C’est la faute aux quanta – Alain Bremont

De l’intérêt de l’Histoire des Sciences.

Me voilà à la prison Saint-Joseph. La lourde porte de ma geôle vient de se refermer pour trente ans.
– C’est la faute aux quanta, me déclara madame la juge, non sans perspicacité et avec un humour que j’avais toutefois du mal à apprécier.

Qu’est-ce qui me pousse aujourd’hui à écrire ces lignes ? Sûrement pas le souhait que mes amis les lisent. C’est plutôt la conscience de ma bêtise et de mon ignorance mais aussi dans doute le besoin de calmer la fureur qui m’envahit lorsque je repense à cette histoire. Cette tâche l’apaise en effet, au moins momentanément.

Et pourtant, tout avait si bien commencé ! Au sortir de ce long week-end du quatorze juillet, je me sentais enfin libéré. Après trente-sept ans de calvaire auprès d’une moitié qui en valait bien une entière pour la méchanceté, la mesquinerie et les exploits sexuels extraconjugaux, voilà que tombait enfin ma chaîne de galérien.
– Elle est enfin partie, disaient mes bons amis de toujours.
– Comment as-tu pu la supporter si longtemps ?
– Par habitude, et avec la peur du changement, répondis-je. Et puis, vous le savez, je me diluais dans le travail, j’allongeais mes missions lointaines, je disparaissais en quelque sorte.
Ce qu’ils ne savaient évidemment pas, c’est que je venais tout simplement de l’assassiner. Depuis plusieurs mois, je n’y tenais plus, je tentais sans fin d’échafauder une entreprise qui devrait être sans faille et la solution me vint lorsqu’un collègue me montra de vieux documents exhumés d’un local poussiéreux qu’il venait juste de déblayer. Mon plan s’élabora : il respirait la perfection. Avec un projet si soigneusement et si longuement mûri, personne ne découvrirait jamais le corps et mes amis, interrogés, évoqueraient un départ motivé par notre mésentente, nos disputes et ses notoires infidélités.
J’avais le bonheur de travailler dans un immense et magnifique parc où les vieux arbres voisinaient paisiblement avec d’antiques bâtisses autrefois dévolues à la recherche. Des locaux plus neufs les avaient supplantés pour le confort et l’efficacité, sans nuire à la paix de ce lieu magique. Si certains avaient continué de servir fidèlement, de vénérables bâtiments gisaient abandonnés. Je savais en particulier, qu’au sous-sol de l’un d’entre eux, une lourde porte donnait accès à un très long souterrain. Plus de cent ans auparavant, dans ce lieu obscur et mystérieux, des expériences de physique sur la lumière battaient leur plein. Un brillant et néanmoins jeune physicien venu de Paris poursuivait des expériences menées, pour sa thèse, dans les sous-sols du laboratoire de chimie de l’Ecole Normale Supérieure. Lui parti, personne n’avait plus utilisé cette longue pièce voûtée, sauf pour y entreposer quelque vieux mobilier usagé devenu inutile. Le temps avait en grande partie épargné cette galerie, mais à l’une de ses extrémités les parois s’écroulaient. Les lourdes pierres qui la fermaient gisaient éparses, laissant la terre s’affaisser au gré des intempéries.
Je savais qu’en ce long week-end de fête nationale et avec l’aide d’une météo particulièrement favorable, le parc serait désert. Le directeur, en mission lointaine, observait le ciel austral. Le gardien même, avait emmené femme et enfants dans une lointaine campagne familiale. Je disposais ainsi de trois longues journées pour réaliser mon dessein.
Le passage de vie à trépas de ma dite moitié fut plus facile que je ne le craignais : inutile que je vous dépeigne des détails si peu élégants et, somme toute, assez banals pour les lecteurs, assidus comme vous, de romans policiers. Je transportai le corps dans mon break et, de là, au fond de la longue salle voûtée. Mes amis disent que j’ai une robuste constitution et c’est vrai que la descente ne se révéla pas trop difficile. Plusieurs voyages furent nécessaires pour amener les outils, le sable et le ciment. Je creusai assez facilement un large trou dans la terre meuble du fond du souterrain. Sans aucun remord, j’y déposai le corps, le recouvris de terre puis démarrai la reconstruction. Il me fallut bien deux jours pour rebâtir, pierre après pierre, le mur du fond de la galerie. Le travail me sembla parfait. Je pris même le temps d’admirer mon oeuvre. Même un architecte des monuments historiques n’y trouverait rien à redire : nulle différence n’apparaissait entre ma reconstruction et les parois latérales.
