La Rhapsodie – Georges Paturel

     À Philippe, Tom et Jerry

Ma femme et moi remontons la rue de Bonnel en direction du grand auditorium lyonnais. Depuis ce matin, je suis enrhumé ou grippé ; de toute manière une maladie très gênante quand on est de concert. Je n’ai pas eu le temps de passer un pantalon correct. J’ai gardé ce vieux pantalon tirebouchonnant et lustré aux genoux. Mais qu’importe ! Aujourd’hui, les artistes acceptent bien de se présenter en public, habillés de la sorte.

Le célèbre pianiste, Nicolai Luganski, s’est luxé l’épaule et il ne peut assurer son récital avec le violoniste, Vadim Repin. Ce sera Arabella Steinbacher qui remplacera Repin. Quant au pianiste… ce sera la surprise de la soirée.

Nous arrivons sur l’esplanade de l’auditorium. Il fait nuit. Il pleut. Il fait froid. Je frissonne. Je serre mon manteau sur mon corps transi. Quelques annonceurs nous distribuent des publicités pour des concerts à venir. Nous entrons d’un pas rapide dans le hall où se presse déjà une foule nombreuse faite d’un mélange de jeunes gens décontractés, et de personnes âgées, élégantes et raffinées. J’aime bien ce public hétérogène et passionné. Nous passons devant le coin repas, où quelques retardataires finissent hâtivement leur frugal dîner, et nous nous dirigeons vers l’orchestre. Je suis à la place D9, au quatrième rang sur la gauche, la place idéale pour bien voir les mains du pianiste virevolter sur le clavier et ressentir les moindres émotions des artistes. Les sièges sont profonds et confortables. L’espace est assez large pour que nous puissions rejoindre nos places sans déranger les spectateurs déjà installés. Cette salle est décidément bien conçue.

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Une annonce, précédée d’une sonnerie irritante, nous demande d’éteindre nos téléphones portables, puis doucement la luminosité diminue. Seule la grande scène en arc de cercle est puissamment éclairée. La salle retient son souffle. Tout à coup, des applaudissements crépitent ; les artistes entrent d’un pas décidé. Arabella Steinbacher, en tête, tient son violon  d’une main et son archet de l’autre. Le pianiste, Robert Kulec – j’ai lu son nom sur le programme – la suit en souriant. Arrivés devant le grand piano noir, ils se tournent vers le public qui applaudit, et s’inclinent pour saluer. Le silence revient d’un seul coup quand le pianiste s’installe. Nouvelle attente… la première note de la sonate n°3 en ut mineur de Grieg, opus 45, va retentir. Le récital commence.

Je suis confortablement installé pour savourer cette première partie. Arabella Steinbacher est vêtue d’une longue robe de satin or et noir qui laisse apparaître ses frêles épaules nues. Elle est ravissante.  Je ferme les yeux un instant et oublie ma grippe. Je me laisse porter par la musique. Le son du violon est magique. De ma place, je peux entendre le frottement de l’archet sur les cordes. J’admire l’extrême finesse des doigts qui sautent et arrivent, comme par miracle, à la bonne place, pour faire vibrer la note exacte. Immergé dans la musique, je ne vois pas le temps passer. Je suis surpris par les applaudissements qui me tirent de ma rêverie. Le public semble conquis par la jeune violoniste.

Elle salue et regagne, souriante et digne, les coulisses de l’auditorium, en compagnie du discret pianiste. Les applaudissements redoublent.

Ma grippe me tourmente encore. J’aurais dû prendre un cachet pour calmer mon mal.

Après une courte attente, la jeune violoniste et son pianiste reviennent. Ils saluent, comme s’ils entraient sur scène pour la première fois. La seconde sonate,  une pièce d’Alfred Schnittke, sera plus difficile. Il faut en effet être initié pour apprécier ce compositeur. J’ai décidé de me laisser transpercer par cette musique. Je ferme les yeux. J’entends les notes éclater, éclabousser, le violon grincer, se plaindre ou sautiller. J’ai l’impression que je n’aurais pas de difficulté à faire mieux, du moins pour satisfaire les simples amateurs, que la musique contemporaine rebute.

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Les applaudissements crépitent à nouveau. Le directeur de l’auditorium arrive sur la scène, des fleurs à la main. Il les tend à Arabella Steinbacher qui tient le violon dans la main gauche et l’archet dans la droite. La jeune violoniste réussit à prendre les fleurs dans sa main gauche, avec son violon. Alors, dans une grande simplicité, elle bloque l’archet entre ses dents et,  saisissant de sa main libérée, celle du pianiste, elle salue le public à nouveau en élevant leurs mains unies vers le plafond. Puis, ensemble, ils regagnent les coulisses, sous les applaudissements nourris des connaisseurs.

Le directeur annonce alors la seconde partie du spectacle. Ce sera la Rhapsodie n°2 de Franz Liszt, joué par… Le directeur se tourne alors vers moi et me désigne de la main. Je me lève, comme il avait été convenu. Je salue en m’inclinant à gauche et à droite, puis me retourne et salue les gens placés derrière moi et au balcon. Le public applaudit à tout rompre. Ma femme me demande à l’oreille « Ça va ? ». Je la rassure d’un sourire. Elle me souffle un bon-courage, qui me stimule. J’ai complètement oublié ma grippe.

