Esquisse – Jean-Alain Roger

Un long silence glacé, le bruit mat du lourd couvercle, le crissement acéré des vis dans le bois dur. Trop de mains inconnues, hésitantes, fuyantes. La vieillesse, impitoyable, et cette garce de solitude attendant déjà derrière la porte. C’est à peine s’il s’était reconnu dans ce film sinistre aux ralentis couleur de deuil. Il avait signé les derniers papiers, choisi le plus petit des cartons sur le chevalet de bois, préparé les deux sacs de voyage, refermé méticuleusement le cache du métronome sur le haut du piano, puis tiré les tentures. Cet irrépressible besoin de fuir Paris avait envahi ses nuits d’insomnie, et tout s’était précipité comme si la décision ne lui appartenait plus. Deux tours de clé, le premier métro à Jussieu, la Gare de Lyon, Lugdunum, la Belle Cordière, les Canuts. Venue de nulle part, une étrange réminiscence de souvenirs livresques venait de choisir pour lui. Le TGV filait vers Lyon, à la découverte de l’antique cité née au confluent des mondes. Rabelais l’avait baptisée Myrelingues, la ville aux myriades de langues. Myrelingues la brumeuse, où les brouillards d’antan ont cédé place à cette lumière des quais de Saône chère à Tavernier, et où rode encore, dans les ruelles sombres de la vieille ville, le fantôme chenu de l’Horloger de Saint-Paul.
Pourquoi cette destination, et non ailleurs? Le hasard en avait-il seul décidé, ou bien était-ce quelque part écrit? Depuis son départ, cette inutile question n’avait cessé de le poursuivre. Qu’importe, plus rien ne le retenait, il lui fallait partir, pour quelques jours, ou pour quelques semaines, et dessiner, dessiner encore. Contre ce désarroi si soudain, contre ce chagrin infini, il n’avait trouvé que cette arme dérisoire.
Il avait atterri dans un minuscule hôtel au pied de la colline de Fourvière.

En poussant des deux mains, et en s’aidant du pied droit, il a déplacé sur le côté le lourd guéridon pour étendre ses jambes douloureuses sous la chaise d’en face. Les mains noueuses ont lentement glissé vers l’arrière des cheveux blancs, ont effleuré un instant les mèches du cou, et sont restées là, posées sur la nuque. Il faut rouvrir les yeux, fuir les souvenirs. Ici aussi, le temps est fourbe. Le long des pentes des collines sœurs, il glisse, silencieux et froid, au travers des traboules entrelacées. Il faut réagir, sortir la mince boîte en fer-blanc et penser à autre chose. Il a alors examiné avec attention la pointe d’un crayon cabossé, puis a cogné avec son alliance sur la vitre derrière lui pour appeler le garçon. Belle journée n’est-ce pas !

