Le garde du corps – Jean-Claude Carrega

Huit jours que je suis détenu à la prison Saint-Paul de Lyon. A travers les barreaux de la petite fenêtre de ma cellule, j’aperçois la cour intérieure et au loin les cimes des platanes du cours Charlemagne qui conduit à la gare de Perrache. Ce matin, j’ai décidé d’écrire pour raconter le déroulement de toute l’aventure invraisemblable qui m’a conduit jusqu’ici. Le gardien a bien voulu m’apporter quelques feuilles de papier et un crayon à bille ; je me suis installé à l’unique table de la cellule face à la lumière du jour. Le codétenu qui la partage avec moi, plutôt taciturne, ne m’a pas demandé ce que j’allais faire en déplaçant la table vers la fenêtre. En ce moment, il est allongé sur son lit et il semble lire avec beaucoup d’intérêt un album des aventures de Tintin rapporté ce matin de la bibliothèque. Ecrire un peu chaque jour va me permettre bien sûr de tuer le temps mais aussi, je l’espère, de trouver quelques arguments pour ma défense.

*

Boulevard des Belges
On peut dire que cette histoire extravagante a commencé, il y a deux mois au café de La Croix Blanche dans le quartier Saint-Irénée. Ce matin-là, fidèle à mes habitudes, je m’étais installé à une table du fond et je lisais négligemment les offres d’emplois du Progrès tout en buvant mon café. C’est vrai que depuis quelques semaines je prenais conscience chaque jour que je n’étais pas vraiment fait pour faire des études de Mathématiques et j’étais prêt à changer de voie si une occasion intéressante se présentait. J’avais donc pris l’habitude, sans trop y croire, de
consulter certains matins la rubrique Emplois du Progrès. Tout à coup, je sursautai, une offre pas comme les autres venait d’accrocher mon regard. Je relus, il y avait bien écrit “Recherche tireur d’élite pour fonction de garde du corps, téléphoner à l’agence”. Recherche tireur d’élite! Cette annonce tranchait vraiment à côté d’offres plus classiques concernant les vigiles ou le transport de fonds. J’étais très excité et ne savais encore que penser vraiment de cette proposition insolite. Recherche tireur d’élite! J’étais bien conscient que je n’étais pas un tireur d’élite mais je faisais
parti d’un club de tir et je réussissais plutôt bien au pistolet. Et puis après tout qu’est-ce au juste qu’un tireur d’élite ? Décidément cette annonce me plaisait, je pris l’initiative de répondre sur le champ. Je téléphonai à l’agence du journal et j’obtins, après un court entretien, les coordonnées du demandeur. Je devais donc prendre contact avec le professeur Jacques Lemarin qui habitait à Lyon , Boulevard des Belges.
L’immeuble où résidait le professeur Lemarin était situé pratiquement en face du musée Guimet. La dernière fois où j’étais venu dans ce quartier, c’était justement pour aller visiter une exposition sur “ l’Art des Inuits ”. En apercevant le musée quelques souvenirs de ma dernière visite me sont spontanément revenus en mémoire. Il y avait en effet beaucoup de délicatesse dans ces fines sculptures taillées dans des vertèbres de baleines ou des défenses de morses.
– Je vous attendais, me dit le professeur en m’ouvrant la porte. Je suis en train de prendre un café, en voulez-vous ?
– Oui merci, répondis-je, pour me donner une contenance.
– J’imaginais les personnes répondant à mon annonce plus âgées que vous. Mais, prenez place, dit-il en me montrant un fauteuil.
Le professeur passa dans une pièce voisine et en revint une minute après avec une tasse de café qu’il posa sur une petite table devant moi.
– Etes – vous vraiment un tireur confirmé ?
– Pour vous parler franchement, je n’ai pas de diplôme particulier dans cette discipline, mais je m’entraîne régulièrement dans un club de tir et je crois que j’y réussis assez bien. C’est pour cela que je me suis permis de répondre à votre annonce malgré l’expression “ tireur d’élite ” qui y figurait. Je pourrais vous faire une démonstration si vous le voulez.
– Une démonstration, oui c’est une bonne idée. Demain dans ma propriété de Saint Germain au Mont d’Or, si vous êtes libre. Mais parlez-moi un peu de vous, j’ai besoin de vous connaître avant de vous engager.
