Emprisonner – Yann Bonnard

Noir. Il fait noir. Je me sens bizarre. Je ne me sens pas chez moi. Je ne me sens pas moi. En fait, je ne sens plus rien. Je ne suis pas seul. D'autres sont là, gisants, agonisants, immobiles, vides d'expression. Eux aussi ont été capturés. On est là, à moitié dans les vapes, immobiles et silencieux. Où sommes-nous ? Je pose la question à mon plus proche voisin reprenant mouvement. La rumeur coure que nous sommes emprisonnés, séquestrés. Pourquoi donc ?? Pour servir de cobaye apparemment. Pour tester des vaccins, des médicaments. Pour sauver l'humanité d'un fléau inconnu qui menace de la frapper. Pourquoi nous ? Plus de réponse. Fin de la communication ! Ceux qui m'entourent sont vraiment affaiblis. Il fait trop sombre pour voir, pourtant je devine aisément les tables d'exécution remplissant la pièce et le matériel anesthésique attendant ses victimes. Dans cette pénombre, je me sens l'ombre de moi-même. Que s'est-il passé déjà ? Que s'est-il passé pour en arriver là ? Ma mémoire me fait défaut, comme toujours j'ai besoin que l'on me rappelle les choses. D'ailleurs, qui suis-je ? Je ne m'en souviens pas. Il doit me rester quelques minutes à vivre. Aidez-moi ! Vous lecteur, vous qui allez suivre mes ultimes secondes en ce bas mondeà vous de trouver qui je suis ! C'est une enquête que je vous propose, peut-être votre première enquête mais pour moi, hélas, ce sera la dernière. Qui suis-je ? Éternelle question ! Une certitude : je fais partie des êtres vivants...Activez vos neurones, je vous en prie, je ne veux pas mourir amnésique et inconnu.

Soudain la lumière transperce la pièce. Un homme déchire l'immobilité qui planait dans la salle. Il s'avance vers notre prison et nous jauge du regard comme un bourreau s'apprêtant à décapiter ses victimes sans un soupçon de compassion. Un second individu entre. Un parfum, différent, des ondes plus positives, une aura plus éclatante : une femme. Elle vérifie des tubes à essais sans me prêter attention. J'aimerais crier, lui dire que j'existe, que je veux qu'on me libère, que je souhaite me souvenir de mon identité...mais je ne peux pas. Je reste figé tout comme les autres. On nous a certainement drogués. La femme aux longs cheveux blonds et aux yeux verts rejoint l'homme brun à l'allure féroce. Ils engagent très vite la conversation : 
- Tout est prêt ?

- Oui.

- Le président a donné son feu vert ?

 L'homme se gratta la tête, cherchant une réponse acceptable :

- Pas vraiment. Il préfère attendre de voir si l'épidémie qui se propage actuellement dans le pays cessera d'elle-même. Il croit en Dieu. Quelle erreur ! A notre époque, les techniques de la science dépassent complètement le pouvoir divin. Quoi qu'il en soit, il faut attendre ou...

 L'homme resta silencieux, suspendant sa phrase afin de donner plus de force à ses propos. Il reprit lentement :

-...ou opérer en silence. Nos victimes semblent parfaitement prêtes à subir les tests. Il faut d'abord les contaminer pour ensuite essayer le vaccin. J'espère réellement réussir. Qu'en pensez-vous, ma chère Noémie ?

 Celle-ci regarde dans ma direction. Son regard est plein, à la fois, de poésie et de malice. Allait-elle compatir et nous réserver un plus beau sort que celui-là ? Elle répondit : 
- Eh bien, à mon avis, le président est un incapable et c'est sa faute si nous nous trouvons aujourd'hui dans une telle situation. Mieux vaut agir et tout de suite. Je vous donne mon consentement. La première injection débutera dans une poignée de minutes. Concentrez-vous, ce ne sera pas évident et il faut que vous gardiez votre sang-froid.

Elle s'en alla. Lui alla s'asseoir sur un vieux fauteuil, sans doute pour discuter avec sa propre conscience. 
"Une poignée de minutes". Je vais bientôt mourir. Je voudrais agir, tenter de m'enfuir, changer le cours des choses mais je ne peux pas. La mort se rapproche inéluctablement. Toi, lecteur de mes dernières pensées, tu dois ressentir ce froid qui s'installe peu à peu pour m'envelopper. Aide-moi ! Trouve qui je suis !  Un flot débordant de questions existentielles m'envahit soudainement. D'où viens-je ? Suis-je vivant ? Où vais-je ? Au fond qu'est-ce que la vie ? Qu'est-ce que la VIE ? Quelque stupides réponses me traversent, me submergent sans que je ne puisse rien contrôler. VIE : quelle est donc la signification de ces trois lettres ? Une Volonté Irrésistible d'Émancipation ? Une Vision Inconsciente de l'Environnement ? Quelque chose de Vacillant, d'Inattendu mais d'Éphémère ? Un Véhicule Imaginaire et Étrange ? Une Vérité sur d'Innombrables Énigmes ? Une Variation de l'Intensité Électrique ? Une Victoire Incontestable de l'Être ?

