Appolo XI – Danielle Becdelievre

D‘abord, il y a eu les forceps, alors, forcément, j’en ai gardé la tête un peu étriquée. Ils ont comprimé une partie de mon petit cerveau mou, et après, advienne que pourra !…C’est vrai, parfois je sens mes pensées qui s’écrasent… 

Enfin, maman m’a vu arriver. Je ressemblais à un bourrelet moricaud, cyanosé. Elle croyait que ma chair était faite d’un énorme caillot, le sang retenu des neuf mois. Le sang qui avait coagulé.

— Vous avez un beau garçon ! a soupiré la sage-femme. Mais les sages-femmes ne peuvent pas comprendre. Je n’étais pas un bébé, j’étais un soulagement. Trois jours et trois nuits que je me faisais désirer (façon de parler). Il fallait bien que je sorte, un point c’est tout ! La chose était entendue. Le temps écoulé. Elle m’avait attendu déjà dix ans. Même la cuisine en formica, elle l’avait eue avant moi ! Et même les chaises de la salle à manger (où on ne mangeait jamais) en synthétique orange ! Alors maintenant, ça suffisait ! Elle avait beau être forte, maman, elle en voulait pour son argent, comme on dit, pour son sacrifice, en somme. Toutes ses amies du cours Pigier, qui s’étaient mariées au même moment qu’ elle, elles en avaient au moins un, de môme !

Déjà que son corps ne serait plus tout à fait comme avant : les jambes lourdes, les varices, même les dents…  J’étais son premier, et « depuis mon premier », elle disait, « je ne suis pas bien revenue ». J’étais son premier traumatisme.

Une fois lavés mes yeux, mes cheveux, ma bouche, mon statut a changé. Après avoir été un soulagement, j’ étais devenu inquiétant. Le docteur a dit que je respirais mal, que je devais faire des radios, des examens, et maman était trop faible pour réagir. Elle se contentait de regarder l’étrange dard qu’elle avait expulsé, elle en était venue à bout, elle avait réussi comme les autres femmes, comme sa propre mère. A sa façon, elle était en train de prendre conscience du mystère de la vie.

— Vous voulez le prendre un peu ? proposa le docteur avant de m’ emmener.

— Non, non, protesta maman, faites pour le mieux !

Maman avait besoin de calme et de repos. Elle était fière, maman. Elle avait retrouvé un peu de son pouvoir sur le monde autour.

On lui a expliqué les soins, les langes, les régurgitations, les épingles de sûreté, les positions…, mais l’allaitement, ça, sûrement pas, elle était contre ! Maman a développé ses arguments avec fermeté : puisqu’il fallait y venir un jour, autant commencer tout de suite au lait de vache ! Et puis, se dégrafer à tout bout de champ, n’importe où, elle ne pouvait pas. Maman était si pudique, si méfiante avec les choses du corps ! Et moi, je sais qu’elle craignait trop de proximité entre elle et moi. Maman était libre. Elle n’allait pas tomber dans le piège du toucher.

Les papas n’assistaient pas à l’accouchement en ce temps-là. Et le mien avait dû s’éloigner pour son travail. Alors maman lui a téléphoné, une fois le calme revenu. Elle lui a raconté l’horreur. Elle n’aurait jamais cru que c’était ça. Trois jours, tu te rends compte ? Et la déchirure, l’usure, le sang, la souffrance ! Tu viens nous chercher jeudi. Au revoir.

Mais maman a oublié de lui parler de moi, de lui dire que j’ avais un sexe, par exemple. Certes, bleuté à cause de la durée de l’accouchement, marbré, rose sale, comme le reste de mon corps, mais j’en avais un. Je n’étais pas une amibe… Si bien que le jeudi, lorsque papa se pencha sur mon berceau, dans la voiture, il avait le regard indécis de celui qui attend d’en savoir plus pour s’émouvoir. Il m’a simplement calé sur la banquette arrière de l’Aronde, de façon à parer aux chocs. Pendant les quinze premiers jours, je n’ai été pour lui qu’une boîte pleine de verres en cristal.