– Je vais bientôt avoir 19 ans. Je suis étudiant à l’Université Claude Bernard, en première année de la licence de Mathématiques. Mais je crois n’avoir pas choisi la bonne voie, car je ne suis pas trop à l’aise dans les cours.
– Mais vous avez pourtant déjà eu une expérience des Mathématiques au cours de vos deux années de Deug.
– Non, c’est ma première année à l’université. Avec la nouvelle réforme il n’y a plus de Deug mais une licence qui se fait en trois ans, c’est le système LMD, licence, master, doctorat.
– Ah oui, c’est vrai ! Je suis parti à la retraite avant cette réforme. Mais je serais gêné de vous voir abandonner vos études par ma faute. En fait, le travail que je vous propose ne sera pas trop prenant et je le crois compatible avec des études. Il consistera à m’accompagner armé dans certains de mes déplacements. Cela ne se produira pas plus d’une ou deux fois par semaine. A ces moments-là il faudra être impérativement disponible mais le reste du temps, vous serez libre à condition que je puisse vous joindre par téléphone. J’ai pensé que je pourrais donner mille euros
par mois pour ce travail . Etes-vous toujours d’accord ?
– J’imaginais un travail à plein temps, mais c’est peut-être mieux ainsi. Je veux bien essayer, mais il faut que je connaisse le danger que vous redoutez pour me préparer à vous protéger sans forcément avoir à utiliser une arme.
Lemarin arpentait le salon, la tête baissée, les mains derrière le dos ; quand j’eus fini ma phase il fut pris d’une espèce de tic qui lui remonta l’épaule droite et crispa une partie de son visage.
– Bien sûr, j’espère comme vous que vous n’aurez pas l’occasion d’utiliser votre arme. Quant au danger qui me menace, il est bien réel, je vous en parlerai un peu plus tard.
A ces mots, le professeur redressa la tête, sourit et ajouta:
– Venez demain matin à neuf heures avec votre arme, nous irons faire un essai de tir à Saint Germain .

Saint Germain au Mont d’Or
Le soir, à la cité universitaire du quartier Saint-Irénée où je logeais, j’eus l’idée d’utiliser Internet pour en connaître un peu plus sur le professeur Jacques Lemarin . Il devait être assez célèbre dans son milieu, compte tenu du nombre de réponses fournies par Google. J’appris donc que mon futur employeur avait 64 ans, qu’il était professeur d’Histoire, spécialiste de l’Antiquité, qu’il avait enseigné à la Sorbonne et à Harvard. Son livre ‘Alexandre le Grand’ semblait faire
autorité, car il était cité très souvent. J’eus quelques difficultés à m’endormir ce soir-là car je revoyais sans cesse la longue silhouette de Lemarin avec son crâne dégarni et ses fines lunettes à la monture bleue. Je m’interrogeais surtout sur ce mystérieux danger dont je devais le protéger. Le lendemain matin, je me retrouvais Boulevard des Belges. Je n’avais pas remarqué la veille la grande affiche à l’entrée du musée Guimet annonçant sa nouvelle exposition sur “ Le Sable ”. Lemarin m’accueillit au bas de son immeuble, nous traversâmes le hall d’entrée pour
nous retrouver, à ma grande surprise, dans le Parc de la Tête d’Or. A cette époque de l’année – nous étions fin Mars – les pensées et les giroflées dominaient dans les massifs et dans la longue perspective qui mène au lac, l’or des forsythias se mêlait au rose nacré des tulipiers en fleurs.
– C’est bien calme ce matin, on pourrait presque faire un essai de tir ici, me dit Lemarin en souriant.
En fait, le parc permettait l’accès aux garages. Le professeur se mit au volant de sa BMW et je pris place à côté de lui. Le trajet se déroula dans un silence assez pesant, chacun semblant rester sur ses gardes. La propriété de Saint Germain se résumait à un pavillon assez modeste perdu dans une vaste étendue boisée.
– C’est un ancien domaine de chasse, me dit Lemarin en descendant de sa voiture, c’est donc l’idéal pour les exercices de tir. Avez – vous pensé à apporter des cibles ?
– Oui, j’ai quelques cartons et des silhouettes dans mon cartable.