Plus simplement, la vie est sans nul doute cette force qui nous permet d'entrer en interaction avec le monde qui nous entoure, qui nous permet d'apprendre, de comprendre, de penser. La vie. La mort en fait partie. Notre cadavre permet de nourrir d'autres vies microscopiques. Notre mort permet l'épanouissement de la vie. La vie n‘est qu'un cycle. Un de plus. Un cycle que l'on voudrait transformer en ligne droite infinie. La mort fait tellement peur. Pourtant la vie aussi fait peur. Face à la mort, on ne sait pas où l'on va. Dans la vie c'est souvent le cas. Vivre ou mourir, on ne peut choisir. L'un ne va pas sans l'autre. L'angoisse qui me hante, qui nous hante tous un jour, est de ne plus pouvoir penser lorsque je serai mort. C'est idiot. Toutefois le plus grand plaisir de la vie, son plus grand cadeau, c'est notre capacité à penser. « Je pense donc je suis. ». C'est évident. Suis-je seul sur Terre à me poser toutes ces questions ? Est-ce que l'approche du trépas me ferait faiblir au point d'oublier mon identité ? Peut-être quelqu'un désire-t-il secrètement que je reste dans l'ignorance ? Au secours cher lecteur, je me livre à vous à travers ce livre. Par le biais de ces mots, je vous donne la possibilité de me sauver ou plutôt de sauver ma mémoire. Je suis perdu. Qui suis-je ? Vous avez sûrement une idée ! Une certitude : je suis connu. Je suis connu de tous, de tout le monde, à toute heure et de partout. Toutefois, certains n'ont pas conscience de mon existence...

 Tout à coup l'homme se relève. Il marche lentement dans ma direction. Le suspense est à son comble. Le moment est-il venu ? Non, ce n'est pas possible. S'il y a un dieu là-haut, qu'il m'écoute et me vienne en aide ! En fait vous, ami lecteur, vous êtes mon dieu. Vous pouvez me sauver. Malheureusement, la jeune femme arrive à son tour, armée d'instruments minuscules. Un dernier espoir : la révolte. Malheureusement, mes compagnons de mort semblent ne plus croire en rien. De toute façon c'est peine perdue. Nous sommes inactifs. L'homme enfile des gants blancs : le blanc, symbole de la liberté. Mais je ne veux pas être libéré ! Enfin, pas comme ça ! Je veux me souvenir ! Me souvenir !!

La lumière se fit. L'évidence. Une chose que je ne vous ai pas précisée. Bon sang c'est d'une importance primordiale ! Je ne suis qu'un personnage fictif ! Un écrivain dont j'ignore l'identité contrôle mon devenir. Je suis un héros malgré moi. L'auteur a eu la délicate attention de me donner cette conscience. Pourtant, je n'en ignore pas moins qui je suis réellement. Il est drôle de voir que dans les moments les plus frappants de la vie, dans ces instants-clés, la mémoire vous revient parfois avec force et conviction. Je ne suis qu'un personnage inventé, sortant tout droit de l'imaginaire d'un homme ou peut-être d'une femme. Je connais ma forme mais pas mon fond. Seul vous lecteur, seuls vos yeux qui lisent mon histoire, seules votre intelligence et votre déduction pourront m'aider. Je suis narrateur interne, je peux tout vous dire mais je ne contrôle rien. Au-dessus de moi il y a cet individu qui gratte le papier de son stylo. C'est lui le véritable dieu. Vous qui êtes extérieur à tout cela, cherchez les indices dans ce texte, trouvez qui je suis. Je me répète beaucoup, je le sais. Mais il faut avouer qu'il ne me reste guère de temps à vivre ou plutôt à être lu. Le temps semble suspendu heureusement. L'homme se penche au-dessus de moi et des autres. Il sourit. Il sait que nous sommes condamnés. Si je n'étaispas autant figé, paralysé, je sourirais aussi. Car cet homme ne se doute pas de son degré d'ignorance. Il ne sait pas qu'il fait partie d'un livre. Il ne sait pas que je suis le héros. Il ne sait rien. Toutefois il va me tuer. L'écrivain de cette nouvelle est totalement déjanté. Je me demande bien quelle sera la fin. Je dis : "nouvelle" car ce conte ne va pas durer plus longtemps. En tout cas je le crois. Quelle chute me réserve-t-il ? Je ne vois que deux possibilités : soit je suis un héros martyr et je meurs à la fin, ce qui rendrait le style de la nouvelle complètement tragique ; soit le vrai héros c'est vous, vous qui êtes assis tranquillement à parcourir ces quelques lignes. Dans ce cas, au moment ultime, vous réussiriez à trouver mon identité et à me rendre ma dignité. Je ne sais pas quelle issue est préférable. Être un héros lisse et vide à l'intérieur ou mourir en ayant des réponses à mes questions.

