Les petits garçons modèles – Jeanne-Marie Bonnet-Garin

Lorsque nous étions enfants, nous vivions en Afrique, mon frère, mes parents, la bonne et moi. Mon père était directeur de la Caisse Centrale Africaine, notre bonne s’appelait Rosemonde. Nous habitions une maison de bois, haute de deux étages, surmontée d’une tourelle dans laquelle s’égosillaient en langue bantoue des perroquets gris. La bâtisse longue et blanche possédait une coursive sur laquelle ma mère, languide, passait ses après-midi ; un livre sur les genoux, elle attendait patiente le retour de mon père pour se rendre avec lui au club de golf après le coucher du soleil. Nous, les enfants, ne pouvions les accompagner mais nous avions l’autorisation de rester dans le grand jardin ceint de palétuviers en compagnie des employés. Tous étaient sombres de peau, ébène luisant de sueur, d’une immense gentillesse servile à notre égard, à l’exception de Rosemonde la blanche et laiteuse Bretonne, dure comme un bloc de granit. En attendant la pluie quotidienne, nous demeurions, mon frère et moi, côte à côte allongés sur la pelouse rase, tandis que la nuit précoce obscurcissait le parc. Les jardiniers noirs et maigres, courbés tout au long du jour, se redressaient et s’éloignaient en tirant leurs râteaux. C’était le signal de rapatriement, la bonne sonnait la cloche pour hâter notre retour à la maison. Nous ne tardions pas à quitter le jardin, la grande mare boueuse crachant au fond du parc ses humeurs glauques dès les premières gouttes de pluie qui ne tardaient pas dès l’extinction du dernier rayon solaire. Dans le pays, ces marécages fétides recevaient la dénomination de matitis ; ils infestaient les terres fertiles des miasmes qu’ils hébergeaient. Leurs berges étaient fluctuantes ; l’eau profonde était troublée de boue et de plantes aquatiques dont les feuilles lancéolées s’animaient, balancées par des courants nocturnes. L’interdiction formelle d’approcher de la bourbe était incontournable ; Rosemonde veillait à ce que nous ne dépassâmes pas les limites du civilisé, terme qu’elle employait fréquemment pour dénommer tout ce qui sortait de son champ de vision et la Bretonne avait la vue basse. Nous étions fort tentés de désobéir mais Rosemonde était plus terrible que les crocodiles qui rampaient au fond des eaux sombres.
Parfois un domestique quittait la famille, renvoyé pour cause de méfait dénoncé par Rosemonde ou bien disparaissait dans la nature luxuriante ; celle-ci s’empressait de nous raconter que le « boy » (qu’elle prononçait, selon son humeur, en breton américanisé ou bien en américain bretonnisé) était tombé dans le matiti pour la plus grande joie des reptiles. Elle retroussait ses gencives : sa dentition, telle un clavier de piano, nous apparaissait, ivoire et ébène ; des accords enjoués s’échappaient de sa gorge tonitruante. Depuis la terrasse, nous entendions alors trembler les flots noirs et frémir les racines aérifères qui plongeaient dans la vase. Le feulement des servals mêlé au ricanement des singes en s’élevant à la lisière du marais faisait vibrer les nénuphars étalés sur les ondes brunes. Les crocodiles laissaient crever des bulles en surface de l’eau mais jamais cependant, même lors de nos approches les plus téméraires, nous ne les apercevions.