Sur la route, en revenant de la maternité, papa et maman se retournaient souvent, m’offrant leur reconnaissance toute neuve. Maman a même eu une bouffée d’émotion. D’un coup, les larmes lui ont noyé les yeux. Une nouvelle compétence l’habitait tout entière. Cela ressemblait un peu à la réussite sociale, peut-être. « Merci d’être là », voulait me dire maman.

— Faudrait pas qu’on le perde, aurait-elle voulu dire à papa, et papa était en train de se demander comment je fonctionnais, où on allait me mettre une fois à la maison; est-ce qu’il fallait prévenir les voisins, les inviter à l’apéritif, ou attendre qu’ils viennent ? Et mes deux mémés, que personne n’avait encore appelées de la sorte ?

A la maison, on posa la petite chose étrange que j’étais sur la table de la cuisine, juste en dessous de la suspension. La lumière me dévoila crûment. Et puis papa s’est jeté sur le gros bouton rouge Marche du transistor en acier, comme si j’allais brutalement lui révéler en langage bébé des vérités qu’il ne saurait pas traduire. Au son de la voix de Léon Zitrone, qui s’enthousiasmait à l’idée de marier un prince et une princesse, j’ai hurlé, rehurlé.

— Attends, a dit papa à maman, avec malice, regarde ce que j’ ai acheté !

Il me présenta une vache noire et blanche, en plastique, de la taille d’une dinde. Emprunté, il la posa près de moi. J’étais un petit empereur et il m’offrait un vase de Chine. Mais j’ai hurlé davantage car j’ignorais que ce prototype, gâché par une grosse étiquette ( Ne convient pas aux moins de 18 mois) était l’équivalent des normandes blasées de pépé René, avec qui j’aurais plus tard de longs regards respectueux… Et finalement, je me suis habitué à ce gros museau faussement luisant. La vache plastique était devenue mon amie. Dorénavant, dès que je pleurais, on me posait près de la vache ou vice-versa. Même au jardin, elle n’était jamais loin. Et si, secrètement, j’avais une préférence pour les limousines ou les landaises, enfin les vaches de couleur, quoi, je crois que je l’ai beaucoup regrettée, bien plus tard, quand papa, en pleine dispute avec maman, l’a projetée contre le mur et que j’ai vu sa panse s’ouvrir sur le vide sidéral…

Maman se remettait mal de l’accouchement.

— Occupe-toi donc du gosse ! disait-elle à papa. Il faut que j’aille m’allonger, je ne tiens pas debout.

Elle ne voulait pas lui dire que c’était le bébé-blues. Elle était forte. Elle avait le désarroi magnifique.

Parfois, quand papa n’était pas là, elle me souriait longtemps ; elle prenait une brindille et taquinait le bout de mon nez comme celui d’un chat. Mais quand papa rentrait, elle lâchait tout, repartait vers l’évier, sortait les couverts et racontait que j’avais été drôlement pénible toute la journée. Elle voulait que papa l’admire et qu’il la plaigne un peu aussi, pour tout ce qu’elle menait de front. Elle était libre et forte, maman, mais tout le monde ne s’en rendait pas compte.

— Du vin doux, Mesdames ? a demandé papa aux voisines.

Elles ont accepté un fond de verre.

— Juste un doigt de porto, merci !

Elles étaient surtout venues pour me voir. Tant d’années que papa et maman attendaient la venue d’un bébé ! Elles étaient vraiment heureuses pour eux. Vraiment. Quand elles parlaient, leurs bouches bouillonnaient un peu, une petite écume d’allégresse qui trahissait leur empressement. Leurs yeux se plissaient d’allégeance. Au milieu d’une phrase, elles s’immobilisaient, le verre tremblant, l’oreille braquée, et guettaient un pleur, un souffle, un petit râle dans la chambre d’ à côté, histoire de dire, il est réveillé, on peut le voir maintenant ?

Mais maman ne me présentait pas précipitamment aux inconnus, comme un animal de foire.