– Très bien, je vous regarde, dit Lemarin en s’installant sur un banc. Puis, il ajouta : vous pouvez utiliser ce bouquet de chênes là-bas pour accrocher vos cibles. La situation m’était assez familière, car j’avais souvent pratiqué le tir en plein air. J’accrochai donc une cible circulaire sur un arbre et je collai une silhouette sur l’arbre voisin, puis je comptai vingt pas pour me retrouver près du banc où était assis Lemarin. Je sortis mon pistolet de son étui et j’insérai le chargeur.
– Quel type d’arme utilisez-vous ?
– C’est un pistolet automatique 9 mm, celui que j’utilise au club et pour lequel j’ai une licence de port d’armes.
– Est-il facile à porter sur soi avec discrétion, il a l’air assez encombrant ?
– Il pèse à peu près 800 grammes, c’est plutôt léger pour un calibre 9 mm . L’étui peut se pendre à l’épaule et ne se voit pratiquement pas sous une veste.
Je tendis le bras droit en direction de la cible et je tirai sans interruption trois coups, puis je pivotai en direction de la silhouette et tirai encore deux coups sans hésitation. J’abaissai alors mon bras et enclenchai la sécurité du pistolet, car il y avait encore quatre balles dans le chargeur. Je me retournai vers le banc où j’aperçus Lemarin qui me parut plutôt pale et surpris.
– Quel bruit ! Allons voir le résultat de tout ce vacarme, me dit-il.
Dans la cible circulaire, une balle avait touché le dix et les deux autres étaient dans le neuf ; sur la silhouette on apercevait une trace de balle au front, l’autre balle était presque au centre du cercle rouge qui symbolisait le coeur.
– Je pense que vous êtes le tireur qu’il me faut. Venez vous asseoir maintenant, il faut que je vous parle du danger que nous aurons à combattre.
Pendant que j’enlevais les cibles, Lemarin avait regagné le banc. Je rangeai le pistolet dans son étui et le rejoignis. Son regard semblait perdu au plus profond de la forêt qui nous entourait. Sans me regarder, il attendit que je fusse assis à côté de lui et commença:
– Ce que j’ai à vous dire est assez délicat et il me coûte beaucoup d’avoir à vous faire de telles confidences, mais j’ai l’impression que je peux avoir confiance en vous. Quoi qu’il arrive,
puis-je vous demander de ne révéler à personne le secret que je vais vous confier maintenant.
– Je vous en prie, vous pouvez avoir confiance.
– Je vous remercie. Voilà, il y a à peu près un an maintenant, j’ai été confronté subitement à une grande souffrance. Peu importe pour vous les circonstances exactes de ce drame, disons que j’ai vécu en public, en l’espace de quelques secondes, une grande humiliation qui m’a rendu parfaitement ridicule auprès de toutes les personnes présentes. Depuis cet événement, ma vie a complètement basculé. J’étais complètement paralysé par l’idée qu’une telle situation puisse se reproduire. Aussi pour éviter de vivre dans cette hantise, j’ai pris ma retraite, j’ai évité les
congrès, les réunions publiques, les interviews en direct et même … les repas entre amis. Mais je sentais bien que je me privais ainsi de tout ce qui donnait un sens à ma vie, aussi j’ai cherché un moyen qui me permettrait de reprendre confiance en moi et de retrouver avec plaisir la vie d’autrefois. Hé bien ce moyen, je l’ai enfin trouvé au début de cette semaine ! C’est la raison pour laquelle j’ai passé cette annonce dans le journal : Recherche tireur d’élite pour faire office de garde du corps. Vous m’avez compris ?
– Non, pas vraiment.
– Oui, c’est vrai, pour moi cela parait évident, mais attendez la suite vous allez comprendre. Pour être clair, la personne que devra éliminer le tireur d’élite, le cas échéant, c’est moi-même !
– Ah, non, ce n’est pas possible !
– Si, c’est possible ! Mais nous l’espérons bien tous les deux, c’est peu probable. C’est pourtant l’idée qui va me permettre de retrouver la confiance. Son principe est simple. Mon garde du corps m’accompagne armé dans tous mes déplacements à risque ; j’entends par déplacement à risque une sortie où je dois prendre la parole en public. En cas de malheur, c’est-à-dire au cas où je revivrais une situation analogue à la grande humiliation de l’année dernière, sur un signe convenu entre nous, le garde du corps supprime d’un seul coup ma grande souffrance en m’éliminant. Il m’élimine en tirant comme il l’a fait tout à l’heure sur la silhouette en visant le front ou le coeur, peu m’importe alors, l’essentiel étant d’arrêter immédiatement cette atroce souffrance.
