Main dans la main au hasard des chemins – Jeanne Marie Bonnet-Garin

Nous sommes deux sœurs liées comme les doigts de la main. Telles les nervures d’une feuille alimentées par la même sève, nous ne pouvons nous séparer sans déchirer le limbe qui nous unit. Comme la nuit s’accroche au jour par le fil de l’aurore, nous tenons l’une à l’autre par un cordon magique. La nuit, nous dormons enlacées, les mains jointes, les doigts croisés, les bras mêlés, notre cœur battant à l’unisson. Nous nous aimons.

Nos humeurs sont égales car une seule lymphe nous draine. Je ne sais plus si je suis moi et je me surprends à être elle. Je ne sais plus qui parle, qui de moi, qui d’elle, et de ma bouche sortent ses mots et de ses lèvres s’égrènent mes chants. J’écoute, elle entend. Elle regarde, je vois. Lorsqu’elle mange trop, j’ai la nausée et vomis ses repas. Quand elle a de la fièvre, je veille à son chevet, brûlant du même mal. Quand elle prend froid, j’éternue. Si elle s’effraie, je prends peur. Quand elle travaille, je transpire sa peine. Un sang homologue coule dans nos veines, un unique désir guide nos pas, nous nous abreuvons aux mêmes sources, un seul sentier s’ouvre devant nous, nous avançons main dans la main à la recherche du bonheur. Jamais elle ne s’éloigne, jamais je ne m’écarte de son chemin. Nous nous aimons si fort que personne ne pourra nous séparer, même la mort. Nous vieillirons ensemble, indissociables dans le malheur, nous appuyant l’une sur l’autre pour franchir les années. Elle sera ma cane blanche, je serai sa béquille.

Si nous nous querellons, elle ne peut que tourner la tête et soustraire ses yeux aux miens, mais jamais elle ne détourne son cœur. La plupart du temps nous vivons joyeusement notre proximité, nous jouons comme toutes les petites filles. Nous sautons à cloche-pied ; côte à côte, d’un seul élan, nous nous propulsons en riant par les rues de notre petite ville rurale. Nous prenons de vitesse tous les enfants de notre âge grâce à notre agilité et connivence. Les gamins nous fuient, ou bien souvent nous crochètent les pieds et dressent des obstacles devant nous. Nous restons néanmoins en équilibre, appuyées l’une sur l’autre sans faiblir, légères et bondissantes sur les pavés disjoints.

Nos parents nous ont surnommées leurs horribles jumelles. Ils nous ont rejetées le jour où ils se sont rendu compte que nous serions toujours une charge pour eux : indissociables dans l’amour, incapables de trouver un mari, ce qui est, dans notre famille, la finalité d’une vie de femme. Naitre dans la douleur car c’est la nature, grandir peu et se voir infliger, dès que le flot menstruel, flux et reflux, a pris possession de votre corps, un époux, laid et brutal le plus souvent, fainéant et taiseux généralement, pour le reste de votre morne vie, ou de la sienne si par chance il disparait avant vous. Aucune félicité, ni en journée où vous ployez sous la tâche dans les champs, ni quand tombe le jour et que des travaux ménagers familiaux vous incombent, à vous seule, et surtout pas la nuit, au lit, où le plaisir de l’homme n’est pas le vôtre.

Nous sommes si unies que les hommes nous montrent du doigt telles des filles indécentes, obscènes. Il s’avère que parfois certains nous sifflent, nous chahutent, nous insultent : leurs mots sont crus, brutaux, leurs paroles nous salissent. Leurs yeux brillent de concupiscence et leur regard rugueux nous râpe l’âme ; nous sentons leur désir animal, leur pulsion humide et dégoulinante, l’envie de notre corps, un besoin malsain de l’altérité et d’approcher notre différence. D’autres s’aventurent même à nous palper de leurs mains grises et rugueuses lorsque nous passons à proximité et il est arrivé que de plus téméraires nous acculent en des recoins pouacres des croulantes bâtisses qui s’accrochent désespérément aux remparts de la vieille cité.

Si vous imaginez que leurs femmes sont indulgentes, vous vous trompez. Les épouses, dont certaines subissent quotidiennement les humiliations de leurs maris, ont horreur de nous ; nous sommes toutes des sœurs bafouées, mais nous ne leur inspirons toutefois aucune compassion ; elles nous toisent, rient de nous. Jugées indignes de notre sexe, nous sommes entre-deux, mais leurs avanies nous laissent indifférentes car leur soumission nous fait peine, elles ne redressent jamais la tête.