Avant, elle racontait l’accouchement. Elle racontait bien, maman.

— J’avais perdu les eaux et ça ne venait toujours pas ; on m’a laissée traîner dans les couloirs, vous pouvez hurler, personne ne s’occupe de vous ! Je n’étais qu’un numéro de plus, c’est tout !… Et puis après, encore la déchirure, le sang…

Les voisines ont porté la main à leur poitrine, bien à plat, longuement. Leurs yeux ne se plissaient plus et leur bouches offusquées oubliaient de se refermer. Elles croisaient et décroisaient les jambes, en se vrillant sur leur chaise. Elles étaient prêtes à porter plainte, à signer des pétitions contre ces bouchers d’accoucheurs, contre l’hôpital, contre Dieu lui-même, pour toute cette injustice !

Papa, devant tant de véhémence, s’était tu. Ahuri, il regardait maman qui employait toujours de nouveaux mots, qui inventait de nouveaux gestes, qui trouvait d’autres anecdotes plus effroyables. Papa se demandait pourquoi maman ne lui avait pas raconté ça à lui, d’abord, de cette manière, pourquoi elle inventait autant de nuances à l’horreur. Peut-être que c’était la connivence féminine et qu’il n’y avait rien à comprendre. Mais lorsque les voisines ont cessé de vouloir alerter le monde entier, quand elles ont commencé à toussoter dans leur porto, quand elles sont devenues, elles aussi, silencieuses, papa s’est levé brusquement et est allé me chercher. Les voisines ont poussé un « Ah ! » unanime de soulagement et d’admiration. J’ai vu deux tours inclinées au-dessus de mon couffin, et, ensemble, elles ont dit: « Que c’est mignon encore à cet âge-là! », comme si elles pressentaient moins de coquetterie pour mes années à venir…

L’une d’elles a sorti de son sac un canard en caoutchouc; l’autre, un objet composite et multicolore que je ne crois pas avoir jamais vu ailleurs. Maman a dit :

— C’était pas la peine, il a sa vache. Et papa m’a dit :

— Regarde le canard, il fait coincoin !

Pour mon premier anniversaire, papa m’a construit un parc, un joli parc en bois avec des barreaux serrés, très hauts. Cela permettait à maman de m’y déposer et de faire une petite sieste dans le fauteuil de mémé. Sinon, bien sûr, à quatre pattes, je vidais les placards, je mettais les doigts dans les prises et je voulais boire de l’ eau de Javel.

J’étais très turbulent. Mémé, elle, n’employait jamais ce mot. Elle disait plutôt: « Il est pas mal bizarre ton fils, hein ? », et papa répondait, comme quelqu’un qui sait que sa solution n’a rien à voir avec le problème posé, mais qui veut absolument rassurer son entourage :

— Il s’ennuie ce gamin, c’est tout. Il lui faut des jouets, des vrais jouets. Ils en ont tous des tonnes, les autres !

C’est ainsi que j’ai vu s’ériger autour de moi, dans mon parc et à même le sol de ma chambre, une muraille de plastique, des remparts de peluches, des murs de cubes. Tous les deux soirs, au retour de ses chantiers, papa déchargeait l’Aronde, dans un rituel qui lui semblait purificateur. Je me souviens de ce garage multicolore à plusieurs étages, muni de pompes à essence, de stands de lavage, où les voitures glissaient dans des rigoles, des gouttières ténues. Et aussi, d’une construction en bois avec des baraquements miniatures plantés sur un velours de fausse pelouse, genre tapis de cartes, et entourés d’une palanque fortifiée censée protéger la cavalerie de l’assaut des Apaches rusés. Les Apaches étaient des figurines emplumées, figées dans des positions acrobatiques, qu’il fallait disposer dans de faux arbres tout autour. Autour de Fort Alamo, c’était marqué dessus. Moi, à cette période là, j’admirais seulement le rideaux à carreaux rouges et blancs du saloon, le saloon avec ses petites portes battantes; et puis les cow-boys assis sous l’auvent, dans des rocking-chairs. J’étais encore petit pour tout ça, et papa n’était pas très joueur. Il ne m’a rien appris des mœurs des garagistes ou des indiens, de peur que maman ne le surprenne en flagrant délit, lui qui passait pour quelqu’un de si responsable, de si sérieux, de si rassurant. Elle aurait été déçue…

