Posts Tagged: 3ème Prix

Le procès d’Alioth – Guillaume Arhant

L’ennui peut parfois être moteur des histoires les plus improbables. Celle-ci commença lorsque Dassun, honnête et humble fermier, fut victime d’une malchance proprement inouïe. Tout d’abord, la foudre s’abattit sur sa grange lors d’un après-midi orageux, enflammant le bâtiment. Il avait espéré que l’incendie ne se répandrait pas, mais un deuxième éclair lui fit comprendre le contraire. Presque toute la grange brûla. C’était un coup dur pour une famille modeste avec trois enfants à nourrir, mais ils s’en remettraient en travaillant dur et en se serrant la ceinture. Ce qui avait été détruit pouvait être reconstruit.

Après le silence – Samuel Chenaud

« Ça serait bien d’arriver avant 20 heures, comme ça je pourrai lancer la machine, et j’aurai le temps de l’étendre avant de dormir. »

Cette phrase tournait en boucle dans la tête de Tim, les mots résonnaient parce que rien n’avait été dit depuis. Il n’avait entendu aucune parole, aucun cri. Il avait juste assisté, comme déjà paralysé, à la dérive de la voiture. Puis à l’immense vacarme du choc, qui avait fait taire tous les oiseaux de la fin d’après-midi. Il se rappelait peu à peu. Il tournait le volant et rien ne se passait, comme dans un cauchemar. Il ne contrôlait plus rien, sans même avoir le temps de s’en rendre compte.

Bulles – Emita Varenne

Ce matin, Barnabée peine à sortir de ses songes, il est en nage dans ses draps trempés. Cela arrive fréquemment. Nul ne sait si toute cette eau vient de son propre corps, ou s’il hydrate secrètement son lit avant de s’endormir : la sécheresse provoque en lui un fort sentiment de d’oppression.
Barnabée préfère l’eau à la terre. Il tient du poisson l’agilité de ses membres et le miroitement des écailles qui apparait dans ses yeux. Son regard n’a jamais la même teinte et glisse de l’aluminium au bleu roi, en fonction de la lumière de l’onde.

Le gamin – Mathieu Cancade

La lettre était arrivée, enfin. Jamais il n’avait tant espéré, tant prié pour une chose qu’il savait pourtant impossible. Mais désormais elle était là et rien ne pourrait la lui enlever. Les larmes de ces longues nuits passées, hagard, à observer le ciel de Paris s’évaporèrent et les souvenirs lui revinrent, à vif. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf. La France était libre, la France avait vaincu, mais en payant l’espérance au prix du sang. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf. On lui avait dit que tout était fini, mais lui n’avait pas voulu croire. Lui ne croyait que ce qu’il voyait. Il avait vu l’horreur, alors il ne croyait plus. Un an, huit jours et dans quelques instants bientôt neuf. Dans une clairière de Rethondes, le onzième jour du onzième mois, à la onzième heure, l’Allemagne avait capitulé. Lui était rentré, dans son deux pièces de la rue Bonaparte, et avait pleuré. La guerre envolait avec elle l’espoir de revoir ceux qui étaient tombés. Tant qu’elle subsistait, elle était un cauchemar ; en s’arrêtant elle était devenue réalité. Et d’une réalité, on ne se réveille pas. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf ; cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas revu le Gamin.