Rosemonde était chargée de notre entretien et de notre surveillance. Née et élevée en Bretagne, elle avait reçu, avant de devenir bonne, une éducation religieuse sévère. Peu de temps après son arrivée chez nous, elle avait accepté de s’expatrier en Afrique avec notre famille mais la traversée des tropiques semblait lui avoir tourné la tête. Elle se plaignait d’être coupée en deux, un pied saboté dans chaque hémisphère, subissant les attractions du nord et du sud à la fois. Ce qu’elle ressentait s apparentait à un dédoublement de la personnalité qu’elle présentait depuis son arrivée en pays équatorial. Sa dualité la métamorphosait de bonne bretonne à méchante sorcière, d’égreneuse de chapelet à manipulatrice de grigri. Nos parents se rendant fréquemment en brousse pour l’inspection des centres de distribution des aides, nous étions contraints de demeurer seuls sous sa malveillante surveillance. En leur absence, elle se permettait toutes les fantaisies malsaines qu’un esprit dérangé par la partition équatoriale peut engendrer. Les humeurs de Rosemonde se modifiaient d’un moment à l’autre et nous voyions dans ces inversions caractérielles les méfaits de l’attraction terrestre qui fait s’écouler les siphons dans un sens ou l’autre selon que l’on se situe dans l’hémisphère nord ou dans l’hémisphère sud. En guise de repas, sa folie la poussait à nous préparer d’infâmes soupes à base de grenouilles verdâtres ; lorsque la pluie crépusculaire faisait jaillir les pustuleux anoures des hautes herbes, elle descendait dans le jardin, un petit panier à chaque bras ; elle s’appliquait à ramasser sur la pelouse humide les gluantes bestioles qu’elle prenait soin de sélectionner selon leur taille, les plus petites d’un côté pour la friture, les plus grosses pour la marmite d’eau bouillante. Hormis le potage batracien, elle nous obligeait à consommer des agoutis que des africains lui apportaient enveloppés dans des feuilles de bananier ; raidis par la cuisson, ces rongeurs semblaient étendre leurs pattes avec désespoir et c’était grande pitié que de les manger quand elle nous tendait une assiette en beuglant « diskenn a ra ! » ce qui signifie par chez nous « bon appétit ! ».
Parfois, afin de nous effrayer, elle enfourchait son balai, traversait la maison en hurlant son patois breton tout en faisant claquer sa main calleuse sur ses grosses fesses. Lors de ces gesticulations, il arrivait que l’un de ses énormes seins s’échappe de son corsage : ce mamelon gras et laiteux qui ballottait au rythme de son agitation était répugnant comparé à la petite poitrine si élégante de notre bien aimée mère. Ces soirs-là, elle nous envoyait de bonne heure au lit, ce qui lui permettait de recevoir des hommes sombres qui se faufilaient dans la maison sitôt nos chambres closes par ses bons soins. Nous l’entendions pousser alors des cris féroces et rouler au sol comme une bête sauvage ; sans toutefois connaître toutes les subtilités de la langue de Bretagne, il nous semblait entendre prononcer des « sacré nom de Dieu ».
Une nuit, alors que nos parents nous avaient laissé une nouvelle fois sous sa garde, des chants étranges résonnèrent dans la villa. Nous tenant la main, tant l’escalier était sombre et les bruits inquiétants, nous descendîmes à tâtons à la salle à manger. Une faible lueur de bougie éclairait la pièce qui recelait des ombres agitées. Des voix graves scandaient des paroles incompréhensibles auxquelles se mêlaient les injonctions de la Bretonne. Des couplets magiques s’échappaient de bouches lippues ; soufflés sur la chandelle, ces mots fétides faisaient danser la flamme qui s’habillait de bleu. Le son métallique d’une casserole martelée s’harmonisait à la percussion des pieds nus sur les lattes du parquet. Nous étions dissimulés derrière la porte entrouverte d’où nous apercevions notre Rosemonde vêtue d’un boubou, la coiffe de travers, qui tourbillonnait, agitant frénétiquement ses gros bras de matrone. Brutalement, elle s’immobilisa, tomba à genoux, faisant craquer ses articulations noueuses. Elle se mit alors à trembler et à se convulser en bavant, en proie aux affres de la magie. Sa coiffe tombée au sol avait été saisie par l’un des danseurs qui se l’était fichée sur le sommet du crâne, ses cheveux crépus s’échappant de tous côtés. La scène avait de quoi surprendre : Rosemonde terrassée à demi dévêtue, agitée de spasmes cloniques, la coiffe de dentelle tressautant sur la tête noire, le clair-obscur revêtait un aspect comique que nous n’avions pas cependant la hardiesse d’apprécier tant nous étions empreints de frayeur. Mon frère ne résista pas à cette dernière vision : il se mit à crier ce qui eut pour conséquence instantanée d’interrompre la cérémonie. La coiffe roula au sol ; Rosemonde sortit de ses transes et reprit possession de son attribut qu’elle planta dignement sur sa tête échevelée. Les visages sombres du marabout et de ses disciples se tournèrent en direction de la porte que nous venions d’abandonner, la fuite nous semblant la stratégie la plus adaptée pour échapper aux possédés. Tandis que mon frère se précipitait déjà dans sa chambre, je remontais pour ma part les escaliers en reculant, faisant face à la sorcière, par crainte de recevoir un sort dans le dos, ce qui représente le pire des maléfices. Malgré la lenteur de mon ascension, Rosemonde ne put me rattraper, son séjour à quatre pattes semblant avoir aggravé sa boiterie. Atteignant enfin le pallier, je pus apercevoir Rosemonde qui, de l’étage inférieur, vomissait des flots d’insultes vaporisées dans des vapeurs d’alcool. La tempête s’était levée sur la côte bretonne : les vagues se fracassaient sur les premières marches menaçant d’engloutir la montée d’escaliers ; le brouillard envahissait le rez-de-chaussée et l’on pouvait entendre une corne de brume mélancolique dans le lointain. Le flux et le reflux nous apportaient le son intermittent de sa voix aigre. Le malheur dont elle nous menaçait se brisait dans le ressac ; ne nous parvenaient que des mots épars « métamorphose…cagouilles…privés de far… », menaces qui nous firent, par la suite, garder le silence et ne pas dévoiler ce que nous avions vu cette nuit-là de pleine lune.