Papa a arrêté de m’offrir des cadeaux lorsque l’on ne m’a plus vu derrière toutes ces étranges pyramides. Et le regard de maman s’est adouci, je crois, un peu apaisé. Elle me surveillait moins, je ne pouvais être que quelque part derrière un empilement de caisses. Parfois même, pendant de longues heures, je disparaissais derrière mon garage, je m’endormais, le nez sur une pompe à essence, et lorsque je réapparaissais subitement, maman sursautait, l’œil horrifié, comme si elle avait oublié ma présence pour de bon. Elle avait tellement besoin de se détendre, maman !

La première fois, c’est arrivé au marché. Entre le camion du boucher et celui du fleuriste. Une cliente de papa. Elle a reconnu maman, elle l’a saluée. Elle portait un kilt et un sous-pull rose. Moi, j’étais dans la poussette, en train d’enlever mes chaussures. J’adorais enlever mes chaussures, partout. Quand la cliente a glissé vers mes activités un regard attendri, j’ai levé la tête et j’ai vu dans ses yeux passer un train d’effroi. Elle a reculé un peu le buste par réflexe. A croire que quelque chose en moi venait de l’éclabousser ! J’ai cherché aussitôt vers maman l’expression de l’apaisement mais sa mâchoire s’est déformée sous un rictus d’énervement. Alors j’ai pleuré, parce que je n’y comprenais rien. La cliente, confuse et coupable, a voulu faire bonne figure, justifier sa surprise; redevenir subitement naturelle. Elle s’est esclaffée :

— Oh, qu’il est…, qu’il est. .., oui, il est maigre! Il ne manque de rien, au moins…?

Maigre ? Maigre ? Maman a haussé les épaules. Elle s’est vexée. Son œil est devenu mauvais. S’il y avait bien une chose sur laquelle on n’attaquait pas les gens modestes, c’était bien la nourriture.

— Madame, a répondu solennellement maman, si je n’avais rien à me mettre sur le dos, sachez que mon enfant aurait encore à manger, lui !

Une fois rentrée à la maison, elle n’a plus parlé que de ça ! Papa y a eu droit toute la soirée.

— Maigre, maigre, on n’a jamais vu ça !

Papa disait: « Chut ! chut ! Les voisins… ».

— On ne le nourrit pas, peut-être ! Les gens sont méchants !

Et papa a fini par rassurer un peu maman en lui prouvant que la cliente incriminée n’avait pas d’enfant et ne pouvait qu’être jalouse ! Et il a enlevé sa veste pied-de-poule, il a allumé la radio et Sylvie Vartan disait qu’ elle serait la plus belle pour aller danser.

La deuxième fois, c’était au jardin. Je savais marcher depuis quelque temps déjà et l’on me disait très agile. Alors moi, je voulais toujours en faire plus. J’avais réussi au cours de l’après midi à me hisser au sommet d’un vieux chêne oblique ; maman était occupée à passer la binette dans les carottes. Elle m’avait un peu oublié. J’ai voulu faire un test, voir de quoi j’étais capable… Maman serait fière de moi. J’ai sauté du haut de l’arbre, à pieds joints vers la terre, en bas, dans les orties. Mes jambes se sont pliées sous moi à la réception, normalement. Donc à ce niveau, rien de cassé. Mais c’est dans la nuque que ça a craqué. J’ai senti qu’une partie de moi-même m’échappait. Une anomalie qui m’empêchait de faire comme les autres enfants. Une force contre nature.

Maman criait, levait les bras au ciel.

— Mais qu’est-ce que je vais en faire ?