Quand ils ont commencé à abuser de notre corps, nous étions naïves et nous sommes demandé s’il était acceptable que des fillettes de douze ans soient ainsi touchées. Nous avons subi le pire. Et quand l’outrage a déferlé sur elle, j’ai ressenti la souillure d’un seul corps. Et quand ils s’en sont pris à moi, elle a hurlé de douleur. Et sans pitié, à deux, à plusieurs, ils ont offensé nos entrailles avant de nous rejeter, enchainées dans l’affront, sur le sol terreux d’une cabane obscure. Etait-ce plus insupportable d’être salies par des inconnus que de se faire caresser par notre oncle ? Tout nous semblait dégoutant, ignoble, inacceptable : les attouchements laïcs ou cléricaux dans les embrasures des églises où nous nous réfugions, les étreintes d’un membre de notre famille ; mais les menaces de cet homme brutal auquel nous étions soumises, faisaient s’éteindre nos voix, tarir nos pleurs et taire notre colère. Dormant côte à côte dans un même lit, l’homme s’immisçait au plus profond de notre intimité à n’importe quel moment de la nuit. Il en avait tout loisir étant installé dans le foyer de nos parents. Je tournais la tête, mais serrais la main de ma sœur quand c’était elle qui subissait les assauts et elle évitait son regard de bête, mais attrapait fermement mes doigts, quand c’était à mon tour de le recevoir. Etait-ce plus terrible d’être maltraitée dans notre chair ou dans notre esprit par des parents sans amour qui sans cesse nous rabaissaient ? Nous nous le sommes demandé aussi par la suite alors que nous avions fui l’intolérable. Qu’était le pire ? Vider et curer les latrines au fond du jardin, agenouillées dans cette cabane puante des fientes de la famille ou servir à genoux d’émonctoire à des hommes salaces qui éliminaient en nous leurs déjections ? Nous avons courbé l’échine dans les deux situations et ravalé notre dégoût car nous avions espoir en l’avenir, une espérance ténue, certes, mais qui nous a permis de fuir au hasard des chemins.

Nous avons pris la route au début de l’été lorsque père et mère ont refermé la porte sur nous parce que nous avions, un jour de juin où l’air embaumait les céréales presque mures, le blé et l’orge juste dorés, refusé de plier l’échine sous leurs coups et leurs insultes et décidé de ne plus accepter les visites nocturnes de notre oncle en lui plantant, du seul mouvement de nos mains unies, un couteau dans la cuisse ; il eut de la chance, nous aurions pu perforer plus haut.

Il faut savoir dire non. Non à l’imbécillité, non à la discrimination, non au désamour, à la violence en croyant à sa chance et en faisant confiance au destin. Il faut savoir couper ses racines et s’extraire de la terre sèche dans laquelle on a poussé, surtout quand le compost est putride, à la recherche d’un terreau fertile.

Bras dessus, bras dessous, ma main dans sa main, ma tête sur son épaule, nos cheveux emmêlés, nous nous sommes éloignées sans haine ni regrets, comptant sur la capricieuse nature du hasard. Tandis que nous quittions la ville, nous ne nous sommes pas retournées, et Sodome aurait pu brûler que rien ne nous aurait fait pivoter la tête. Nous ne sommes pas la femme de Loth, mais ses filles qu’il a proposées sans état d’âme aux hommes de la cité pour épargner les anges réfugiés chez lui. Chez nous, il n’y avait pas de chérubins à cacher et protéger ; il y avait deux filles, unies, jetées en pâture aux dépravés de la cité. Ici, il n’y a pas de Dieu qui s’irrite contre les crimes abominables d’une ville, la consume avec les hameaux voisins par une pluie de feu et de soufre qu’il répand du ciel. Dieu n’existe pas pour les jeunes filles que nous sommes.