Le lundi suivant, je repris mon travail en toute sérénité. Personne n’avait remarqué ma présence sur le site pendant le week-end. Je manifestais tout juste ce qu’il faut de fébrilité pour quelqu’un dont l’épouse a disparu, mais pas trop car personne n’ignorait nos relations pour le moins tendues. Quelques jours plus tard, je signalais sa disparition à un gendarme qui me demanda, non sans délicatesse, si elle avait un amant.
– C’est possible, déclarais-je, mais j’ignore tout de lui. Il est vrai que c’est toujours le cocu le dernier informé ! Ma déclaration était en partie vraie : mon épouse avait eu tellement d’aventures que je m’étonnais en moi-même que les gendarmes ne les connaissent pas mais, c’est vrai, j’ignorais tout du dernier. Peut-être même y en avait-il eu un parmi les membres de cette corporation mais il est vrai que, par le jeu des mutations, le personnel se renouvelait assez vite.
La maréchaussée me tint informé de ses recherches, bien entendu infructueuses, me rassura en me disant que les disparitions d’adultes étaient fréquentes et que la gendarmerie ne pouvait pousser plus loin les recherches. A cet âge, les disparitions sont très souvent volontaires et il disparaît plus de cent mille personnes par an, me dirent les pandores, alors la vôtre… Je leur fis part de mon inquiétude, ils me rassurèrent. Je leur témoignai de ma compréhension. Nous décidâmes de nous tenir au courant d’éventuels faits nouveaux et tout fut dit.
Mes activités professionnelles, ma nouvelle vie et de nouveaux loisirs m’accaparèrent sereinement. Les amis fidèles et quelques rencontres féminines emplissaient d’une douce chaleur mon esprit et mon cœur. Le temps s’écoulait avec la douceur des petits bonheurs quotidiens.
J’eus bien un léger pincement au cœur lorsque, deux ans plus tard, une commission du patrimoine se constitua et décida d’examiner en détail tous les bâtiments du site. Au cours de sa visite, elle inspecta naturellement le souterrain, prit des photos : elle n’y découvrit rien d’anormal. Le mur du fond n’attira même pas les regards des plus minutieux de ses membres.
Ma vie reprit son cours habituel, mon inquiétude disparut rapidement et cette visite contribua même à me rassurer quant au succès de mon entreprise puisque personne n’avait rien décelé. Et pourtant, c’est bien de ce jour funeste que datent mes ennuis. Le ver était dans le fruit. Comment et pourquoi me direz-vous ? Par la faute de l’Histoire et de la Science réunies.
En effet, parmi les membres de la commission, un tout jeune historien des sciences, Max P., se prit de passion, après sa visite, pour l’étude de la lumière. Lors d’un séminaire, un de ses collègues historien l’avait persuadé de l’intérêt de la réplication des grandes expériences de physique pour en connaître, mieux que par les articles scientifiques, les présupposés théoriques et les aléas de leurs mises en pratique autant que les incertitudes de leurs interprétations. Le souterrain lui parut convenir parfaitement à un projet sur la mesure de la vitesse de la lumière qui lui tenait tout particulièrement à cœur. Il prit connaissance des travaux à l’origine de la construction du souterrain et décida de les reconstituer dans leur intégralité. Les plans, produits par un architecte lors de la demande de classement du site, lui permirent d’étayer son projet. En consultant l’inventaire des instruments patrimoniaux, il reconnut avec bonheur, que tout ce dont il avait besoin était disponible. Max vérifia leur état de marche : ils avaient traversé les siècles sans encombre. Tout fut mis à sa disposition par une direction heureuse de voir revivre cet antique lieu de science.