– Je crois, monsieur, que je ne suis pas l’homme qu’il vous faut. Je ne pourrais jamais faire une chose pareille.
– Merci pour votre réponse spontanée. Je la crois sincère et elle me montre au contraire que vous êtes vraiment l’homme qu’il me faut. Je suis sûr maintenant que vous ne pourriez tirer qu’en cas de nécessité absolue. Il faut bien comprendre que mon idée, que vous devez juger complètement folle, est un pur montage psychologique pour retrouver la confiance. Le fait que je sache qu’il existe un système anti-souffrance efficace me libère complètement et me redonne le goût de vivre ; et cette vie que je retrouve enfin, je n’ai pas envie de la perdre, croyez le bien.
– En cas de malheur, quel serait le signe convenu dont vous parliez ?
– Ce signal de détresse, j’espère que vous ne le verrez jamais, mais j’ai pensé à quelque chose de simple et clair comme ceci.
A ces mots, il se leva brusquement du banc en dressant tout droit sa main droite au bout de laquelle flottait un morceau d’étoffe rouge sang. L’instant de surprise passé, je trouvai que le grand spécialiste de l’Antiquité, tendant son mouchoir rouge vers le ciel, avait l’air parfaitement ridicule, d’autant plus que je retrouvais sur son visage le rictus qu’il m’avait déjà montré chez lui.
– Qu’en pensez-vous ? me dit -il, en remettant tranquillement le mouchoir dans sa poche et en s’asseyant souplement sur le banc.
C’est à ce moment-là que j’aurais dû refuser tout net son offre extravagante, mais cette scène de Grand-Guignol avait curieusement inhibé mon jugement et tout cela m’apparaissait maintenant comme une grande farce qui ne pouvait pas avoir de conséquences bien dramatiques.
Je me surpris donc à m’entendre lui répondre:
– Je veux bien faire un essai pour vous accompagner une ou deux fois, mais si je ne me sens pas à l’aise je renoncerai.
– Voilà une sage décision ! Je vous en remercie. Je crois maintenant que grâce à vous je vais enfin pouvoir retrouver ma place au sein de la communauté scientifique. Ah, encore un détail ! Je compte bien sûr vous signer un papier qui vous dégagera de toute responsabilité au cas où vous seriez amené à utiliser votre arme. Mais rassurez-vous, je ferai tout pour que cela ne se produise jamais.
Le retour en voiture sur Lyon s’effectua dans une atmosphère détendue. Lemarin, très serein, me parla de son travail de chercheur en histoire de l’Antiquité. Il me parla de ses derniers voyages en Grèce, en Italie et en Tunisie. Il comptait reprendre ses travaux sur Hannibal et peut-être enfin terminer son étude sur les Guerres Puniques .
– Depuis un an, j’ai refusé beaucoup de propositions de conférences, me dit-il, mais maintenant tout va changer et je risque très bientôt d’avoir besoin de vous pour m’accompagner. N’oubliez pas de me laisser votre numéro de téléphone.

Le Palais Saint Pierre
A la suite de cette matinée mémorable passée à Saint Germain au Mont d’Or, j’avais repris mes cours à l’Université. Je n’y réussissais guère mieux qu’avant, d’autant plus qu’apparaissait parfois au milieu de mes équations le mouchoir rouge de Lemarin qui venait compliquer les problèmes. Je veillais à ce que mon téléphone portable soit toujours rechargé et en état de marche. Quinze jours passèrent avant que je ne reçoive un soir le premier appel du professeur. Il me fixait rendez-vous pour le lendemain à dix heures dans le jardin du Palais Saint Pierre. Je devais ensuite l’accompagner au musée où il devait commenter une exposition sur “ La fascination de l’Antique ”. En me rendant le lendemain matin au Palais Saint Pierre, j’ai pu vérifier encore une fois le changement brutal d’atmosphère qui s’opère lorsqu’on franchit la porte qui s’ouvre sur le jardin. A la vie trépidante de la place des Terreaux, succède instantanément le silence du cloître, juste agréablement troublé par le chant des oiseaux. Quelques promeneurs flânaient sous les voûtes du cloître, d’autres personnes étaient assises sur des bancs et lisaient. Au fond, près de l’entrée du musée un petit groupe s’était formé, ce devaient être les invités pour l’exposition. J’avais un peu d’avance et j’en profitai pour revoir les statues de Rodin dispersées dans le jardin. Lemarin arriva et se dirigea vers moi:
– Quel calme ! C’est un lieu magnifique, dit-il en me tendant la main. Vous verrez, tout se passera bien. Vous n’aurez qu’à m’observer en restant constamment à quelques mètres de moi.
