie pour arriver là ?»
Je me penche vers lui. Il suinte l’alcool, depuis ses cheveux blancs qui dégoulinent sur ses épaules jusqu’à ses mains moites et tremblantes.
« — Vous en êtes à combien de croisières ?
— C’est la seizième, je crois. Tant que j’ai du pognon. On est mieux ici qu’en bas, vous trouvez pas ?
— Si vous le dites. Excusez-moi, il faut que j’y aille, je suis de sairvice. »
C’est faux, je ne commence que ce soir. Mais j’ai besoin de prendre l’air, d’esquiver les alpagues crochues des arrogants orgueilleux.
Je m’éloigne d’un pas rapide en direction de la poupe. Arrivé au milieu du gaillard d’avant, j’attrape un morceau de bout qui passe à portée et, poussé par la force centrifuge du mat rotatif, je me hisse en vigie, là où le vent cingle.
Ici, à l’abri derrière la vitre de protection, je verrouille l’horizon. À l’ancienne, au sextant, les doigts collés au métal froid. Je capte la vie d’où elle vient, pure, comme une gifle en pleine face. À chaque claquement dans la grand-voile, à chaque coup de roulis, ça brasse des écumes d’azote qui laminent la carène. Et c’est dans cette coque de métal vitré que je me les ramasse, quand ça siffle dans les courants jets de haute altitude.
C’est là que j’aime être.
« — Dan ? Tu es par ici ? »
La voix flûtée de Sarah résonne dans la vigie.
L’Aithếr, vaisseau intégralement fuselé en coque de verre et de cuivre, perroquet et hunier déployés, file droit au nord comme une ogive troposphérique. Depuis deux semaines, ses cuves chargées d’oxygène pur ravissent quelques croisiéristes privilégiés. Ceux qui ont encore les moyens de s’offrir de l’air.
« — Dan ? Tu es là-haut ? », insiste-t-elle.
À plusieurs centaines de milles au nord, le bulbe d’Iliane s’est tracé sur l’horizon bleuté, comme un trait de cutter dans une aquarelle. La cité millénaire ressemble à une niche métallique, une grosse boule de pétanque plantée dans la brume. Sa couverture cuivrée, d’habitude oxydée, tire ce soir sur le rouge nacré — manque d’oxygène —, comme un mauvais présage. Je visse mon esprit à cette fourmilière et j’imagine avec dégoût les milliers de pantins de chair qui s’y asphyxient, coincés sous les vapeurs de monoxyde. Jamais je n’y retournerai. Plutôt crever. J’ai trop goûté à la vie.
Soudain, le visage de Sarah apparaît dans l’écoutille. Elle grimpe les derniers barreaux et se hisse à son tour dans la vigie.
« — Le commandant n’aime pas qu’on monte sans prévenir, lâche-t-elle, essoufflée. Il dit qu’on n’a rien à foutre là, que si la vitre s’ouvre, on se prend un -40°C dans la face.
— Si tu savais comme je m’en tamponne du commandant ! Il est tellement usé qu’il préfère s’envoyer des godets d’oxygène avec les nantis plutôt que de venir ici, aspirer l’extase à pleins poumons. En trois ans de sairvice, j’ai jamais raté une arrivée sur Iliane. C’est pas ce soir que je vais commencer.
— Je sais, je sais. Je suis d’accord avec toi. Ce n’est pas ça…
— Alors, c’est quoi ? »
Ses cheveux bouclés rebondissent sur ses pommettes et tanguent doucement dans la houle, comme un arpège en équilibre sur une partition.
« — J’aurais aimé t’accompagner, confie-t-elle. »
Alors, je me penche vers elle et doucement, je glisse mes doigts dans ses cheveux. J’égare ma main vers sa nuque et l’attire vers moi. Elle me laisse l’embrasser et nous restons un moment ainsi, enlacés dans l’instant qui s’éternise. Puis je relâche doucement mon étreinte.
« — Tu veux voir un truc de dingue ? »
Je me penche vers le sol et d’un mouvement sec, je verrouille l’écoutille. Plus personne ne peut nous rejoindre en vigie.
« — Qu’est-ce que… »
Sans lui répondre, je me relève et d’un geste sûr, j’enclenche la poignée de sécurité. Aussitôt, des cliquetis de rouages qui s’agencent résonnent dans notre cage de verre. Les plaques de verrière se désolidarisent et se glissent dans les montants.
Aussitôt, une bourrasque sèche nous plaque tout au bord de la vigie. L’air glaçant m’étourdit comme une décharge électrique.
Sarah s’étouffe.
« — Tu es fou ? crie-t-elle. C’est hyper dangereux ! Remonte cette vitre ! »
Le visage terrifié, elle tend sa main vers le mécanisme, mais je l’en empêche, en la maintenant serrée contre moi. Je me plie alors par-dessus bord, face au vide, et j’éclate de rire.
« — C’est pas souvent que tu t’es penchée au-dessus de quinze kilomètres de vide, hein ?
— Lâche-moi ! »
Elle se débat.
« — Non ! Regarde ! Sens ! Juste quelques secondes. Regarde et respire. Elle est là, la vraie pulsion. Les passagers sont des cons. C’est là qu’il faut le consommer, l’air. Au front soufflant ! Pas dans les bouteilles raffinées bourrées d’additifs. Là. Comme une claque qui change tout ! Elle est là, notre putain de vie. »
Elle résiste un moment, puis son corps se détend. Je la relâche et attrape sa main dans la mienne. Son regard, chargé de reproches, se desserre alors. Ses traits s’affirment et elle se penche à son tour, hésitante, par-dessus la balustrade en acajou.
Loin en contrebas, de vagues reliefs montagneux sur un bord de mer d’un bleu azur. Au pied des falaises, des collines. Quelques prairies, des forêts plus au nord. Jusqu’au dôme d’Iliane.