– Oui, un café s’il vous plaît. Dites-moi, y a-t-il une poste par ici ?
– Ah, vous… Vous n’êtes pas du coin! Vous voyez le clocheton là-bas, sur la petite place. Ce sont les hautes marches, juste derrière, et l’intérieur est aussi vaste qu’un hall de gare. Vous verrez, il y a une fresque rétro qui tient tout le mur du fond, vous ne pouvez pas vous tromper. En cette heure matinale, la terrasse est déserte, et le serveur s’est planté à côté de la table ronde, bien décidé à poursuivre la conversation. C’est ainsi. Le garçon de café a en commun avec le garçon coiffeur, ce sens aigu du contact humain qui permet de deviner si la personne qui est assise là, devant lui, a envie de parler ou non. Il sait 3 alors ce qu’il faut faire, et si la conversation doit porter sur les événements du jour qui sont si affreux mon pauvre monsieur, ou sur les impôts qui nous écrasent que c’en est
une honte, ou sur ce temps de chien qui est encore plus pourri que l’an dernier.
– Vous venez de loin ?
– Assez.
Un peu décontenancé, le garçon s’est balancé d’un pied sur l’autre avant d’essayer autre chose.
– Vous restez longtemps ?
– Je ne sais pas!
Pour se donner bonne contenance, le petit homme chauve est allé essuyer trois marbres qui n’en avaient pas besoin, a fait mine en passant de repousser la table à sa place première, puis s’est ravisé. Mais afin de bien marquer son dépit, il n’a pu s’empêcher de faire claquer un lourd cendrier de verre sous le nez de ce client par trop inhabituel, maintenant trop occupé à défaire les lacets d’un minuscule carton à dessins.
Le regard a hésité entre trois sujets anodins avant de s’arrêter sur la statue de bronze qui trône au milieu de la place. Majestueux sur son cheval de parade, le cavalier royal avance vers lui de trois-quarts entre les fleurs roses des marronniers. Le crayon tenu entre le pouce et l’index sous la paume de la main a effleuré le grain et tracé sur le haut de la page les lignes nettes du socle de pierre, l’axe de la tête du cheval et l’angle aigu du jarret replié.
« Il faut dessiner le vide, n’oublie pas, il faut dessiner l’espace entre les choses, et tout se mettra en place, tout simplement, tout autour, note bien cela, il te faut tout d’abord dessiner le vide ».
Il a découpé sur le ciel un étroit triangle clair entre la tête cambrée du cheval et le poitrail puissant, puis a fixé sur le papier blanc cette forme précise. Il a ensuite dessiné d’autres vides, et enfin l’espace qui se creuse entre le ventre de bronze, les jarrets nerveux et le socle de pierre. Le reste a suivi, les rênes de cuir, la crinière ondulante, et la cape ample du fier cavalier. Il a incliné le crayon pour ombrer les muscles de l’animal et gonfler le drapé retombant sur la croupe.
Satisfait, il a éloigné la feuille de ses yeux pour examiner l’esquisse, puis a froncé les sourcils. Sa main gauche a lentement glissé sur les lèvres serrées, est remontée gratter le côté du nez, avant de s’arrêter sous le menton dans une perplexité imprévue. Pour la première fois, il ressent une impression étrange, quelque chose ne colle pas et il ne sait pas quoi. Son regard s’est déplacé plusieurs fois de la feuille de papier à la haute statue, en vain. Un peu hésitant, le crayon a glissé vers le bas de la page pour un autre croquis, mais est resté en suspens. Décidément cette esquisse devant ses yeux fait naître une interrogation inhabituelle, et c’en est tellement agaçant que, par trop contrarié, il a tiré du carton une autre page blanche.
-Arrête de pleurer! Tu ne vas pas faire une crise pour si peu!
Faisant fuir les moineaux, deux longues filles souples ont envahi la terrasse pour aller s’écrouler un peu vers la droite, sur les chaises au soleil. Le crayon a couru sur la feuille, pour capturer, avant qu’elles ne s’envolent, les fines silhouettes à peine entrevues. De longs cheveux blonds sur une légère tunique sombre d’où dépassent col et poignets d’un chemisier blanc, de longues, longues jambes dans un pantalon noir et au bout… le crayon s’est arrêté… d’énormes chaussures montantes, et des semelles qui trichent de dix centimètres au moins, comme s’il en était besoin! Il a tordu le nez puis a esquissé l’autre forme, un peu plus boulotte, des cheveux bruns coupés au carré, une robe d’été à fines bretelles dans ce 5 tissu à la fois fin et ondoyant qui roule sur les reins jusqu’à mi-cuisse, de longues jambes et, au bout, encore ces énormes godasses!
Contrarié sans vraiment savoir pourquoi, il a augmenté petit à petit, en plusieurs traits rageurs, la hauteur des semelles des affreux godillots. Au troisième coup de crayon, la fille brune au mouchoir sous le nez a fini par se tordre le pied… Bien fait!

Et il en a profité pour dessiner, par-dessus ces aberrations de la mode, de fins escarpins libérant la rondeur du talon et la courbe de la plante du pied. Prévenu par les vibrations de la toile, le serveur est déjà auprès d’elles. Il est de dos, les pieds serrés, faisant de grands gestes avec le torchon et parlant de printemps et de soleil. La blonde est à gauche, presque de dos. Elle a passé sa main droite dans le cou, pour balancer, dans un mouvement travaillé, la tignasse dorée sur l’épaule opposée, et offrir au soleil la peau blanche de la nuque. Avant de caresser le papier, il a minutieusement observé la forme de ce triangle clair entre le col de lin, la longue ligne du cou et le duvet à la base des cheveux.