Vous êtes équipé comme convenu ?
– Oui, bien sûr, répondis-je en plaçant ma main sur ma poitrine.
Nous nous dirigeâmes vers l’entrée du musée où un groupe d’une trentaine de personnes attendait. Lemarin toucha quelques mains, un guide nous conduisit au premier étage où dans une enfilade de plusieurs pièces étaient réunis des tableaux ayant tous trait à l’Antiquité. Ma conscience professionnelle m’empêchait de m’attarder pour admirer les oeuvres, car je devais normalement ne pas quitter des yeux le professeur durant toute la visite. Je me souviens toutefois d’un tableau de Le Lorrain représentant les neuf Muses. “Les Bergers d’Arcadie” de Poussin eut beaucoup de succès et j’eus des difficultés pour voir le tableau à cause du monde qui l’entourait. “Le Serment des Horaces” de David me surprit par son format que je n’imaginais pas si petit . Au bout de trois quarts d’heure de visite libre, tout le monde se regroupa autour de Lemarin qui prit la parole. Après avoir remercié le conservateur, qui avait pris l’initiative de cette exposition, il nous invita à distinguer dans tous ces tableaux ceux qui représentaient un fait historique comme, par exemple, “La bataille des Thermopyles” et ceux qui utilisaient l’Antiquité de façon allégorique comme “Les bergers d’Arcadie” qui est en fait une méditation sur la mort. Il distingua aussi une troisième catégorie d’oeuvres, celles qui représentaient les ruines ou vestiges des civilisations passées. Il cita à ce sujet le peintre Hubert Robert que je ne connaissais pas mais que j’ai retenu depuis à cause de la consonance liée à son nom. Il termina en nous invitant à admirer dans la montée d’escalier, en partant, la fresque du peintre lyonnais Puvis de Chavannes.
– Vous voyez que tout s’est bien passé, me dit Lemarin en descendant l’escalier. J’espère que vous avez pu apprécier les tableaux malgré votre mission de garde du corps.
– Vous m’avez appris le nom d’un peintre : Hubert Robert.
– Ah oui, excellent dessinateur ! Certains de ses tableaux se trouvent au musée de Valence dans la Drôme. Pendant que j’y pense, pour votre prochaine mission, il faudrait que vous soyez libre le vendredi de la semaine prochaine. Nous irons à Lausanne au Musée Olympique.
Soyez chez moi vers 7 heures 30.

Lausanne
C’est ainsi que je me suis retrouvé, huit jours plus tard, dans la BMW du professeur Jacques Lemarin sur l’autoroute A 40 qui mène à Genève. Il faisait chaud dans la voiture, Lemarin conduisait en bras de chemise. Pour ma part, je n’avais pas osé quitter ma veste: pas question exhiber le pistolet collé sur ma poitrine. J’eus une petite appréhension à la frontière, un douanier nous proposa une vignette donnant droit d’accès aux autoroutes suisses, mais Lemarin
la refusa en disant qu’il comptait atteindre Lausanne par la route. 12
– Il y a ce matin une réunion du Comité International Olympique, me dit-il, je pense qu’ils mettent au point les derniers détails pour les Jeux d’Athènes de cet été. Ils m’ont demandé de clôturer leur séance par un petit exposé sur les Jeux Olympiques de la Grèce Antique. Ils m’ont dit vers 11 heures ; il est maintenant 9 heures 30, on est dans les temps.