Le visage de Sarah rayonne à présent. Et frissonne.
« — C’est fort !, hache-t-elle. C’est… C’est vivifiant !
— C’est surtout trop pauvre en oxygène. Il faut qu’on rentre, sinon, c’est l’asphyxie. »
Nous nous remettons à l’abri et je referme le mécanisme. Une fois les plaques de verre scellées, Sarah pressurise l’écoutille et ouvre la trappe.
« — Tu crois qu’on va se prendre une tannée ? demande-t-elle, radieuse.
— C’est certain.
— Qu’importe ! Plus que quelques jours, et nous aurons purgé notre peine. Plus besoin de sairvir de l’air aux riches. Nous pourrons redescendre sur Iliane, retrouver nos familles et nos amis. Et reprendre notre vie où nous l’avions laissée. »
Elle hésite quelques secondes, en me regardant droit dans les yeux, ses traits tirés en malice.
« — Peut-être même que nous pourrions nous marier ? »
J’ouvre la bouche, mais ne sachant quoi répondre, je la referme aussitôt et me contente de sourire. Un sourire mécanique. Un plissement de lèvres sans envie et sans vie. Je ne lui ai pas encore parlé de mon idée.
Nous redescendons sans échanger un mot, tandis que je repense à ses dernières paroles ainsi qu’à tout ce qui m’a conduit là.
Le braquage, c’était une connerie. J’étais un imbécile. Un incrédule pour qui la promesse d’argent facile avait pris le dessus sur l’infirmité d’un cadre sup’ sortant d’un café. Je pourrais bien justifier que je n’avais pas un rond. Je pourrais même ajouter que j’avais été viré le jour même d’un boulot sans âme et d’un appart’ minable aux traites impayées depuis des semaines. Mais ce serait trop facile. J’ai merdé, je ne veux pas qu’on me trouve d’excuse.
Et pourtant, il y a ce vieux bouquin que j’ai trouvé sur l’Aithếr, abandonné par des voyageurs dans une coursive du deuxième pont. Et depuis que je l’ai ouvert, il y a ce concept que je ressasse, tant son sens est fort. Un éternel retour, l’infinie répétition d’une existence, dans ses joies et ses peines… Alors, quand j’y pense, je ne veux pas imaginer une autre existence que celle que je vis. Je ne voudrais être à la place de personne d’autre. Et cette existence, je serais prêt à la vivre, et à la revivre encore. Car ces trois années de sairveur en conditionnelle dans les transporteurs d’ox’ ont bien été les plus fantastiques de ma vie. Et je ne veux plus me mentir.
Sarah marche devant moi. Alors qu’elle atteint sa cabine, j’attrape sa main.
« — Hé, Sarah ?
— Oui ? »
Elle se retourne.
« — Tu as déjà entendu parler des crieurs ?
— Les sauvages des forêts ? Une ou deux fois, aux infos.
— Et… » J’hésite. « Tu n’as jamais eu envie de les rejoindre ? »
Elle et me dévisage avec de grands yeux rieurs.
« — Pour quelle raison ? Manger des racines et s’écorcher le dos ? Non merci ! Pourquoi ? Ne me dit pas que tu y penses.
— Si, confessé-je. Parfois. J’ai discuté avec un passager tout à l’heure. Un permanent. Il m’a dit qu’il en avait déjà rencontré. On les trouve au bord de la mer. »
Elle fronce les sourcils. Je poursuis.
« — Dans deux semaines, les vents nous auront portés jusqu’à Iliane. Mais d’ici là, si nous le voulions, nous aurions le temps de…
— Arrête. Je sais ce que tu vas me dire. Mais c’est une mauvaise idée. Que voudrais-tu que nous y fassions ? Et puis, c’est impossible. Nous ne sommes pas conçus pareil. L’évolution nous a rendus différents des crieurs depuis trop longtemps. Physiquement, nous ne tiendrions pas plus de trois jours hors d’Iliane. Regarde ce qu’il s’est passé sur la vigie, tu l’as dit toi-même : ‘nous risquions l’asphyxie’ . »
Je balaye sa remarque d’une main.
« — Mais ça, c’est en altitude. Plus près du sol, c’est différent.
— Et les pluies acides, et les tempêtes, et les animaux sauvages ? C’est en altitude aussi ? Tu sais comme moi qu’il n’y a que sous les niches qu’on peut survivre. Ou au-dessus des nuages, comme ici, sur les transporteurs d’ox’.
— Mais je n’ai pas envie de survivre. Je veux vivre. »
À ces mots, son visage s’empourpre.
« — Mais qu’est-ce que tu imagines ? Qu’au-dehors, on vit de joie et d’amour ? Qu’on attend, oisif, le temps qui passe ? Au contraire. C’est la lutte à mort chaque jour, dans la boue et la faim. La lutte jusqu’à la mort !
— C’est ce que signifie vivre, non ? »
Elle retire sa main de la mienne. Son visage doux est devenu froid.
« — Tu racontes n’importe quoi ! Sois raisonnable et réfléchis un instant. Les crieurs ne sont pas plus heureux que nous. Eux aussi ne font que survivre, Dan.
— Ce n’est pas pareil…
—  Tu m’expliques quelle différence tu fais ? Tu crois qu’il y a plus d’honneur à survivre dehors que dedans ? Tu penses que la survie dans les cloaques d’Iliane vaut moins que celle des crieurs ? Tu te juges indigne de la misère d’où tu viens ? »
Elle s’éloigne de quelques pas. Sa main se pose sur la poignée de la porte, qu’elle hésite à actionner.
J’attrape l’instant au vol.
« — Non. Ce n’est pas ça. Je crois que…
— Arrête, coupe-t-elle. Tu ne crois rien. Tu n’as jamais rien cru. Rien osé. Ni pour moi, ni pour les autres. Ce que tu recherches, ce n’est pas l’aventure. C’est la fuite. »
Elle tourne les talons et s’enferme dans sa cabine.