Notre tueur teste sa seringue, faisant jaillir du liquide mortel. Un liquide qui nous fera souffrir le martyre. Bien entendu "ils" doivent nous contaminer avec le virus avant de tenter leurs essais médicamenteux et leurs vaccins. Pourquoi cet écrivain me torture-il autant ? Ce doit être un esprit machiavélique. Un savant fou avide de donner vie à tout ce qu'il imagine. Quel magnifique cerveau peut inventer une histoire aussi farfelue ? Le cerveau est si compliqué...Rempli de couches et de sous-couches, un vrai mille-feuille ! C'est cela qui me dirige, c'est cela qui choisit pour moi : un cerveau. Je ne suis qu'un jouet. Je suis le héros ? Laissez-moi rire, je ne suis rien. Je préfère revenir au noir du début. Je veux m'isoler. Si cet écrivain souhaite que je sois un héros sans identité alors je préfère mourir. Justement l'infirmier à la seringue semble m'avoir entendu. Il s'approche de moi. Il me vise en premier. C'est dans cette infime fraction de seconde qu'une dernière question me vint : "Quel est le titre au fait ?". "Emprisonner"...Un prisonnier, je ne suis qu'un prisonnier...Je suis clos. Je suis enfermé. Je suis dans une prison, dans une...


C'est alors que je compris. Vous aussi ? Vous m'en voyez ravi chers amis. Oui, tout redevient clair maintenant. Je suis...je suis...Une cellule !

Quoi ? Vous ne me croyez pas ? Pourtant si, je vous assure ! Vérifions ensemble l'exactitude de cette affirmation. A la ligne "17-18" de mon récit, je précisais que je faisais partie des êtres vivants. Ce qui est fichtrement vrai ! La cellule est le composant essentiel de la vie, le support le plus répandu. Ensuite, plus loin, à la ligne "12-13", je déclare ne pas avoir bonne mémoire et que l'on doit constamment me rappeler les choses. En disant cela, je faisais référence aux rappels de vaccins que les hommes se font tout au long de leur vie. C'est bon ? Alors, vous me croyez ? Je suis une cellule, oui. Voici comment vous autres, les êtres humains, définissez la cellule :

La cellule (en latin, cellula signifie petite chambre) est l'unité structurale, fonctionnelle et reproductrice constituant tout ou partie d'un être vivant. Chaque cellule est une entité vivante qui, dans le cas d'organismes multicellulaires, fonctionne de manière autonome mais coordonnée avec les autres. Les cellules de même type sont réunies en tissus, eux-mêmes réunis en organes (Wikipedia).

 Je suis prisonnière. C'est étrange. C'est complexe. Je suis la partie d'un tout. Attention cher lecteur, vous n'êtes pas un tout dans l'absolu, ne vous emballez pas ! Vous n'êtes qu'une petite partie de l'humanité. Tout est relatif. Dans un millième de millième de seconde, un médecin un peu fou et sa collègue vont m'administrer ainsi qu'à d'autres cellules, le virus responsable de cette épidémie. Cette épidémie qu'ils souhaitent anéantir. Dans le fond, ces hommes veulent trouver une solution au problème. Je suis une partie de la solution. Ils ne cherchent qu'à sauver l'humanité. Ce que je demande ? De la reconnaissance. Mon vrai nom est : "lymphocyte CD8 !  Ou si vous préférez, cellule cytotoxique". Je suis une tueuse. Ma cible ? Les cellules infectées. Oui je sais, c'est une triste fin de mourir contaminée quand on a passé sa vie à se battre contre les antigènes. Je souhaite juste un peu de compassion de votre part. Nous sommes des milliers chaque jour à lutter à l'intérieur de votre corps sans vous déranger. Alors, la prochaine fois que votre estomac vous fera souffrir ou qu'un rhume vous clouera au lit, n'oubliez pas que vous n'êtes pas seul. Nous sommes là. Je suis là. Mais hélas aujourd'hui je m'en vais. J'ai été sélectionnée. C'est cela la vie : une suite de sélections contrairement à l'amour qui est une évidence.

Mon histoire aura été courte. Seulement quelques pages. Pourtant elle restera la preuve un peu folle que les cellules pensent.  Au fait, une cellule peut-elle penser ? Voilà ce que vous devez vous demander en lisant cela. Non, une cellule ne peut pas penser. Cependant une question subsiste : la pensée existerait-elle sans la cellule ? Non plus. Donc que faut-il penser de tout cela ? A vous de voir. A vous de sentir, de ressentir, d'analyser. A vous de comprendre vos cellules et du coup vous comprendre vous-mêmes. Pensez-y...