Noir – Loana Biasiolo

Ça a commencé de manière toute simple : juste une fissure sur un pavé. Personne n’aurait pu penser que c’était le début de la fin. Il y a des centaines de pavés sur la place et des milliers de fissures, mais celle-ci… celle-ci était différente.
Ça a commencé doucement, l’air de rien, des petits événements, des choses qui peuvent arriver à tout le monde … Un livre qu’on ne retrouve plus, un reste de repas mangé pendant la nuit, un chien qui disparaît … On a toujours trouvé une excuse : « c’est le vieux qui a perdu son bouquin », « son gamin a dû avoir une fringale pendant la nuit », « bah, tu sais, les chiens … il y en a toujours un qui s’enfuit ». Après tout, on ne pouvait pas savoir.
Pendant presque un an ça a continué comme ça. Et puis la fissure a un peu grandi et les choses ont commencé à devenir plus gênantes.
D’abord, il y a eu les coupures d’électricité, ça a été assez régulier pendant quelque temps, quelque chose comme toutes les semaines. Les électriciens n’ont pas trouvé d’où ça venait alors le maire a inventé une histoire à propos de taux d’humidité dans l’air et tout le monde l’a cru.
On n’a pas posé plus de questions que ça, on avait une raison et ça nous allait. Du moins, ça allait à la plupart d’entre nous. Il y en a toujours quelques-uns qui ne veulent pas être des moutons. C’est bien, je ne dis pas le contraire, mais bon … Ils ont fait leurs propres recherches, mais ils n’ont trouvé aucune explication … Peu à peu, on s’y est fait et on a arrêté de chercher… « C’est le climat » est devenue l’excuse pour expliquer les particularités de notre petite ville.
Après, vers avril, une canalisation d’eau a sauté. Cette fois, le maire a accusé des jeunes de l’avoir sabotée. Impossible de savoir si c’était vrai ou non, mais il n’y a pas vraiment eu de suite… Comme beaucoup, je n’ai pas trop su quoi en penser, mais je voulais une explication et je crois bien que celle-là me convenait.
Il n’y a pas vraiment eu plus grave durant cette année-là. Les petits incidents ont continué, l’électricité a continué d’avoir un comportement étrange, mais on s’y est fait. L’absence de problème avec l’eau a fini de nous convaincre que c’était l’œuvre de voyous.
Un an encore a passé et la fissure a grandi. On la remarquait maintenant, petite fissure d’un noir d’encre sur le pavé gris, plus grande que les autres, mais pas assez pour inquiéter qui que ce soit : tous les pavés ont des fissures après tout …
Et puis, il y a eu l’incendie. La maison de Mme Moreau a brûlé dans la nuit du 5 août. Elle s’en est sortie heureusement, mais elle a tout perdu. Les gens ont dit que ça l’avait traumatisée. Qu’elle s’était réfugiée dans son délire parce qu’elle ne comprenait pas comment le feu s’était déclenché.
Elle parlait d’une forme noire, indistincte qui la regardait depuis des jours. Elle répétait encore et encore que c’était cette chose qui avait mis le feu chez elle. Puis elle a commencé à dire que la chose venait de la fissure sur le pavé, que la fissure n’était pas normale, que c’était malveillant. Quand elle a commencé à surveiller la fissure toute la journée et toute la nuit, on a appelé quelqu’un qui prendrait soin d’elle … Elle s’est débattue quand ils l’ont emmenée.
Cependant, comme c’était pour son bien, on n’a rien dit, on a laissé faire. Mais l’histoire a commencé à en inquiéter plus d’un. La fissure dans le pavé est devenue un des sujets de préoccupation et de discussion de tout le monde. Elle était regardée, étudiée, analysée tout le temps, peu importe l’heure à laquelle vous passiez, il y avait toujours quelqu’un penché au-dessus. Ça a fini par faire réagir le maire. Il a embauché des experts, des scientifiques, pour faire des analyses sérieuses. Ça a pris du temps avant qu’un homme ne vienne dans une camionnette d’un autre âge. Après tout, ça ne doit pas être facile de mobiliser un scientifique pour une fissure sur un pavé.