Je me glisse vers l’allée latérale. Je découvre alors qu’il n’y a pas d’escalier pour monter sur scène depuis la salle. C’est bien normal, les interprètes arrivent habituellement par les coulisses. Je n’y avais pas pensé. J’hésite un instant et finalement je décide d’escalader l’estrade. J’ai un peu sous-estimé la difficulté, mais pour ne pas perdre la face, je dois aller jusqu’au bout. Je m’agrippe au rebord de la scène et parviens à me hisser à mi-corps. Par un rétablissement peu élégant, je me trouve à plat ventre sur la scène, juste sous les feux des projecteurs. Je me redresse prestement et salue avec un petit sourire pour me faire pardonner cette entrée peu protocolaire.

Je me dirige vers le piano, m’assieds et attaque directement. J’ai maintes fois joué cette rhapsodie. Je n’ai même pas à réfléchir. Mes doigts connaissent le morceau par cœur. Je ferme les yeux, je suis immergé dans ma musique. Je n’ai pas le trac. Je flotte sur un nuage. Le public n’existe plus, je suis en Hongrie, seul avec Liszt.

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J’ai peut-être commencé un peu rapidement. J’aurais dû prendre le temps de bien m’installer et surtout de caler correctement le tabouret. Je sens bien qu’il est bancal. En basculant le poids de mon corps en avant ou en arrière, les appuis changent. Ce n’est certes pas très gênant, mais le danger est de se laisser distraire par ce genre de petit détail et de perdre sa concentration. Il me semble aussi que le tabouret est trop bas. Habituellement, j’aime bien dominer mon clavier. Ma position actuelle me donne un sentiment d’infériorité qui me trouble. Le plus inquiétant est que, dans les attaques violentes, j’ai l’impression que le siège descend un peu plus bas encore. J’essaye de ne plus y penser et  fixe mon attention sur la sonorité du piano. Je perçois un léger sifflement sur le ré du milieu. C’est insignifiant. Le public ne doit pas entendre ce petit défaut. Certains concertistes n’hésitent pas à réclamer un réajustement de l’accord au beau  milieu d’un concert. Je n’aurai heureusement pas besoin d’en arriver là, si le défaut ne s’aggrave pas. Néanmoins, ce petit sifflement me préoccupe. Les gens n’imaginent pas  tout ce qui peut se passer dans la tête d’un artiste lorsqu’il joue. Ils croient que l’artiste n’est que musique. Mais le cerveau travaille, les yeux scrutent… Pour le moment, mes doigts courent toujours librement sur le piano

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Mes yeux clignent une fois ou deux et relisent avec stupeur le nom de la marque du piano : Stienway & Suns. Est-ce possible ? Le nom ressemble trop à celui de la célèbre marque de pianos, universellement adoptée par les grandes salles de concert, pour qu’on ne puisse pas y voir l’œuvre d’un contrefacteur. De loin le public ne doit pas pouvoir découvrir l’odieuse supercherie. Je veux oublier ce fait troublant, le temps de mon récital, mais je suis bien décidé à me plaindre auprès de la direction. J’avais demandé un Steinway & Sons numéroté, mais pas cette médiocre copie.

Le petit défaut sur le ré s’explique donc : le piano n’a pas la qualité requise pour un concert de ce niveau. Je commence à redouter que ce ré continue à dériver et que, ce qui n’était qu’un petit défaut de réglage, devienne progressivement une panne réelle. Je ferme les yeux à nouveau pour bien entendre le ré. Justement, je vais attaquer la partie où cette note est fortement sollicitée. J’attaque avec fermeté et écoute mon jeu… Pas de doute, le défaut s’accentue. Il me semble aussi que la touche, probablement freinée par un feutre, revient moins rapidement. Si c’est vraiment le cas, je vais devoir m’interrompre. Mais le public n’a encore rien remarqué.

J’écoute la salle. C’est un bon moyen de savoir si elle perçoit le problème. Contrairement à ce que les gens croient, ce n’est pas aux applaudissements que l’on mesure la satisfaction d’un public, ni même au nombre des rappels, mais au … silence. Quand les gens toussent, chuchotent ou parlent, c’est le signe qu’ils ne sont pas envoûtés. Je perçois quelques petites toux discrètes mais pas de brouhaha qui pourrait signifier que le défaut du piano a été détecté. Il faut tenir bon.

Je continue et ne veux plus penser ni au tabouret (il me semble qu’il descend encore) ni au ré défectueux. Je vais bientôt attaquer la partie « brioso assai » suivie du « tutta forza e stringendo« .

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Mais tout à coup, je réalise que j’attaque un passage que j’ai déjà joué, il y a une minute à peine. Comment cela est-il possible ? Trop déconcentré par les petits problèmes, je comprends que j’ai perdu le fil du morceau. C’est la terrible boucle infernale dont certains pianistes ne peuvent plus s’extraire. J’ai l’impression d’être piégé dans un labyrinthe. Je poursuis grâce à un enchaînement dont je suis assez fier, mais je ne vois pas d’issue.