***

J’ai rejoint la mienne et me suis allongé sur la paillasse défoncée qui me sert de matelas. Je suis resté là, à réfléchir à Sarah, à nous deux, au sens de ses paroles, et sans m’en rendre compte, j’ai laissé les heures s’égrainer.
Bercé dans les limbes vaporeux par le doux roulis du vaisseau, sous le balancement d’ombre de ma lampe-tempête, je me suis rappelé la suite du livre : « l’horizon nous semble de nouveau libre […], enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile, voguer au-devant du danger […] ; la mer, notre pleine mer, s’ouvre de nouveau devant nous, et peut-être n’y eut-il jamais une mer aussi pleine ».
Ces phrases m’avaient marqué. Pas seulement par l’invitation au voyage et à la découverte qu’elles suscitaient, bien que cette perspective m’excitât comme un gamin. Pas davantage par une incitation à fuir, comme l’association trop hâtive qu’en avait tirée Sarah. Mais parce qu’elles proposaient un renouveau, une création. Elles avaient regonflé mes poumons en un pur souffle de vie, puissant et volontaire, que la perspective d’un retour sur Iliane, dans cette maison de mort, menaçait d’asphyxier.
Je me suis surpris à parler à voix haute.
« — Tu ne veux pas survivre, Dan. Tu as toujours aspiré à mieux. Retourner sur Iliane, c’est baisser la tête. Rejoindre l’extérieur, c’est recréer. C’est s’empuissanter, c’est choisir l’engagement, l’exaltation du corps et des sens, c’est acter l’insoumission à l’oppression et à la morale. Sortir, c’est croître.
— Et Sarah ? »
Silence.
« — Je ne suis un peu égoïste, je sais. C’est juste que je ne peux plus attendre. Si elle en a envie, elle me rejoindra. »

***

Lorsque je rouvre les yeux, la nuit s’est déjà largement étendue sur l’Aithếr. L’aiguille de mon chronengreneur brille d’un bleu pâle, signe que mon sairvice débute dans une trentaine de minutes. Mon sac sur le dos, je gagne le pont principal. Le vieux n’est plus là : il doit enquiller les verres d’ox’ en digestif dans un bar du deuxième pont. A sa place, le bastingage est à nu, lustré par les embruns d’altitude.
J’avance sous la poulie du grand mat et lève les yeux au ciel, vers le cacatois qui grenouille mollement. Un bout traîne à portée, que j’attrape et qui me hisse en vigie. À cette heure, les coulées cuivrées des renforts de coque reflètent les scintillements des étoiles au-dessus de ma tête. Je sors de ma poche un message à l’attention de Sarah indiquant la position du vaisseau. Je le plie en deux et le glisse derrière la balustrade, là où elle s’est penchée plus tôt dans la journée. Si elle le cherche, elle le trouvera.
Lorsque j’abaisse la verrière, le vent s’est calmé. Au nadir de l’Aithếr, quinze kilomètres plus bas, l’écume blanche de l’océan grignote le rivage. Les ombres noires de la forêt s’étendent à perte de vue. Je verrouille mon parachute et grimpe sur la rambarde, le corps uni à l’horizon.
Il n’y aura pas de sairvice ce soir.
« — Allez, Dan. Il suffit de sauter. Comme ça. Sans en avoir l’air. »

 

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