La panique la défigurait. Puis elle s’est reprise. L’instinct, sans doute. J’étais tout de même la chair de sa chair… Elle m’a porté jusqu’ à la maison, m’a étendu sur son grand lit. J’allais très rarement dans la chambre de papa et maman et j’étais toujours surpris par l’odeur d’encaustique mélangée à celle des chaussettes de papa. J’avais mal et je craignais d’être tordu à jamais.

Papa est arrivé avec le docteur, dans la camionnette de son travail. Pendant que le docteur m’examinait, maman expliquait à papa qu’elle ne m’avait pas quitté des yeux, que si elle ne pouvait plus faire ce qu’elle avait à faire…, alors ça, c’était un monde ! Du lait sur le feu ! Pire que du lait sur le feu ! Et papa souriait au docteur pour montrer qu’il maîtrisait la situation. Le docteur m’a interdit de bouger et m’a enroulé dans des bandes, à n’en plus finir, comme une momie. J’ai trouvé qu’il s’occupait de moi avec une délicatesse pesante. On aurait dit qu’il disséquait une grenouille pour la première fois. Je soupçonnais bien que ce n’était pas à cause de ma chute. Son regard alternait entre voracité et répugnance. Est-ce que j’étais vraiment si maigre ?

Il a fini par s’éloigner, entraînant papa et maman par l’épaule. Il ne leur a pas du tout parlé de maigreur, j’ai bien tendu l’oreille. Par contre, il a pris un air résigné, il a surtout regardé papa et il a dit :

— A l’avenir, il faut éviter tous les chocs. Sa morphologie le fragilise au niveau des vertèbres, vous comprenez ?

Je ne sais pas si maman a compris, mais elle a ravalé quelques larmes et elle est sortie de la chambre en claquant la porte.

Deux mois après, j’allais beaucoup mieux. Juste un peu mal derrière la tête. Néanmoins, papa et maman m’ont fait asseoir sur ma petite chaise, ils se sont calés bien en face de moi, en me regardant dans les yeux et ils m’ont dit que je devais être très très très sage. Plus sage que les autres enfants, puisque j’ étais aussi plus fragile que les autres enfants. Moi je savais tout, fragile, différent, tout ça…. Mais ça m’a bien plu parce que, si j’étais différent, j’étais sûr, dorénavant, que papa et maman ne me confondraient pas avec un autre; on me reconnaîtrait toujours, on ne m’oublierait jamais au parc, à l’épicerie, à la messe. J’ai si peur des églises ! Et puis on n’a plus parlé de ça. Car maman était de plus en plus fatiguée. Papa n’arrêtait pas de lui dire de se reposer. Il lui rapportait des magazines de mode : « Le petit écho de Paris »… Et à l’intérieur, il y avait des patrons, en papier transparent, très, très fin, pour faire des robes soi-même. Mais plus maman se reposait, plus elle grossissait. Et plus les robes qu’elle taillait dans le tissu étaient amples. J’ai pensé que c’était un peu à cause de moi. Elle avait tellement honte de ma maigreur qu’elle devait manger en cachette, la nuit, ou pendant ma sieste. Pour détourner l’attention de moi. Ou bien, peut-être, que c’était le docteur qui lui avait recommandé de beaucoup manger, de beaucoup dormir, pour éviter d’attraper, comme moi, une morphologie.

Un samedi matin, j’ai vu papa arriver dans ma chambre, boudiné dans une salopette de plombier d’un gris délavé. Il la portait avec conviction, signifiant ainsi qu’il allait entreprendre des travaux et que rien ne devrait le perturber. Je frottais mes yeux ensommeillés et je le trouvais formidable. Il a déplié son mètre-ruban et a noté des tas de mesures dans son carnet, puis il m’a dit d’aller prendre mon petit déjeuner.

A la cuisine, maman m’attendait avec un drôle de sourire. Elle n’avait pas le visage barré par les contrariétés. Je n’osais pas la regarder et j’en profitai pour apprécier, par la fenêtre, la vision de deux petits bûcherons de bois, séparés par une scie, que le voisin avait accrochés au sommet d’un poteau, et que le moindre coup de vent mettait en activité.

