Le tueur – Thomas Ces

Mercredi 15 janvier
Depuis combien de temps court-il maintenant ? Dix minutes ? Peut être quinze. Il l’ignore. Il se colle dos à un arbre, tentant de calmer sa respiration en prenant de grandes inspirations. Il tend l’oreille, à l’affût du moindre bruit suspect. Il était là. Dans le parc. Celui dont les journaux parlaient tant depuis quelques jours. Le tueur.
Il n’avait laissé sa maîtresse que quelques minutes, le temps de trouver un endroit où se soulager. Quand il revint vers elle pour terminer leur petite affaire, il l’avait vu. Penché au-dessus du corps allongé. Un couteau dans la main droite. Un mouvement de recul et il entendit une branche craquer sous son pied. Le tueur releva la tête. Il vit son regard. Froid comme l’acier. Impitoyable traqueur. Le tueur. Il prit la fuite.
Tandis que son souffle revient peu à peu, il cherche où il avait vu son visage. Il le connaissait. Mais d’où ? Un bruissement de feuille sur sa gauche. Le tueur. Il court vers la sortie du parc. Vu l’heure, les portes doivent être fermées, pense-t-il. Il s’arrête, le temps d’écouter, tout en cherchant une prise pour grimper rapidement.
Il arrive de l’autre côté, longe les grilles du parc jusqu’à atteindre de grands immeubles. Il scrute les ombres des ruelles. Enfin une cachette possible, le temps de s’assurer que le tueur n’est plus à ses trousses. Recroquevillé, il attend derrière un tas d’ordures. Fragile, mais peu lui importe. Il force son cœur au calme. Sa respiration reprend une allure plus normale, constante. Il réfléchit.

Lundi 13 janvier
Cela faisait maintenant quatre jours que sa femme était partie chez sa mère, souffrante selon elle. Il savait qu’elle passait un moment tranquille avec son amant. Il ne lui en voulait pas. Il faisait la même chose avec sa maîtresse. Ils passaient leurs journées à faire l’amour, un peu partout dans l’appartement. Et de temps en temps, ils se tenaient informés de l’actualité. C’était comme ça qu’il avait entendu parler de ce tueur en série qui sévissait dans la ville. Il ne s’en prenait qu’aux femmes, belles. Mais surtout seules.
Le tueur était devenu une source de plaisanterie entres eux. Ils en riaient encore quand la sonnette retentit dans l’appartement.
– Bonjour, inspecteur Marcus Hill, de la police criminelle. J’aurais quelques questions à vous poser.
– Cela ne peut pas attendre ? C’est que je suis un peu occupé pour le moment.
Il refermait la porte mais l’inspecteur coinça son pied dans l’ouverture.
– Cela ne prendra pas longtemps.
A contrecœur il l’avait laissé entré. Ils s’installèrent dans le salon, l’inspecteur dos à la chambre restée entrouverte.
– Vous êtes bien Monsieur Aristide Félipart ? demanda l’inspecteur, prêt à inscrire ses moindres propos sur un petit calepin.
– Oui, fit sèchement Aristide. Venez-en aux faits, je n’ai pas que ça à faire.
– Moi non plus. Connaissez-vous Mademoiselle Géraldine Tessa ?
– Ma voisine ? (L’inspecteur acquiesça d’un signe de tête). Oui, de vue uniquement. Pourquoi ?
– Que faisiez-vous la nuit du samedi 11 janvier au dimanche 12 ?
– J’étais ici, chez moi.
– Quelqu’un pour confirmer vos dires ?
– Oui.
– Qui ?
– Une amie, bafouilla Aristide.
– Je vous remercie.
L’inspecteur se leva, jeta rapidement un coup d’œil autour de lui. Et prit congé.

Mercredi 15 janvier
Un bruit sourd, métallique, résonne derrière lui. Son cœur fait un bond dans sa poitrine. Il sort en trombe de sa cachette, et rejoint une rue adjacente, plus fréquentée. Il se mêle aux gens, adoptant une allure plus régulière, plus lente. Il s’engouffre dans le métro. Il ne sent son pouls ralentir qu’une fois que sa clé ferma sa porte d’entrée. Là, il ne pourra l’atteindre. Le tueur.