– C’est un salaud! Je ne veux plus le voir!
Le troisième mouchoir de papier vient de partir en miettes.
– Enfin! Tu ne vas pas te mettre dans cet état parce qu’il a porté un verre à cette fille!
– Si! Il n’avait pas à… Quand je suis là il doit s’occuper de moi! S’il téléphone, je…
– Tu exagères, et arrête de pleurnicher. Tout le monde nous regarde!
– Il n’y a personne, que le vieux, près de la porte. T’as vu, il n’arrête pas de nous dévisager, ce doit être un vieux cochon.
-Tais-toi, enfin! Il nous entend!
Les éclats de rire étouffés ont seulement fait se retourner le serveur, perché au coin du trottoir comme une pie sur son piquet préféré.
– Je te dis que c’est un… Regarde, il a tourné sa chaise vers nous.
– Mais non, il nous dessine!
La fille brune a redressé le dos, tourné la tête pour offrir un meilleur profil, balancé sur la table le mouchoir en lambeaux puis tiré un peu sur sa robe pour dégager le dessus de la cuisse. L’extrémité de la mine tendre a prestement suivi l’arrondi de l’épaule et les angles du genou sur les jambes croisées. « Une épaule n’est jamais ronde si tu y fais bien attention, et le genou encore moins. Même infimes, il y a les changements de pente et les aspérités, et c’est là que l’œil s’arrêtera. N’oublie pas »
– Où sont encore mes cigarettes!
– Tu ferais mieux de te calmer avant le… Tu vas pas vider ton sac sur la table!
– J’y retrouve rien… Je suis nulle… j’ai des affaires noires et j’ai acheté un sac noir. Il me faudrait l’éclairage là-dedans, mais je ne vais pas le lui demander, il ne sait même pas planter une vis!
– Un clou!
– Quoi… un clou?
– Un clou… on plante un clou et on visse une vis!
– Pareil! De toute façon, moi je ne suis pas comme toi. Toi, tu sais tout faire. Moi, je ne sais même pas me servir d’un tournevis, je ne sais jamais dans quel sens il faut tourner, et dans le fond, tu vois, c’est un peu comme ma vie. 7
– Arrête, tu me fatigues!
Ti-tu-ut… Ti-tu-ut…
– Où est mon téléphone, c’est pas vrai… saloperie de sac! Oui… oui, je suis avec elle… non… à Bellecour … je ne sais pas si je pourrai… à la Passerelle du Collège… oui… ne m’attends pas… si… attends-moi… mais ce n’est pas sûr du tout…
– Attends… On n’a même pas payé!
La fille blonde est revenue en arrière, les pièces ont tinté sur le marbre et deux moineaux se sont envolés. Près du filet de fumée qui monte de la cigarette à moitié consumée, le paquet froissé s’est détendu comme un ressort sous la chaleur du soleil avant de rouler sur le côté au milieu des mouchoirs de papier.
Il a fermé les yeux dans ses souvenirs, a passé lentement sa main fine dans sa tignasse blonde, et a dessiné de nouveau dans un coin de sa mémoire la silhouette floue d’une toute jeune femme aux cheveux de lumière venant vers lui dans la cohue de midi.
– Beaux brins de filles! Qu’en dites-vous?
Il a sursauté.
– Fille folle amante du vent…
– … Comment ?
– Rien… C’est une vieille chanson.
Une troisième page blanche.
Le poignet s’est arrondi pour entourer les creux de soleil entre les volutes du dossier d’une chaise métallique, puis a glissé en un trait droit vers les pieds sur le trottoir. La main a alors attrapé au vol la bande de moineaux se disputant quelques miettes dans un nuage de plumes, de piaillements et de poussière. « Si ton modèle ne sait pas se tenir tranquille, ton œil doit photographier, mémoriser des instantanés, très vite, ensuite tu n’as qu’à fermer les yeux et dessiner ce qui s’est imprimé sur ta rétine, des formes, des ombres et des lumières, et surtout des mouvements, tu inventeras les détails après, il te faut enregistrer ce qui bouge trop vite, tu n’as pas le choix » Le bas de la page s’est transformé en volière, sans autres barreaux que les bords de la feuille. Il voudrait passer à autre chose, mais ses yeux sont revenus vers la statue sur la place. Il a observé un long moment en se grattant l’oreille puis a secoué la tête dans un sourire crispé.
Le garçon est de nouveau perché sur la longue pierre d’angle, les bras derrière le dos, le torchon dans la main gauche et l’autre tenant le grand plateau rond qui pend sur les mollets.
« Il n’y a rien de plus dur qu’un rond, si ce n’est une main, au début ne tente pas de tout dessiner, tu n’aurais que des griffes de sorcière, il te faut suggérer, ne referme pas le rond, ne trace que les lignes d’angle de quelques phalanges, laisse à l’œil de l’autre le soin de construire la forme parfaite, c’est un truc, il faut seulement suggérer, et si tu y arrives c’est déjà bien ». Il a alors couvert le reste de la feuille de mains et de plateaux, plateau lesté de
verres et planant au-dessus des têtes, plateau au repos entre le bras et le buste, plateau dressé, appuyé sur la table en guise d’accoudoir lorsque le client est par bonheur un peu trop bavard.
Le serveur est venu s’adosser au chambranle de la porte, et il le devine tirant le cou sur le côté pour regarder par-dessus son épaule. Il a alors refermé ostensiblement le carton à dessins et l’a reposé en équilibre contre le pied de la chaise avant de décroiser ses jambes ankylosées. Décontenancé une fois de plus par ce client décidément imprévisible, le garçon a hésité un instant, a balancé son torchon sur l’épaule, puis a tapoté trois fois le plateau sur la jambe de son pantalon avant de se décider à aller débarrasser la table au soleil.