Maman avait un teint rosé qui lui gonflait les joues. Ses cheveux, pas encore tirés, dressés comme un toupet, m’effrayaient un peu. Je me suis dit que c’était pas normal, qu’il se passait quelque chose de pas normal. Maman m’a effleuré une joue de sa main droite, étrangement, tandis que de l’autre elle se caressait le ventre. Son ventre rebondi. Pour la première fois, je la trouvais distinguée, surprenante comme les grandes actrices, quand elles sont pleines d’émotion et qu’elles tardent à en faire paraître un peu.

Maman m’a dit que papa allait refaire la tapisserie de ma chambre. C’est pour ça qu’il fallait la vider. Et puis, que bientôt j’aurais un petit frère ou une petite sœur. Qu’on ne pouvait pas savoir à l’avance. Qu’il fallait prendre ce qui viendrait ! J’ai cherché longtemps ce que les tapisseries déclenchaient chez les mamans pour qu’elles puissent faire des bébés, mais c’est pas la question !

La moindre des choses était de refaire la chambre pour le ou la nouvelle arrivante. Eh bien non ! C’était pour mon confort, mon plaisir ! Papa et maman craignaient que je ne voie d’un mauvais œil cet événement. Alors, ma tapisserie fut somptueuse : des cerfs traqués, une chasse à courre dans une nature dorée et champêtre.

Moi, j’étais ravi que tout fût si simple. Un petit frère ou une petite sœur au petit déjeuner du samedi matin, et voilà ! C’était merveilleux! Maintenant que maman avait retrouvé son sourire, on allait être deux pour s’en occuper, le faire pousser, l’arroser comme une bouture. On serait deux aussi pour serrer la main de papa dans nos petits doigts quand il devrait consoler maman… la consoler longtemps… et quand il ne sait plus quoi dire et qu’on voit bien qu’il fuit en montant se coucher.

J’avais peur, tout de même, très peur que ce bébé sorte mal de maman, encore, et qu’elle souffre tellement, comme pour moi.

En allant à la maternité, papa a dû arrêter l’Aronde au milieu d’une foule. A côté de nous, il y avait aussi une DS immobilisée et une 4 CV. Tout autour, des gens, plus jeunes que papa, criaient la même chose dans des porte-voix, en levant les bras. Certains ressemblaient à des cow-boys, à cause du grand mouchoir sur leur visage.

Maman s’est décomposée. Elle est devenue toute blanche, protégeant machinalement son ventre des deux mains. Son regard était fou. Papa a dit :

— C’est rien. C’est une manif. Y en a partout, je t’ai déjà expliqué.

Mais maman, qui sortait peu, qui ne comprenait rien à la politique, contrairement à papa, répétait des phrases qu’elle avait entendues dans le poste ou chez le coiffeur .

— C’est rien, ça c’est toi qui le dis. Tu vas voir que ça va se finir en guerre civile !

C’était sa façon à elle, d’anticiper les catastrophes, pour ne jamais être surprise.

Moi, j’ai pleuré. Je voyais des blousons de cuir crisser contre la voiture, des visages au front plissé, des bouches hargneuses, des pancartes gribouillées de noir. J’ai demandé à papa :

— C’est quoi, la guerre civile ?

Maman a répondu :

— Tais-toi, c’est pas le moment !

Mais papa a eu le temps de rajouter :

— La guerre civile, c’est quand y a pas de place pour tout le monde ! Et il a passé la main sur ses cheveux crantés, écrasés par la brillantine.

Ma petite sœur avait, dès sa naissance, une masse de cheveux très noirs et des yeux très sombres aussi qu’elle vous plantait dans la face jusqu’à ce que vous disparaissiez. Elle regardait partout. Elle semblait très étonnée d’être tombée dans ce monde et j’avais souvent l’impression qu’elle cherchait la sortie de secours. Déjà, dans ma tête, je lui promettais une fusée, un vaisseau spatial, un voyage intergalactique pour nous deux. Elle pleurait peu. Je n’ai plus aucune de ses colères dans l’oreille. Immédiatement, papa lui a trouvé du caractère et maman, à la clinique, devenait presque optimiste :

— Une fille, c’est quand même plus facile !