Vendredi 7 février
Trois semaines. Sa femme l’a quitté définitivement. Son patron lui a donné un congé de longue durée. Sa maîtresse a été tuée. Les journaux ne parlent plus du tueur. Lui cherche. Il enquête. Il a le temps maintenant. Il récolte des indices.
Première victime : Jessica Bonnido. Une femme qui avait travaillé durant deux mois au même endroit que lui.
Deuxième victime : Jin Li. Une femme d’affaire qui vivait à Paris.
Troisième victime : Marlène Montfori. Une boulangère dans son ancien quartier.
Quatrième victime : Hélène Caplon. Une femme de ménage de la banlieue bordelaise.
Cinquième victime : Katerine Pokvik. Jeune fille au pair russe, à Toulouse.
Sixième victime : Emmanuelle Vifroi. Sa maîtresse.
Il a eu ces noms grâce à des contacts dans la police. Et il a eu accès pendant quelques heures aux dossiers. Toutes tuées, la gorge tranchée. Les viscères étaient méticuleusement enroulés autour de la gorge des victimes. Le cœur emplissait la bouche. Il a vomi en observant les clichés de la police. Seule sa maîtresse a échappé à ce charnier. Il l’a dérangé. Le tueur.

Lundi 10 février
Les pistes divergent toutes , pense-t-il. Impossible pour lui de recoller les morceaux du puzzle. Une nouvelle victime aux informations. Encore le même rituel.
Il arrive enfin sur les lieux. Les journalistes encore présents autour du cadavre. Les flashs qui crépitent le mettent mal à l’aise. Un frisson lui parcourt le corps. Il se sent épié. Aristide tourne sur lui-même. Il ne peut le voir au milieu de cette foule. Le tueur ?
La mare de sang s’est solidifiée, figeant les brins d’herbes dans une teinte vermeille. Il scrute le moindre recoin de ce petit parc. Il l’a trouvé. L’endroit où il a attendu sa victime. Une trace blanchâtre tache les feuilles du buisson. Un vrai psychopathe ce type.

Mercredi 12 février
La bibliothèque l’appelle enfin pour lui dire que les livres sont arrivés. Il se plonge à cœur perdu dans la lecture. Des ouvrages sur les analyses psychologiques de tueurs en série américains. Sur les rites des grands tueurs de l’histoire de l’humanité. Il doit trouver le moyen de l’identifier. La police n’arrive à rien. Elle piétine. Lui avance. Il tient un journal où il retranscrit ses idées. Une enfance malheureuse. Son père l’a battu. Ou sa mère peut-être. Baladé de familles en familles. Toutes les hypothèses doivent être vérifiées.

Jeudi 20 février
Encore une nuit sans trouver le sommeil. Encore une nuit penché sur les ouvrages de la bibliothèque. Encore une cafetière de vidée. La sonnette. L’inspecteur Marcus Hill.
– Monsieur Félipart, puis-je vous parler un moment ? C’est très important.
Sa voix. Le son de sa voix. Un souvenir ?
– Entrez, je vous en prie.
– Ce que je dois vous dire n’est pas facile. Donc je vais aller droit au but. Votre femme a été retrouvée morte la nuit dernière à son domicile.
– Michelle ? Comment ?
– Je dois vous demander où vous étiez durant la nuit du 18 au 19 février.
– J’étais ici, comme d’habitude.
– Personne pour confirmer vos dires ?
– Non. Je n’ai rien à me reprocher. Comment est-elle morte ?
– Allumez votre poste de télévision et vous le saurez.
Il a encore frappé. Pas n’importe qui. Sa femme maintenant. Après sa maîtresse. Le tueur.