Mon père, en raison de sa fonction d’administrateur des fonds de la Caisse Centrale, gardait à la maison de grosses sommes d’argent destinées à payer le forage d’un puits ou la construction d’une route. Il entreposait ces francs CFA dans son bureau dont la porte demeurait toujours close quand il en était absent. A l’exception de Rosemonde qui détenait la clé de la pièce dans la poche de son tablier blanc pour en assurer le ménage, nul n’avait le pouvoir et le droit de pénétrer dans ce sanctuaire de l’aide africaine.
Un matin où nous jouions mon frère et moi sur la pelouse à quelque distance de la maison, nous vîmes l’un des jardiniers disparaître en courant au fond du jardin, une besace sur l’épaule. La brousse se referma derrière lui, ne laissant filtrer que le rugissement des fauves en rut à travers le rideau des fromagers.
Mon père, constatant en début d’après-midi la disparition de l’un de ses précieux sacs rempli de billets, alerta la police locale. Accompagnés de ma mère en émoi, mon père en colère et les policiers diligents débutèrent leur enquête auprès de chacun des membres de la famille, c’est-à-dire mon frère et moi. Puis ils poursuivirent leurs investigations par un interrogatoire du personnel, blanc tout d’abord, c’est-à-dire Rosemonde puis noir par la suite, c’est-à-dire tous les autres. Tandis que la plupart s’ingéniaient à raconter la survenue dans la matinée d’un probable fait inhabituel, envol de perroquets, chute de mangues, questionnés, nous demeurâmes muets. Après une inspection des lieux, les conclusions furent vite annoncées par les forces de l’ordre qui firent preuve d’un professionnalisme exemplaire. Constatant l’absence d’effraction, ils estimèrent que le voleur avait pénétré en soulevant le châssis de la fenêtre. Après une enquête si bien menée, les policiers quittèrent la maison tandis que dans nos têtes s’élaborait déjà un plan diabolique, beaucoup plus perfide et maléfique que les diableries de notre bonne.
Mon père ne tira aucune leçon de prudence de cet incident et d’autres nombreux petits sacs de billets s’entassèrent à la villa. Enfermé dans son bureau, cet argent lui semblait à l’abri de tout larcin mais il oubliait à nouveau fréquemment, quand il quittait la pièce, de refermer la fenêtre ouverte pour cause de moiteur équatoriale.
L’heure de la vengeance avait sonné. Nos parents s’absentèrent une nouvelle fois à l’occasion d’une semaine de safari organisée dans le nord du pays par leur grand ami, président du club de golf dont mon père était le trésorier. Nous fûmes confiés à Rosemonde la sorcière bigoudène. Voler la clé du bureau fut un jeu d’enfant puisque la bonne abandonnait le soir son tablier de travail pour se produire à demi nue devant son aréopage d’hommes ensorcelés. Nous pûmes ainsi aller dérober un sac qui nous semblait rempli d’or. Illusion sans doute car l’aide française à l’Afrique était, aux dires de mon père, peu consistante. Néanmoins, la réflexion sur l’état des relations franco-africaines étant à ce moment précis loin de nos pensées, nous trouvâmes le sac bien lourd pour nos petits bras chétifs d’expatriés. Il fut caché dans la remise aux outils jusqu’au lendemain matin où, échappant à la vigilance de la féroce Rosemonde, nous partîmes chargés du sac jusqu’au fond du jardin. L’eau sombre du marigot grouillait de larves ; les gouttes de pluie qui crépitaient en surface agitaient la petite population aquatique de trémulations paroxystiques. La berge était glissante, la vase et la pluie en rendant son abord dangereux.