C’est avec d’infinies précautions qu’il transporta tout l’attirail nécessaire au fond du souterrain. Après de longues semaines passées dans cet univers sombre et humide pour installer et tester le matériel, vint le jour de la première expérience. Une petite assistance fort curieuse, délaissant ses travaux quotidiens, scrutait, non sans un certain sourire de condescendance, les appareils que notre historien manipulait avec fièvre. Il flottait comme un air de fête dans ce lieu sinistre. Tout fonctionnait aussi bien qu’un siècle plus tôt et il obtint assez vite plusieurs séries de mesures soigneusement recopiées dans un carnet à spirales. La dextérité et la sûreté du geste de l’apprenti physicien convainquit l’assistance qui regretta même la trop grande rapidité de ses travaux. Elle en redemandait. Elle fut servie ! La semaine suivante, Max se consacra fébrilement à l’analyse des résultats. Hélas la déception fut au rendez-vous car ils se révélèrent très éloignés de ceux obtenus par son lointain précurseur. Néanmoins aucun découragement ne l’arrêta car il se remémorait en effet les péripéties de la réplication des expériences de Coulomb sur la mesure des charges électriques. Au cours de ce travail, de nombreux échecs s’étaient succédé pendant plus de six mois et il avait fallu beaucoup de perspicacité et d’inventivité pour déterminer les sources des déboires des chercheurs de l’équipe. Instruit par cette expérience, il vérifia son matériel, l’étalonna de nouveau et refit plus de vingt fois de nouvelles mesures. Aucun de ses résultats ne concordait avec les publications de son auteur préféré. Mais, assez curieusement, les valeurs qu’il obtenait, toutes proches les unes des autres, témoignaient d’une certaine cohérence. La dispersion des mesures était très petite, il s’estimait cependant incapable de comprendre le résultat final de ses calculs. Accablé par ce mauvais sort, il fit alors appel à l’un de ses amis, physicien et statisticien de génie, qu’il convainquit de venir à son secours. Albert, c’était son nom, entra les données dans son ordinateur, traça courbes et graphiques, multiplia les tests statistiques les plus sophistiqués. Sa conclusion fut sans appel :
– Max, tu es impardonnable lui déclara son collègue Albert ! Tu t’es, tout simplement, trompé sur la valeur de la distance entre ta source et le miroir que tu as placé au fond du tunnel. Quel étourdi tu fais !
– C’est impossible. J’ai pris la valeur donnée sur les plans dressés par le géomètre-expert et ses mesures sont précises au millimètre ! Ce sont d’ailleurs celles qu’avait utilisées le physicien qui, ici même, il y a cent ans, avait conduit avec succès son expérience. J’ai mesuré la distance entre le mur proche et mon émetteur, je l’ai déduite de la longueur totale du souterrain et j’obtiens donc la distance que tu réfutes. Qu’as-tu à redire à ce procédé ?
– Je suis sûr de ton erreur. Allons vérifier ensemble.
Max et Albert réunis pour cette entreprise et munis d’un de ces appareils de précision qui utilisent le laser, durent se rendre à l’évidence : il ne manquait pas moins de dix centimètres. Le géomètre, consulté par l’expérimentateur ulcéré par cette erreur, jura que c’était impossible : jamais il n’aurait pu commettre une telle méprise. Il se déplaça sur le site, refit des mesures mais ne put que confirmer la longueur estimée par Albert. Il inspecta avec soin les murs du souterrain et attribua la différence à quelques travaux sacrilèges susceptibles, sans aucun doute, de dénaturer ce bâtiment historique.
– Cela ne se passera pas comme ça déclara-t-il, furieux. Vous aurez de mes nouvelles ! déclara-t-il devant Max et Albert qui n’y pouvaient rien.
Moi j’en eus, en effet, des nouvelles. Le directeur de l’observatoire informé par ses soins s’offusqua de ce que quelqu’un eut pu modifier, sans son accord, un tel monument historique en voie de classement. Les ouvriers de l’établissement, d’abord soupçonnés d’avoir voulu consolider l’édifice, nièrent farouchement avoir touché à la galerie. Une plainte fut déposée, des experts convoqués, le mur du fond sondé, le corps découvert puis identifié. Et voila pourquoi aujourd’hui, par la faute de Planck, je me trouve au fond de ce cachot. Avoir ainsi négligé l’Histoire des Sciences : quelle déplorable erreur pour un physicien !