*

Lentement, j’ai étiré l’une après l’autre mes jambes endolories, avant de reprendre le carton au pied de la chaise. J’aime revoir mes dessins quelques instants après, j’aime tourner les pages pour surprendre mes esquisses avec un regard naïf et neuf. Ce qui ne va pas saute alors aux yeux et je reprends le crayon pour modifier un angle, arrondir une forme, par touches successives. « Sans gommer, je ne veux pas voir de gomme, il ne faut pas cacher l’erreur, il
faut garder les traits qui vont en tâtonnant du faux initial vers la forme presque parfaite, alors l’œil sait ce qu’il faut faire, il reconstruit le mouvement que ta main aurait dû suivre »
Délicatement, j’ai ouvert le carton à dessins comme une couverture de livre et les moineaux du premier feuillet se sont ébroués puis ont pris leur envol au milieu des plateaux. Allons, je n’ai pas trop perdu la main! J’ai retourné la planche aux oiseaux. Mon cri de surprise aurait rameuté le serveur s’il n’avait été, en cet instant précis, prisonnier du bruit des tasses. C’est sans doute cela la vieillesse, on ne se souvient plus de ce que l’on a fait dans l’heure précédente, ou l’on croit l’avoir fait. Sur le second feuillet, les deux filles ont disparu. Le crayon ivre a dû rompre ses chaînes pour dessiner ce que bon lui semblait. Au milieu de la page, une seule esquisse, presque diaphane. Une table d’ivoire sous le ciel de Toscane, à l’ombre de cyprès millénaires. Elle est là, assise en face de moi, la tête légèrement inclinée. Le crayon l’a retrouvée telle qu’aux premiers temps. Il a juste un peu accentué les traits de la bouche fine au sourire imperceptiblement moqueur, et, sur la nuque, le lourd chignon d’or, empli de fragrances d’été et de mystérieuses
épingles à défaire. Elle m’observe, avec toute l’ironie de ses yeux si clairs. Je sais qu’elle me juge. Je n’aurais pas dû fuir Paris. C’est vrai. Depuis le quai de gare, je traîne avec moi ce sentiment diffus et obsédant d’une trahison inavouée. Mais je sais son indulgence.
Ma main a tremblé un peu lorsque j’ai posé la paume sur le papier froid. J’ai fermé les yeux.
Et si la folie…
C’est insidieusement que m’est revenue alors à l’esprit l’impression étrange laissée par l’esquisse du cavalier de bronze. J’ai lentement fait glisser le feuillet vers le bas, pour découvrir, sur la moitié haute de la troisième page, la statue du monarque. C’est bien Alzheimer qui me guette! Devant mes yeux ahuris ne se dresse plus qu’un cheval seul, la bride sur le cou. Le cavalier s’est volatilisé. Je suis resté ainsi quelques instants, pétrifié, envahi par une inquiétude sourde. Demander au serveur qui a sûrement jeté un coup d’œil en passant ? Non, définitivement non, je ne
supporterais pas son sourire narquois. Je perds la tête. Il faut que je me fasse à cette idée.
