Posts Tagged: 2ème Prix

L’échappatoire – Paul Méra

Ils arrivent, là, juste derrière moi, je les sens. Ils sont proches.
Je déambule dans la rue. La nuit obscurcit la ville, la moindre lumière m’éblouit. En marchant, je me fais discret. Ma capuche sur la tête, je presse le pas discrètement, je ne veux pas me faire attraper. Cette soi-disant autorité n’a aucune raison de m’arrêter. Ils inventent tout, je n’ai rien fait. Ma vingtaine d’années est passée trop vite. Je n’en ai pas profité. Je ne rencontre pas âme qui vive. Ils sont sans doute chez eux pour éviter de me croiser. Ils ont peur. C’est ironique, c’est moi qui fuis, je suis terrorisé. Je longe les immeubles des ruelles, à la recherche d’un moyen pour m’enfuir au large.

Vers le ciel – Quiterie Boscal de Réals

Le fil cassa, le garçon poussa un cri, et le carré rouge s’envola.

C’était Joao qui l’avait fabriqué, ce garçon au regard sombre et à la tignasse de jais, qui courait si légèrement dans les ruelles, sous le linge multicolore ; ce garçon qui travaillait et s’amusait et qui serait bientôt un homme. Pour cela, Joao avait découpé un sac en papier rouge, chapardé de la colle derrière une usine, récupéré les baguettes et le fil d’un ancien cerf-volant, perdu au combat. Assis devant sa maison, appliqué, il avait donné le vol au carré rouge, et ainsi lui avait donné la vie.

Du blanc, du bleu et des pinceaux – Philippa Sévillia

Tout commence par une toile blanche. Paul regarde la main fébrile suspendue au-dessus du chevalet, munie d’un pinceau en poil de martre. Son regard s’attarde avec tendresse sur le relief bleuté des veines qui la parcourent. La main marque une brève hésitation avant d’entamer son ballet de couleurs. Elle danse au gré d’un florilège de teintes, tantôt douces, tantôt profondes.  Paul n’est guère surpris de la voir commencer par le bleu. La nuance peut varier, mais c’est un rituel auquel il sait que sa grand-mère ne déroge jamais. Sa marque de fabrique. Sa signature. Si au fil des années, elle a dû malgré elle apprendre à maîtriser l’art de perdre, Alma n’a pourtant rien perdu de sa dextérité. En dépit des pertes successives, elle est restée virtuose. Paul sait que chaque tableau est pour elle un plongeon dans le passé. Un passé de plus en plus lointain, à mesure que les souvenirs les plus récents s’étiolent.

Limbes chromatiques – Loana Biasiolo

 

Je flotte dans des limbes de pensées éparses, monnayant mes mains qui repoussent sans cesse contre des bribes de vie d’autrui, juste pour exister un instant. Un souffle brûlant gémit à mes oreilles. Je suis entièrement nue, mangeant un caramel trop coulant au bord d’un orage. Je m’inquiète que mes pieds soient mouillés alors que mes cheveux dégoulinent.

Le caramel a un goût de praline et je regarde, éperdue, l’ombre d’un ami disparaître entre deux éclairs. Je suis sous le porche d’une maison que j’ai cru habiter, une autre fois, peut-être bientôt ou alors depuis longtemps.

Je me lèverai demain – Grégoire Godinaud

La voiture a tourné longtemps avant de s’immobiliser. Le ciel était encore clair, zébré de rouge comme une peau de velours taillée au couteau. L’air était pourtant lourd et dense et sentait le sang. De gros nuages noirs descendaient du nord et présageaient une nuit sans étoiles. Une nuit sans vie pour le conducteur. Tout s’est brusquement accéléré. Le pare-brise a explosé, les épis de blé l’ont comme transpercé. Je n’ai rien entendu, je crois, j’étais trop loin. La tôle s’est froissée, et j’ai imaginé son crissement métallique aux accents de mort. J’ai senti des jambes qui se broyaient sans douleur, des organes que l’on comprime comme on presse une orange. Facilement, inexorablement, l’accident extirpait de ces corps la sève de la vie, à la manière d’un enfant suçant d’une paille les dernières gouttes d’un jus. J’imaginais les ultimes paroles d’une mère à son fils : « Sois prudent ».

Zippo, le vieux clown – Bernard Langlois

Juin 1953. Quelque part en Bavière, au bord d’un lac. En ce début d’été, une tiédeur insolente alimentait une soif insatiable de plaisir pour oublier les tourments de la guerre, encore très vivaces. Le soir tombait, la foule s’agglutinait peu à peu vers la porte du chapiteau, dans les rires et la bonne humeur, prête à s’esbaudir des gags des clowns et à frémir aux audaces des trapézistes. Les cuivres de l’orchestre éclatèrent pour annoncer l’entrée.

A l’opposé, sous une petite tente en verrue le long du chapiteau, Zippo se préparait sans précipitation, selon un plan immuable. Tout d’abord, son corps, certes un peu enveloppé par l’âge, devint difforme dans le costume empesé, tout d’une seule pièce, qu’il enfila en un tournemain. Ce costume duveteux qu’il se plaisait à caresser avant chaque représentation, dans un lent rituel savamment calculé où se dissolvait son trac.

Elle était là. Tout le temps. – Solène Gouno

Il était assis sur le canapé du salon depuis plus d’une heure. La musique faisait vibrer les murs de la pièce et elle, se déhanchait sensuellement.

Rythme.

Il prit le paquet de tabac quasiment vide sur la petite table basse qui lui servait aussi de salle à manger. Il faudra que j’en rachète, pensa-t-il. Il roula sa clope, bien épaisse. Ça durait plus longtemps, ça faisait passer le temps. Temps long, minutes interminables. Elle, toujours là.

Tous les chemins mènent à Rome – Lydie Ducolomb

Joachim se souvenait très exactement du moment où il avait décidé de prendre la route. C’était une veillée de la fin de l’hiver. Toute la famille était rassemblée autour de la cheminée et l’on évoquait l’arrivée prochaine du printemps. Il somnolait paisiblement sur sa chaise lorsqu’une phrase de sa mère l’avait fait sursauter.

La tache rouge – Sarah Benkeder

Je n’arrive plus à respirer, je suffoque. L’air n’entre pas dans mes poumons et veut m’étrangler, je ne peux plus respirer, je vais m’étouffer.
Je ne sais pas où je suis, où est-ce que je suis ? Partout, tout autour de moi, tout ce que je vois : du rouge.
Du rouge et il s’emballe, s’étale, m’avale, et je ne vois rien, rien d’autre, ne suis rien, rien d’autre que ce rouge qui m’entoure, qui me cerne et je ne veux pas qu’il m’absorbe. Je ne veux pas qu’il m’engloutisse, je ne veux pas disparaitre.

La solution ultime – Anne Elise Perret

En ce matin de juillet, Edgar H. se réveilla de bonne heure. Dans sa modeste maison en périphérie de la ville, il considérait depuis quelques temps l’été comme un fléau. Autrefois, dans cette même maison qui avait appartenu à ses parents, cette saison n’avait pourtant été pour lui que synonyme de bonheur : le jardin à l’arrière de la vieille bâtisse, démesurément grand par rapport à celle-ci, s’était transformé, dès que l’arrivée des premiers rayons de soleil l’avait permis, en cour de récréation où ses camarades de classe le rejoignaient après le goûter pour une partie de cache-cache derrière les arbres ou pour poursuivre les oiseaux qui s’envolaient en sifflant bruyamment.