La voiture a tourné longtemps avant de s’immobiliser. Le ciel était encore clair, zébré de rouge comme une peau de velours taillée au couteau. L’air était pourtant lourd et dense et sentait le sang. De gros nuages noirs descendaient du nord et présageaient une nuit sans étoiles. Une nuit sans vie pour le conducteur. Tout s’est brusquement accéléré. Le pare-brise a explosé, les épis de blé l’ont comme transpercé. Je n’ai rien entendu, je crois, j’étais trop loin. La tôle s’est froissée, et j’ai imaginé son crissement métallique aux accents de mort. J’ai senti des jambes qui se broyaient sans douleur, des organes que l’on comprime comme on presse une orange. Facilement, inexorablement, l’accident extirpait de ces corps la sève de la vie, à la manière d’un enfant suçant d’une paille les dernières gouttes d’un jus. J’imaginais les ultimes paroles d’une mère à son fils : « Sois prudent ».
Demain, les arbres s’apprêteront à marcher vers la mer. Ils se tourneront, une dernière fois, vers leurs compagnons de toujours, les champignons et leurs réseaux de fluides, d’odeurs et de signaux. Les milliers de bras minuscules des radicelles embrasseront avec la plus grande tendresse les milliers de bras minuscules des mycéliums. Puis, au rythme lent et sûr de leurs pattes d’éléphants, les hêtres sortiront des bois. Dans leurs bras gris, ils porteront à pleines brassées les houx, les fragons et les bois-jolis, les myrtilliers et les genets. Les chênes à l’écorce fendue prendront par la main les aubépines aux fruits rouges et les sorbiers garnis de passereaux. L’air sentira la feuille, la fleur et l’humus, et lorsque ces forêts arriveront sur la falaise ou sur la grève, on les verra, bruissantes et résolues, aller vers l’écume. Il faudra un frissonnement de plusieurs semaines pour que toutes et tous s’engouffrent dans la houle, pour que toutes et tous disparaissent dans la plaine liquide. Plusieurs saisons plus tard, les marées laisseront encore sur l’estran des andains de feuillées.
« Papa a toujours dit que les gens étaient fous dehors, et il avait raison.
C’est lui qui m’a tout expliqué.
La Troisième Guerre Mondiale a éclaté il y a de ça plus de trente ans, tout le monde ignore où elle a commencé.
Le terrorisme grandissait d’année en année, les grandes puissances étaient gouvernées par des dictateurs prêts à tout pour faire croître leur influence et la surpopulation créait de plus en plus d’inégalités ; la famine était devenue monnaie courante. Les écarts économiques et sociaux entre pays se sont creusés à tel point que les pays les plus riches se sont livrés une guerre sans merci pour prendre possession des petites terres affaiblies et de leur population.
Finalement, c’est une guerre nucléaire mondiale qui a tout ravagé et rendu l’air irrespirable.
Six heures cinquante. Je pense que je dois me lever à six heures cinquante. Disons que je dois être à huit heures trente là-bas ; oui, huit heures trente, ce sera bien. Que je sois pas en retard pour cette fois, c’est une journée importante, je peux pas me le permettre. Donc si je dois y être à huit heures trente, il faut que je prenne le métro de sept heures quarante cinq, soit quitter l’appartement à sept heures trente cinq. Je vais compter vingt minutes pour prendre le temps de faire un vrai petit déjeuner, je vais faire un effort et pas tout avaler en quatrième vitesse, debout dans la cuisine comme je fais d’habitude. Je vais m’asseoir à table avec un café brûlant, la radio en bruit de fond et le journal du jour, comme les gens qui ont l’air de réussir leur vie chaque matin. Et une douche aussi, c’est bien de prendre une douche avant les grandes occasions, au moins dix minutes sous l’eau chaude. Ça me fait arriver à quelle heure tout ça ? Trente cinq moins vingt moins dix, ça fait sept heures cinq, ça me laisse quinze minutes pour émerger après le réveil, quinze minute pour me remettre du traumatisme répété chaque matin de bruit strident qui vient me titiller les neurones et me sortir d’un des endroits les plus agréable au monde. Six heures cinquante donc. Sonnerie activée sur le téléphone, sonnerie activée sur le radio réveil, deuxième sonnerie de secours activée à six heures cinquante cinq, je crois que c’est bon, je suis prêt pour demain.