Je ne connaissais pas Lausanne, je fus vite séduit par cette grande esplanade fleurie qui longe le bord du lac Léman et par les taches multicolores des voiliers dispersés sur le lac. Pour atteindre le Musée Olympique, il fallait prendre un peu de hauteur. Malgré quelques difficultés pour nous garer, nous arrivâmes avec vingt minutes d’avance. Lemarin fut accueilli par Jacques Rogge le président du CIO. Il y avait beaucoup de monde dans le hall ; sans perdre de vue le professeur, j’essayais de reconnaître quelques personnalités. J’aperçus facilement Jean-Claude Killy et Guy Drut et je crus reconnaître Antonio Samaranch, l’ancien président du CIO. Mais tout le monde semblait déjà se diriger vers la salle de conférence. Lemarin me désigna une place ans les premiers rangs et s’avança vers l’estrade. Jacques Rogge le présenta et lui laissa la parole. Le professeur parla avec beaucoup d’aisance et sans notes. Je n’ai malheureusement pas tout retenu de son brillant exposé mais j’ai appris qu’Olympie était une ville du royaume d’Elide
dans le Péloponnèse et qu’au neuvième siècle avant notre ère les rois d’Elide et de Sparte conclurent une trêve: ils remplaceraient leurs affrontements guerriers par des épreuves sportives. Le succès de ces premiers Jeux d’Olympie imposa une tradition qui au cours des siècles s’étendit à toute la Grèce. Au début, les épreuves comprenaient la course du Stade, les lancers du disque et du javelot, le saut en longueur et la lutte mais par la suite d’autres disciplines sportives furent ajoutées à cette liste. Il y eut à la fin de la conférence une question venant de la salle:
– Parmi les épreuves sportives, y avait-il une course de fond aussi longue que notre Marathon actuel ?
– Non, répondit Lemarin, la course la plus longue était celle des 24 stades, ce qui correspond à peu près à une course de 4600 mètres. Notre course du Marathon, vous le savez mieux que moi, date seulement des Jeux de Londres de 1908. Le premier Marathon fut couru entre Windsor et Londres sur une distance de 42,195 kilomètres. Bien sûr cette épreuve s’inspire du parcours effectué par un messager grec entre les villes de Marathon et d’Athènes pour annoncer la victoire des Grecs sur les Perses à la suite de la fameuse bataille de Marathon en l’an 490 avant notre ère.
– A-t-on retenu le nom de ce vaillant messager ? demanda une personne dans la salle.
– On a surtout retenu le nom du général grec vainqueur, répondit Lemarin, il s’appelait Miltiade et il venait de battre les troupes de Darius, roi de Perse. Concernant le messager, les historiens considèrent en fait qu’il est légendaire et le nom qu’on lui attribue est … , on l’appelle …, il s’appelle …
Je voyais Lemarin s’agiter, puis tout à coup il s’immobilisa, leva son bras vers le ciel comme pour chercher l’inspiration, le visage crispé. Cela dura une dizaine de secondes, au point qu’inconsciemment ma main droite se porta sous ma veste vers le pistolet. Heureusement, je ne voyais pas d’étoffe rouge au bout du bras tendu, et mon inquiétude cessa lorsqu’il s’écria:
– Il s’appelle Philippidès.
A ce nom, tant attendu, toute la salle applaudit et le président Rogge d’en profiter pour clôturer la séance.
Notre retour sur Lyon se déroula sans problème. A notre arrivée, Boulevard des Belges, j’eus l’agréable surprise de recevoir un chèque de mille euros.
– Cela fait maintenant un mois que vous êtes à mon service, me dit-il en me tendant le chèque. J’espère que vous ne regrettez rien .
Finalement, j’avais gagné cet argent assez facilement. La seule frayeur que j’avais eue datait de ce matin et elle n’avait duré que dix secondes. Il était sous-entendu que je poursuivais mes fonctions de garde du corps.

L’Université Claude Bernard
Pendant plusieurs semaines je n’eus pas de nouvelles du professeur. Cela m’a d’ailleurs permis d’être plus assidu à l’Université et de passer les examens de la première session sans être trop perturbé. A la sortie de mon examen de Physique, mon regard fut accroché par une affiche qui venait d’être collée sur la porte de l’Amphi Lavoisier. Je crus rêver, le nom du professeur Jacques Lemarin était écrit en gros caractères sur l’affiche ! Il y avait aussi écrits en gros
caractères les noms des professeurs Michel Serre et Jean-Pierre Vernant. L’affiche annonçait une conférence donnée conjointement par trois grands spécialistes sur “L’héritage de la culture grecque”. La conférence devait avoir lieu le mardi 15 Juin, à 18 heures, à l’Université Claude Bernard, dans l’amphithéâtre culturel Astrée ; elle serait retransmise en direct par vidéo dans les amphis du bâtiment Thémis. Les réservations devaient se faire au bâtiment Présidence. Je constatais alors que cette affiche, que je venais de découvrir en sortant de l’amphi Lavoisier, était placardée dans tous les lieux de passage de l’Université.