Demain les arbres – Jérôme Goffette

Demain, les arbres s’apprêteront à marcher vers la mer. Ils se tourneront, une dernière fois, vers leurs compagnons de toujours, les champignons et leurs réseaux de fluides, d’odeurs et de signaux. Les milliers de bras minuscules des radicelles embrasseront avec la plus grande tendresse les milliers de bras minuscules des mycéliums. Puis, au rythme lent et sûr de leurs pattes d’éléphants, les hêtres sortiront des bois. Dans leurs bras gris, ils porteront à pleines brassées les houx, les fragons et les bois-jolis, les myrtilliers et les genets. Les chênes à l’écorce fendue prendront par la main les aubépines aux fruits rouges et les sorbiers garnis de passereaux. L’air sentira la feuille, la fleur et l’humus, et lorsque ces forêts arriveront sur la falaise ou sur la grève, on les verra, bruissantes et résolues, aller vers l’écume. Il faudra un frissonnement de plusieurs semaines pour que toutes et tous s’engouffrent dans la houle, pour que toutes et tous disparaissent dans la plaine liquide. Plusieurs saisons plus tard, les marées laisseront encore sur l’estran des andains de feuillées.

La dispari-son – Lou Rochard

La vie fait beaucoup de bruit.

L’alarme du réveil sonnait une autre couleur ce matin-là. C’était une des rares nuits où l’on attendait de l’entendre. Une des nuits où un silence entier enveloppe la maison car la quiétude du lendemain apaise les corps et les prépare au vacarme. Une mélodie est venue fendre cette paix avec rythme et douceur: elle n’annonçait pas les journées pressantes où une minute chasse l’autre comme un écho. Elle avait le goût des vacances, du calme et du repos.

Négocations – Lysiane Bouayad-Amine

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, un air chaud et moite le prit à la gorge. Il avança à grands pas dans l’immense couloir qui menait au bureau dans lequel il avait rendez-vous. Ses jambes élancées lui permettaient de progresser rapidement et pourtant la porte au fond lui paraissait étrangement éloignée.

A chaque pas qu’il faisait dans ce long corridor, il se sentait suffoquer. En plus de la chaleur écrasante, une ambiance pesante régnait ici. Les lieux étaient décorés avec faste : d’immenses lustres en cristal pendaient au plafond, les murs étaient tapissés de tentures aux dessins explicites, le sol était recouvert d’une moquette si épaisse qu’il croyait s’y enfoncer à chaque pas. Les statues de marbre gigantesques semblaient l’épier, aussi se hâta-t-il.

Bourgeon de temps – Jean Goedert

Je vous entends. Vous vous demandez ce qui se cache sous ce rideau noir, vous mourez d’envie de le savoir. Je peux sentir vos yeux avides de pénétrer mon intimité. Et pourtant que distinguerez-vous une fois le voile levé ? Rien. Vous vous contenterez de regarder le présent. Vous me verrez moi ou ce qu’il en reste. Ceux du dernier rang me verront peut-être avec un peu moins de netteté, je vous l’accorde. Mais quoi qu’il en soit, vous n’appréhenderez pas le ‘comment’ je suis arrivée devant vous. La Contingence. Ce mot vous dit-il quelque chose ? Connaissez-vous cette Dame versatile et souvent pleine de surprise ? Cruelle parfois, mais c’est aussi ce qui fait sa beauté. C’est elle qui arrose les racines du temps… et c’est elle aussi qui a fait naître le bourgeon de mon présent. Laissez-moi mettre un terme à votre impatience. Laissez-moi vous dire ce qui se cache réellement sous ce rideau. Qui sait, peut-être aurez-vous une surprise une fois le voile levé… Car les bourgeons éclos dans la souffrance donnent souvent les fleurs les plus belles. Écoutez.

Albert coule – Vincent Lescure

Le soir les cueille sur un banc. Intimidés, ils restent impassibles. Est-ce le lac qu’ils contemplent ? Les collines qui les enlacent ? Les ombres ont disparu mais la ville rayonne. Le vent est tombé et l’air devient tiède. En ce soir du 25 décembre, le jour s’efface drôlement tôt sur la lagoa de Rio de janeiro.