J’ai dégagé complètement la feuille pour la poser devant moi sur le carton refermé et suis resté bouche bée. L’homme est bien là, tout en bas, se relevant difficilement. Le dessin l’a figé dans la posture humiliante du cavalier tombé à terre, les mains appuyées sur les reins meurtris. La couronne de lauriers de travers, le monarque lève piteusement la tête vers le haut de la page, vers ce cheval de bronze qui le nargue du haut de son socle de pierre. Je n’arrive pas à comprendre. Je ne comprends pas comment il a pu choir ainsi lorsque j’ai dressé le carton contre le pied de la chaise.
Toutes les lignes du dessin encore dans ma mémoire, je me suis empressé de remettre en selle le royal cavalier qui me toise maintenant de ce regard courroucé qui ne laisse présager rien de bon. Alors, pour tenter d’échapper aux galères, j’ai rapidement dessiné, en un trait assez appuyé, deux fortes sangles de cuir et de solides étriers ouvragés pour soutenir les pieds du souverain. Puis mon regard est revenu vers le milieu de la place, vers la haute statue entre les marronniers, éclairée maintenant de rayons plus hauts dans le ciel. Tout là-haut, ridicules sous le ventre de métal, les chausses du Roi Soleil pendent dans le vide. Et soudain…
Tout est allé si vite! Le crayon s’est échappé de mes doigts, a dessiné en un éclair deux immenses ailes de Pégase sur l’azur scintillant, et le cheval s’est envolé très haut, par-delà les branches des marronniers, avant de fondre sur moi, obscurcissant le ciel. Dans un furieux hennissement guerrier, le monstre de métal s’est cabré au-dessus de ma tête et le lourd sabot de bronze a pulvérisé ma poitrine juste à la place du cœur.
“Ridicules… les étriers… Ridicule… Non, je ne voulais pas dire cela…Pardonne-moi. Tu me connais. Tu le sais, fuir n’est pas mon habitude… Je te promets… Je… je remettrai en marche le métrono…

*

Premier badaud (qui n’a rien vu)
– Hé Bé! Qu’est-ce qui c’est passé?
Deuxième badaud (qui n’a rien vu non plus)
– Ce sont ces jeunes qui foncent comme des malades. Paraît que c’est une énorme cylindrée. Roulait à fond. Pour éviter j’sais pas quoi, la moto a accroché le trottoir, a fait un vol plané au-dessus des tables, a explosé les vitres et est allée s’écrabouiller près du comptoir.
Premier badaud
– Hé Bé! Quel chantier! Y a des blessés?
Deuxième badaud
– Paraît que le motard a les deux bras cassés, et y a quelques coupures.
Mais pour l’autre, là, sous le drap, c’est fini. Paraît que la moto l’a même pas touché.
C’est le cœur qu’a pas tenu.
Premier badaud (hochant la tête)
– Hé Bé! On est bien peu de chose…
Moi (ironique)
– Je ne te le fais pas dire!
Deuxième badaud (essayant de philosopher)
– Encore un que le hasard a collé au mauvais endroit au mauvais moment.
Moi (enfin apaisé)
– T’as tout faux bonhomme, le hasard n’y est pour rien.

*

J’ai profité de la confusion.
Doucement, je me suis glissé dans l’Esquisse pour aller m’asseoir à la table d’ivoire.

***

Lyon, place Bellecour, printemps 2004