Ce que je prévoyais ne tarda pas à se réaliser, le soir même Lemarin m’appela :
– J’ai besoin de vous le 15 Juin à 18 heures.
– Oui, je le sais, je viens de lire l’affiche ; on ne parle plus que de cela à l’Université.
– Ah bon, très bien ! Votre place est réservée. Vous serez sur le côté gauche à quelques
mètres de la tribune des conférenciers. Vous viendrez me chercher vers 17 heures et vous
m’accompagnerez car je ne connais pas votre Université. Cette conférence me contrariait, pourtant le 15 Juin à 17 heures je me présentai armé au domicile de Lemarin. Nous arrivâmes à l’Université avec un peu d’avance, j’en profitai pour montrer au professeur certains bâtiments du campus. Il s’arrêta assez longuement devant les sculptures qui ornent la façade du bâtiment Darwin comme s’il voulait décoder un à un tous les motifs en béton d’inspiration mexicaine évoquant la Théorie de l’Evolution. Ensuite, nous traversâmes le Square Evariste Galois. Cela me permit de me mettre un peu en valeur lorsque Lemarin me demanda qui était ce Galois au prénom si bizarre.
– C’est un Mathématicien du dix-neuvième siècle, répondis-je; il est mort en duel à l’âge de vingt ans.
Je n’en dis pas plus, de peur de bafouiller à propos de ses travaux sur les équations. Il y avait déjà beaucoup de monde dans l’amphi culturel Astrée lorsque nous arrivâmes. Une grande banderole en calicot rouge et blanc était tendue au dessus du tableau central. On pouvait lire :
“L’Héritage de la culture grecque. Jacques Lemarin, Michel Serre, Jean-Pierre Vernant”.
Lemarin fut accueilli par Robert Garrone, Vice-Président de l’Université et rejoignit aussitôt sur l’estrade les deux autres conférenciers. Je trouvai ma place dans les premiers rangs sur la gauche. Tout en surveillant Lemarin, qui discutait en riant avec ses collègues, j’assistais aux derniers réglages des techniciens pour la retransmission télévisée de la conférence. J’osais à peine regarder la salle. J’aperçus pourtant en haut de l’amphi Madame Mayet, mon enseignante en TD de Maths, mais elle ne sembla pas me reconnaître. Le brouhaha cessa lorsque Le Président de l’Université, Domitien Debouzie, se leva pour remercier les personnalités présentes. J’appris donc que le Recteur était présent ainsi que les responsables des différents établissements qui constituent le Pôle Universitaire Lyonnais. Le Président présenta ensuite les trois conférenciers, ou plutôt il déclara qu’ils n’avaient pas besoin d’être présentés, tant leur réputation était grande. Il cita quelques ouvrages de Lemarin sur l’Antiquité, de Serre sur l’Histoire des Sciences et de Vernant sur la Mythologie. Les trois conférenciers prirent ensuite successivement la parole pour
présenter avec beaucoup d’érudition et quelques anecdotes ce qui dans leur domaine témoignait de la culture hellénistique. Les premières questions qui suivirent les exposés s’adressaient à Michel Serre ou à Jean-Pierre Vernant, puis une dame, assise près de moi, prit la parole :
– Nous sommes ici dans un amphithéâtre qui s’appelle Astrée, peut-être que le professeur Lemarin, qui a été moins sollicité que ses collègues, pourrait nous dire un mot sur cette figure mythologique.