Samedi 22 février
Quelqu’un de son entourage ? Un ami ? Un voisin ? Pas une coïncidence. Non. Impossible. Il est sûr de lui. Quelqu’un qu’il côtoie. Qu’il côtoyait. Tous les jours ou presque. Ses recherches se font de plus en plus précises. Il se rapproche de lui. Lentement. Sûrement, oui. Il sent qu’il est dans la bonne direction. Il touche au but. Il cerne le personnage. Son passé chaotique. Ses pulsions secrètes. Ses désirs qu’il a gardé enfouis au plus profond de lui pour s’intégrer dans la société.
Son physique. Banal. Anodin. Passe-partout. Pour s’approcher de ses victimes. Enjôleur. Beau parleur. Séduisant. Pour qu’elles ne se méfient de rien. Rapide. Preste. Agile. Pour les tuer rapidement. Savant. Cultivé. Médecin. Pour appliquer son rituel.
Il comprend de mieux en mieux ce tueur. La police piétine encore. Semant ses efforts au vent. Il est en liberté. Plus pour très longtemps. Il sourit. Il l’aura. Il le fera payer. Le tueur.

Jeudi 12 mars.
Deux nouvelles victimes. Toujours des femmes. Il ne les connaît pas. Sa piste s’éloigne ? Il l’ignore. Il se détend dans un parc. Son cerveau en ébullition. Ses méninges ne cessent de s’activer. Jour et nuit. Il entend un craquement. Souvenir d’une certaine nuit. Il se tapit derrière un buisson et attend. Il le voit. Le tueur.
Il cherche une victime. Une nouvelle femme. Innocente. Son cœur bat la chamade. Il ne semble pas armé. Mais il le connaît. Il a un couteau. Il ramène ses bras vers lui. Prêt à bondir. Des personnes arrivent vers lui. Pas le bon moment. Il réfrène ses pulsions. Il ne doit pas le laisser s’échapper. Le chasseur devient le chassé. Il sourit à cette pensée.
Il le suit. Prenant attention à ne pas faire de bruit. Il ne se doute de rien. Il ne sent même pas qu’il est suivi. Le naïf. Il se croit protégé derrière la personnalité qu’il affiche aux yeux de tous. Inviolable. Intouchable. Stupide. Il tourne au coin d’une rue. Il court. Il a disparu. Le tueur.

Vendredi 13 mars.
Il a attendu toute la journée que la nuit tombe de nouveau. Enfin. Il doit le trouver. L’attraper. Il peut le faire. Il n’a pas besoin de la police. Il n’a besoin de personne. Des éclats de voix. Des gens insouciants errent dans le parc. Les minutes s’écoulent. Lentement.
Il l’aperçoit. Derrière un buisson. Comme pour cette femme où il était parti enquêter sur place. Il approche silencieusement de lui. Et bondit. Un enfant. Il le fait partir en courant. Et regarde ce qu’il épiait. Une femme. Brune. Endormie sur une couverture. C’est vrai que le temps est clément. La douceur du printemps est arrivée bien tôt. La même douceur que les bras de sa mère. Quelle mère ? Aucune mère. Jamais le temps pour un moment de tendresse. Jamais le temps pour un baiser déposé sur le front. Jamais le temps.
Il sort de ses souvenirs d’enfance. La femme est partie. Personne ne viendra cette nuit-là. Le tueur est parti. Le lâche.

Samedi 14 mars.
Nouveau meurtre. Dans le parc où il était. Il n’a rien vu. Damned. Il s’en veut. Il aurait pu la sauver. Cette femme. Innocente. Impossible. Il était seul dans le parc. Il en est certain. Souvenirs.
Elle. Allongée. Etendue sur sa serviette. Ses cheveux bruns, bouclés, encadrant son visage. Doux. Serein. Sa poitrine se lève au rythme de sa respiration. Il se sent apaisé. Comme quand il était enfant. Quand il regardait sa mère dormir. Quelle mère ?
Ses yeux se remplissent de larmes. Une mère alcoolique. Cuvant son vin dans le sommeil. Après avoir battu son fils. Voilà les souvenirs qu’elle lui a laissés. Et son père ? Quel père ? Quel homme ? Lequel de ces hommes qui la payaient est son père ? Inconnu. Frustration. Rage. Colère.
Il bondit sur elle, la lame de son couteau aiguisée fendant l’air et tranchant sa gorge. Tendre. Le sang s’écoule dans l’herbe. Elle le fixe. De ses grands yeux noirs. Il la maintient au sol. Le temps qu’elle se vide. Que sa mère disparaisse. Enfin. Il sourit. Il a encore beaucoup à faire. Lui. Le tueur.