Nous avons parcouru des sentes, des rues et des routes. Nous avons trébuché, mais jamais elle ne s’est écartée de mes traces, jamais je ne l’ai abandonnée. Nous ne sommes pas contagieuses ni malséantes, mais les gens croisés sur le chemin nous trouvant inconvenantes, tournaient la tête ou bien s’éloignaient à notre passage, ou bien encore nous jetaient des pierres. Certains ont eu pitié, ou peur du mauvais œil, ou mauvaise conscience et nous ont fait l’aumône, mais tous souhaitaient que nous restions à distance quand nous tendions les mains. Traitées telles des lépreuses, les croûtes qu’ils nous jetaient de loin nous semblaient pourtant du bon pain quand nous avions le ventre creux et des kilomètres collés sous nos semelles. Guidées par notre seul désir de liberté, mues par notre union insécable, nous étions heureuses, des sœurs inséparables. Nous nous allongions, couronnées de coquelicots qui parsemaient de corail nos cheveux brun doré, enlacées dans les champs de blé. Nous regardions jour après jour les épis se teinter de blond vénitien juste avant la venue des faucheurs qui n’auraient pas manqué de nous menacer de leur faux. Nous nous jetions entièrement nues dans les gours vert mélèze des torrents depuis les berges herbeuses, ne faisant qu’un seul corps, unies dans une figure acrobatique que nous trouvions superbe et répétions jusqu’à l’épuisement.

Puis vint l’automne cuivré où les prés dénudés après les moissons et scarifiés par les labours ne furent plus des terrains de cache-cache et des abris quand nous étions poursuivies. Des fruits bruns flétris, abandonnés par les paysans dans les arbres aux perruques safranées qui se défeuillaient, faisaient encore notre joie alors que la bise commençait à soulever les volants effilochés de notre seule robe, grise et râpée jusqu’à la trame de lin.

Depuis quelques jours, l’hiver nous gèle les pieds et nous creuse le ventre. Nous errons, côte à côte, au hasard des routes, tendant nos mains crevassées aux passants pour récupérer quelques sous, frappant aux portes des fermes pour un quignon de pain, une soupe chaude. Mais la recette est faible et notre estomac se tord tandis que nos bras se tendent en vain vers les rares hommes qui s’arrêtent et s’approchent pour nous voir de près, la majorité se détournant avec dégout.

C’est pourquoi aujourd’hui, poussées par la bise glaciale vers un village improbable, nous sommes allées au cirque. Tous les enfants aiment le cirque : les chevaux empanachés qui caracolent sur la piste. Les singes en costume rouge festonné d’or qui déambulent, longs bras ballants sur la banquette circulaire. Les clowns grimés de blanc qui se donnent des coups de pied et culbutent dans la sciure. Les chiens savants au poil bouclé portant chapeau pointu et rubans roses, dressés sur leurs pattes arrière, qui se poussent dans le dos en une farandole burlesque. L’ours muselé qui danse en tutu une mazurka. Les antipodistes, moulés dans une combinaison azur et dont les pieds nus propulsent une énorme roue argentée dans les airs. Les trapézistes musclés qui se rattrapent du bout de leurs doigts talqués. Le magicien en jaquette et haut-de-forme ébène qui fait jaillir le feu et la colombe de ses mains gantées de satin blanc albâtre tandis que sa partenaire, sciée en deux et ensanglantée, agite convulsivement bras et pieds par les trous de la boite miraculeuse. La toute petite femme chauve à grosse tête et l’énorme matrone corsetée de moire dont le visage et les bras nus sont drapés de longs poils noirs, luisants, hirsutes, tourbillonnant enlacées dans une étreinte sordide, la tête de la naine enserrée dans la poitrine de la femme à barbe. Des hommes et des bêtes qui font rêver et parfois effraient les plus jeunes ; mais nous qui sommes plus grandes et avons tant vécu, nous savons que tout n’est qu’illusion sous le grand chapiteau.

Le directeur, costume sombre trois pièces, front dégarni et cheveux bouclés arrimés sur les côtés et l’arrière de son crâne luisant, nous a accueillies à bras ouverts. Et cette fois, nous avons dit oui, et sommes rentrées sous la tente.

–  » Bienvenue mes beautés ! Vous êtes ici chez vous désormais « .

Le hasard fait bien les choses parfois, ou toutefois évite le pire, et cette rencontre nous semble providentielle ; les mots de ce directeur, intéressés, nous réchauffent le cœur.

Ce n’est pas tous les jours que s’avancent, sous le chapiteau Barnum, des sœurs siamoises.

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