Normalement, la question aurait dû s’adresser au professeur Vernant, mais Lemarin interpellé, se leva et répondit :
– La déesse Astrée était considérée par les anciens grecs comme une bienfaitrice de l’humanité, ils lui donnèrent d’ailleurs une place de choix, en plein ciel, dans la constellation de la Vierge. Astrée était fille de Zeus et de …, elle était fille de …, sa mère était …
Brusquement, je revivais la même situation qu’à Lausanne. Ma main s’était déjà portée sur la crosse du pistolet. Lemarin cherchait l’inspiration, immobilisé dans un rictus, le bras droit tendu vers le ciel, comme s’il désignait la constellation de la Vierge. Jean-Pierre Vernant lui soufflait “Thémis, Thémis, déesse de la justice” ; mais Lemarin était ailleurs, en plein ciel. Tout à coup mon coeur cessa de battre quelques secondes, je venais d’apercevoir une étoffe rouge qui flottait au dessus de la main tendue du professeur. Il m’appelait à l’aide, il fallait que j’agisse vite, cela me paraissait impensable mais je devais le faire. Je sortis mon pistolet et je tirai un seul coup en direction de Lemarin sans viser précisément. J’entendis le cri de stupeur venant de la salle, je vis Lemarin s’écrouler et je m’enfuis à toutes jambes par le haut de l’amphi. A la sortie, sur le palier du bâtiment Astrée, je fus ceinturé par deux policiers du service d’ordre. Je fus désarmé, menotté et conduit au commissariat de la rue Hyppolyte Khan à Villeurbanne. Un
inspecteur prit ma déposition d’un air dubitatif. En fait, j’étais très choqué et incapable d’expliquer clairement que le meurtre était demandé par la victime elle-même. Je me rendais bien compte que ce qui me manquait le plus était le fameux papier que Lemarin devait me donner pour me disculper en cas de besoin. Le lendemain, rue Servient, dans le bureau du juge d’instruction, je ne fus guère plus convaincant et le juge ne voulut rien croire à mon histoire extravagante de garde du corps, de bras levé et de mouchoir rouge.
– Cela ressemble fort à un crime avec préméditation, me dit-il, vous serez incarcéré dès ce soir.
C’est ainsi que je me suis retrouvé, le soir du 16 Juin à 21 heures, à la prison Saint-Paul . J’en sortis deux jours plus tard, juste pour quelques heures, lorsque je fus conduit à l’Université pour la reconstitution du crime. La banderole en calicot, annonçant la conférence, était encore là dans l’amphi Astrée, tendue sur le tableau central. Le juge me fit prendre la place que j’occupais au moment du drame et un policier grand et mince, de la corpulence de Lemarin, remplaça le professeur sur l’estrade. On me demanda de refaire mon geste meurtrier alors que la doublure de
Lemarin tendait son bras droit vers le plafond. Ce que je vis alors me procura un choc épouvantable. Je voyais très clairement, au dessus de la main tendue du policier, une étoffe rouge qui flottait. C’était une des attaches de la banderole que j’avais prise abusivement, le jour du drame, pour le mouchoir de Lemarin. J’étais complètement effondré lorsque je regagnais ma cellule à Saint-Paul. Heureusement, j’eus, le soir du même jour, une grande consolation. On
m’apprit que Lemarin n’était pas mort, il avait été seulement blessé sans trop de gravité ; maxillaire inférieur éclaté et joue transpercée.

*

Aujourd’hui, 15 Juillet, je suis toujours dans ma cellule de la prison Saint-Paul. Je reprends le récit de mon aventure après l’avoir abandonné il y a quelques semaines; juste pour y ajouter la lettre du professeur Lemarin reçue ce matin .
Mon cher garde du corps
Finalement, je me suis aperçu que vous n’êtes pas un très bon tireur et je vous en remercie beaucoup. Je suis sorti hier de la clinique du Tonkin avec une plaque de titane à la mâchoire et une cicatrice à la joue droite. Le juge d’instruction m’a expliqué votre méprise causée par l’attache rouge de la banderole. J’ai endossé toute la responsabilité de cette affaire ce qui fait que vous allez être libéré très bientôt. A votre sortie, venez me rendre visite, j’aurai beaucoup de plaisir à discuter avec vous. Il sera inutile d’apporter votre arme, car je n’ai plus besoin de garde du corps désormais. En effet, ces derniers événements m’ont complètement guéri de cette folie qui m’habitait depuis plus d’un an. Thémis, la déesse de la justice, dont je ne retrouvais plus le nom, a finalement veillé sur vous et sa fille Astrée, tout là-haut dans la constellation de la Vierge, a su m’adresser un peu de sa sagesse.

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