Je n’avais pas entendu arriver Arabella (elle m’a autorisé à l’appeler par son prénom). Elle a dû deviner mon extrême désarroi. Elle s’est assise à côté de moi et a apporté la partition. Elle tourne les pages et grâce à elle, je reprends pied. Je connais bien la fin de la rhapsodie, mais je préfère désormais suivre la partition. Jeretrouve les repères notés au crayon lors de l’étude.

Les gens n’imaginent pas la difficulté : tourner les pages dans un morceau rapide, ça relève de l’exploit. Je suis bien heureux qu’Arabella soit à mes côtés. Quand elle se penche sur moi pour tourner une page, son épaule nue frôle mon bras et me procure un plaisir délicieux. J’ai l’impression qu’elle apprécie cette promiscuité.

Soudain, je connais une nouvelle angoisse : Arabella, sans doute pour faire durer le plaisir d’être à mes côtés, tourne les pages à l’envers. Je n’arrive plus à terminer. Il me faut accomplir des prouesses pour raccorder des mesures sans suite. Les auditeurs vont finir par s’apercevoir que quelque chose ne va pas. Grâce à mon habileté et à ma virtuosité, je parviens à donner le change. Je décide alors d’improviser.

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Nous arrivons justement à la cadence, cette partie où le musicien laisse libre cours à sa propre créativité. Je me réjouis par avance, car je vais montrer ce dont je suis capable, je vais « sortir les doigts ».

J’attaque la cadence avec enthousiasme. Je me permets de faire un clin d’œil à la première partie du concert en introduisant la technique dodécaphonique tout en préservant une forte empreinte tonale, comme chez Berg ou Chostakovitch. Je suis assez satisfait de cette cadence originale. Je tourne légèrement la tête vers les auditeurs du  balcon pour mesurer leur réaction. Curieusement, tout le balcon est occupé par de très jeunes enfants, qui devraient dormir à cette heure. Je n’avais pas remarqué leur présence en arrivant. C’est un peu dommage, car il fallait avoir une certaine culture musicale pour comprendre mon jeu. Seuls les professionnels auront compris. Dommage !  Cette prouesse m’a épuisé. Je suis en nage. La sueur  colle ma chemise à ma peau. Ma queue-de-pie doit elle-aussi être mouillée. Je repense à Kissin dans son célèbre concert au Royal Albert Hall, à Londres, en plein été. Il y avait eu tellement de rappels que son habit était dégoulinant de transpiration. Je suis dans le même état déliquescent.

 

Mes doigts volent littéralement sur le clavier. J’ai même la curieuse impression qu’en frappant les notes au hasard, c’est toujours l’extraordinaire mélodie hongroise qui résonne, alors le piano commence à ne plus fonctionner correctement. Le ré ne revient plus. Je me lance alors dans une nouvelle improvisation. Je parviens à éviter le ré défectueux. Bientôt, le do et le mi  voisins se mettent aussi à sonner retentir bizarrement. Heureusement, dans mon jeu fébrile, je peux ignorer les notes fautives. Terminer ce morceau devient mission impossible. Mon tabouret est tellement descendu que j’ai maintenant le menton au niveau du clavier, dans une position un peu semblable à celle qu’adoptait le génial et excentrique Glenn Gould, cet qui, lorsqu’il était en tournée il envoyait des cartes postales à son chien. Voilà la pédale de droite qui me lâche à son tour ; elle ne remonte plus. En jouant d’une seule main, je parviens à maintenir la pédale relevée, mais cette acrobatie m’oblige à adopter une position très inconfortable, à moitié sous le piano, la main droite jouant audessus de ma tête. A ce moment-là, une petite souris passe derrière  le couvercle du piano qui se referme brutalement sur mes doigts.  Je dois arrêter là le récital. Je me lève et je regarde la salle pour m’excuser.

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Je suis complètement abasourdi. Je constate que le premier rang est occupé par des chiens. Non seulement on les a laissés entrer, mais on leur a permis de s’installer dans les fauteuils du  premier rang. Envoyer des cartes postales à des chiens, passe encore, mais de là à admettre les canidés dans les salles de concerts, c’est trop !  Les enfants du balcon applaudissent en riant et le public crie sa satisfaction. Je suis debout et je hurle de toutes mes forces : « Il faut tout recommencer, je ne veux pas de vos bravos ». J’entends le public qui applaudit de plus belle et qui scande « bra-vo, bra-vo, bra-vo ». Je suis debout au quatrième rang, place D9. Mes proches voisins me regardent d’un air réprobateur. Je transpire. Ma femme me retient par le bras. Et la foule crie « bra-vo, bra-vo, bra-vo ». Sur la scène, Robert Kulec donne la main à Arabella Steinbacher. Ils saluent le public en délire. Je retombe dans mon fauteuil, ruisselant de fièvre. Nous aurons droit encore à un morceau de Gershwin. Il sera temps pour moi d’aller prendre un repos bien mérité après cette épuisante rhapsodie n°2.