Après avoir « plouffé » : « un, deux trois la galette des rois, quatre cinq six débouchez le cidre, sept huit neuf la crêpe à l’œuf », il fut décidé par le sort que mon frère resterait au bord de l’eau et que je serais le justicier rebelle. Nous nous mîmes à crier à l’unisson de nos voies impubères. La terrible Rosemonde, abandonnant le far qu’elle préparait, sortit de la maison rugissante, courant en se déhanchant jusqu’au marécage. Apercevant mon frère si près de l’eau, elle se rua sur lui avec fureur et détermination afin de le gifler. Réunissant alors toutes mes forces celtes, je jaillis derrière elle et, poussant son énorme derrière rempli de crêpes et de Kouign amman, la propulsai dans le marigot. Elle tomba tête première dans l’eau, ses gros sabots bretons ayant dérapé malencontreusement dans la boue. Elle disparut entre deux nénuphars et de grosses bulles aigres crevèrent alors la surface, témoins de la lutte intestine de Rosemonde et des crocodiles.
Rosemonde était bretonne, elle connaissait la bruine, l’océan qui se déchaîne, le vent tourbillonnant et les grandes marées mais pas la perfidie des eaux glauques des marais africains. Puis la surface redevint lisse, uniquement ponctuée par la pluie qui n’avait pas cessé de tomber. Après quelques minutes de contemplation d’un univers serein, nous jetâmes le sac de pièces dans les flots verdâtres. Il disparut instantanément, englouti par la bouche gluante du marigot et happé par la main cupide de la sorcière bretonne. La vision de ces richesses absorbées par la fange était terrifiante, presque insoutenable.
Il ne nous restait plus qu’à pousser des hurlements qui attirèrent les serviteurs au fond du jardin. Ils nous découvrirent en pleurs, de grosses gouttes dégoulinant le long de nos joues pâles. En gémissant, nous contâmes que nous avions vu Rosemonde courir vers le bois et disparaître cahin-caha dans les flots sales. Avec de larges filets et l’aide des perspicaces policiers, Rosemonde fut repêchée, ou plutôt ce qu’il en restait, ses sabots, sa coiffe et sa croix ainsi que le sac d’or qu’elle avait volé. Tout parut clair aux lucides enquêteurs et à nos parents à leur retour de chasse. Rosemonde qui détenait les clés du bureau était la complice du jardinier. Renouvelant une seconde fois son méfait, elle avait glissé avec l’objet de son délit dans le marécage alors qu’elle tentait de se sauver pour retrouver son amant ; maman, très prude, n’employait pas cette dénomination osée mais évoquait le jardinier comme l’homme qui avait détourné la bonne de sa voie chrétienne. Le bon Dieu avait puni la Bretonne.
Notre entourage familial ainsi que tous les membres du club de golf nous plaignirent beaucoup lorsqu’ils apprirent l’horrible vérité sur Rosemonde. La compassion dont nous fûmes entourés, alliée au souvenir des mauvais traitements que la satanique nous infligeait, nous firent rapidement oublier le marigot, les crocos et la glissade malencontreuse.

Notre père est directeur de la banque de Saint-Malo. Avec ma mère, ils se sont absentés aujourd’hui pour le marché de Plancoët, nous laissant, mon frère et moi, à la garde de Rosemonde, notre bonne bigoudène. Elle balaie la cuisine en chantant des gavottes, faisant claquer ses sabots sur les dalles de pierre. Sa croix dorée ballote dans son décolleté au rythme de sa danse chaotique. Rosemonde souffre d’une dysplasie congénitale de la hanche.
Nous sommes assis à table devant un bol de soupe fumante. Mon frère sanglote, sa cuillère à la main.
Une encyclopédie est ouverte sur la table au chapitre Afrique. Un chat tapi derrière la porte pousse des miaulements graves. Il pleut. Par la fenêtre j’aperçois la mare au fond du jardin. Les gouttes de pluie y dessinent des cercles et les grenouilles rident la surface en sautant des nénuphars. Rosemonde nous oblige à terminer nos bols. J’ai horreur de la soupe au chou et aujourd’hui je déteste Rosemonde, ses sabots, sa croix et son potage.
Je jetterais bien Rosemonde aux tritons du bassin…