Epilogue
Dimanche 15 mars.
La lumière l’éblouit. Il veut se protéger les yeux mais impossible car il est enchaîné, menotté à sa chaise métallique. Il cligne plusieurs fois des yeux et finit par discerner les contours d’une pièce, un immense miroir sans tain devant lui. L’inspecteur Marcus Hill entre dans la pièce.
– Enfin réveillé, Monsieur Aristide Félipart.
Il n’aime pas son ton, méprisant et hautain. Il s’assoit devant lui et laisse tomber un épais dossier sur la table d’acier qui les sépare. Il l’ouvre devant lui après l’avoir fixé de longues minutes. Le dossier contient toutes les photos des victimes, ainsi que de nombreux témoignages et des notes.
– Je crois qu’il est temps de tout nous dire, Monsieur Félipart.
– Vous dire quoi ?
Ce regard. Le même que dans le parc, le soir où sa maîtresse a été tuée. Calculateur. Pénétrant. Froid. Le tueur serait un inspecteur ? Il lui fallait alerter les autres policiers du commissariat. Vite.
– Nous savons qui tu es réellement. Le tueur en série dont tous les journaux parlent. Pourquoi avoir tué ces femmes, Aristide ?
– Moi ? Le tueur ? Je suis incapable de faire le moindre mal. A personne.
L’inspecteur énonça chacun des noms, les uns après les autres. Aristide ne décrispa pas la bouche. Refusant de laisser ses pensées, ses souvenirs, que ces noms évoquaient, dévoiler son véritable moi.
Jessica Bonnido . Elle l’avait giflé quand il avait encore mis sa main sur sa cuisse. Elle avait posé sa démission quelques jours après. Elle l’avait laissé seul. Comme sa mère.
Jin Li . Il l’avait rencontrée lors d’un voyage à Paris. Elle lui avait ri au nez quand il lui avait proposé de le rejoindre dans sa chambre d’hôtel. Insultant.
Marlène Montfori . Il l’avait entendu colporter des ragots sur lui. Mettre en doute sa virilité était la dernière chose qu’elle fit.
Hélène Caplon . Chez un ami, en vacances, elle l’avait réveillé en faisant du ménage. Il avait voulu qu’elle se fasse pardonner. Elle aussi avait ri.
Katerine Pokvik . Une étrangère qui l’avait bousculé. Elle s’était moquée de ses habits. Ouvertement et devant tout le monde. Quelle humiliation !
Emmanuelle Vifroi . Sa maîtresse le quittait, lasse de se faire traiter comme une moins que rien. Elle partait avec tous les bijoux qu’il lui avait gardés.
Michelle Félipart . Elle était finalement venue le retrouver pour lui apporter les papiers du divorce. Il n’avait eu plus qu’à suivre l’adresse qu’elle avait notée.
Ludivine Merige et Antoinette Rospar. Deux stupides femmes qui l’avaient nargué en se promenant seules dans le parc.
Rose Chartio . La dernière. Cette femme qui ressemblait tant à sa mère. Son dernier souvenir d’elle, dépérissant sur le canapé, et tentant de se piquer encore une fois. Elle avait fini par l’abandonner.

Le tueur est ici. Parmi ces gens. Il le sait. Il déambule librement sachant que tous ignorent sa véritable identité. Mais lui veille. Il le doit à sa maîtresse, à sa femme et à toutes les autres victimes. Il se le doit à lui. Il a réussi l’exploit d’intégrer la même équipe que celle du tueur. Alors que la police patine encore. Bientôt le tueur fera une erreur. Bientôt il le capturera. Bientôt.
Pour l’heure il se contente de le regarder travailler. Un bon samaritain. Vu de l’extérieur. Toujours prêt à aider ces personnes. Des schizophrènes internés sur ordre du tribunal.