Je savais qu’elle voulait dire plus facile à pondre… J’étais donc un peu rassuré.

Maman feuilletait un « Salut les Copains » qui traînait sur la table de nuit. Elle nous a fait comprendre qu’elle voulait se reposer. Papa lui a laissé des pièces pour mettre dans la télévision.

A sa cérémonie de baptême, ma petite sœur s’est attiré de jolis compliments. C’est vrai qu’elle était très mignonne avec sa bouche ourlée en bouton de fleur, ses yeux comme des billes et ses menottes à fossettes. Toute la famille lui picorait les joues de baisers.

Evidemment, je pensais déjà à ma mission, ma mission dans l’espace, avec elle, quand elle serait un peu plus grande.

Papa avait bu. Plus que les autres. Plus que d’habitude. Quand il était saoul, papa oubliait sa timidité, sa retenue. Il n’avait plus l’air de s’accrocher aux branches, comme d’habitude. Sa chemise blanche était maculée d’auréoles grasses et sa cravate avait atterri sous une chaise. Un petit morceau du caramel de la pièce montée était resté collé à la commissure de ses lèvres. Il disait des âneries. Il charriait son frère, Tonton, qui restait béatement immobile, un mégot éteint incrusté dans la lèvre inférieure.

Papa a pris le polaroïd de maman et il a bombardé sans cadrer. Surtout ma petite sœur. Je voyais bien que maman s’agaçait. Son nez s’angoissait en respirant l’air chargé de fumée et de transpiration. Elle lui a fait signe de se calmer, discrètement, mais toute la famille a vu. Lui aussi, il a vu, mais il a pouffé. Et il a dit, avec un rire gras :

— Faut bien que je prenne ma fille en photo, c’est pas l’autre girafe qu’on va encadrer, hein ! Tonton a ri poliment. Il ne pouvait que soutenir son frère qui était en train de lui resservir un verre de Bordeaux. Maman s’est levée. Dans sa robe chasuble à fleurs et avec ses cheveux savamment crêpés, elle avait un faux air de Michèle Torr. Elle a dit à papa, en ramassant les assiettes :

— Tu ne devrais pas dire des choses comme ça devant lui.

Et Tonton a posé une lourde main sur mon épaule :

— T’en fais pas mon gars, mieux vaut être girafe que manchot, il a soufflé à mon oreille. Moi, mon cœur battait n’importe comment. Il était grand temps de commencer les préparatifs à présent. J’ai quitté la table. En sortant, j’ai aperçu mon reflet dans la porte vitrée de l’arrière-cuisine. Je n’avais pas de tâches ni de museau allongé, mais il était temps de partir…

Je suis monté à bord de mon vaisseau-Aronde. La configuration des lieux m’était favorable. Rue en pente, très en pente. Une côte à 30 pour cent, disait papa. Nez du vaisseau pointé vers le ciel. Prêt à décoller. Ma mission s’appelait Apollo XI. Juste bien s’attacher. Bloquer les sièges. Je reviendrais chercher ma petite sœur. Bien descendre toutes les manettes. Mettre les gaz à fond. Devant moi, le ciel. Dans le rétroviseur, soudain, papa et maman qui accourent péniblement. Ils font de grands signes. Ils ne me retiendront plus. Il est trop tard. Il n’y a plus de place. Ils auraient dû prendre leur billet plus tôt. Tous les freins sont lâchés. Les réacteurs sont en feu. Une drôle de sensation de glissement. Je quitte l’atmosphère, c’est certain. Je m’enfonce. Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Je descends en marche arrière…

Un premier choc, un second bruit mat, ça chahute, ça rebondit, quelque chose craque, cède, et puis plus rien. Il n’y a plus personne dans le rétroviseur. Tout est calme. Je suis tout seul. Sur la Lune, c’est comme sur la Terre, c’est la guerre civile, et il ne peut pas y avoir de la place pour tout le monde.