J’ai retrouvé ce cahier dans une vieille malle, au grenier de la maison de famille. Couverture beige froissée, tranche carmin déchirée, pages jaunies et racornies.
Le cahier d’écriture de ma grand-mère, datant certainement de l’école primaire. Magnifique recueil suranné, au papier et à la reliure comme on n’en fait plus, fleurant bon la nostalgie et le renfermé, chargé de passé et d’émotions. Je m’assieds dans la poussière et saute à pieds joints dans une autre époque.
Au début, ce ne sont que lignes harmonieusement et studieusement tracées par la jeune main de ma grand-mère enfant, puis recouvertes de déliés, de lettres tracées avec précaution, concentration extrême sur la longueur réglementaire de la jambe d’un P ou de la barre d’un T… puis ce sont des mots complets qui viennent à ma rencontre, écrits avec tout autant d’application et répétés sur de nombreuses lignes, conformément à la consigne.
Je feuillette plus rapidement le recueil et tombe, une vingtaine de pages plus loin, sur des pages entières manuscrites : ce ne sont plus des lettres parfaitement tracées que je contemple mais des phrases et paragraphes, œuvres d’une main assurée, à l’écriture beaucoup plus mature et personnelle, scandaleusement rédigés sur des pages vierges, à même la blancheur du papier et au gré de l’insouciance des pensées de la jeune femme que devait alors être ma grand-mère.
De quoi s’agit-il ? Je crois deviner que cela ressemble davantage à un journal intime qu’à un cahier d’écriture d’enfant de la Tagore Public School – nom que j’ai péniblement déchiffré en fond de couverture du document mais qui m’est inconnu. D’après mes souvenirs, ma grand-mère aurait beaucoup voyagé durant son enfance, aussi s’agit-il sûrement d’une école internationale qu’elle a fréquentée dans un quelconque pays étranger.
Je ne suis pas certaine de vouloir lire ses pensées les plus secrètes, ni que cela soit très correct vis-à-vis d’elle, mais un mot attire mon attention, un mot que je n’aurais pas pensé trouver dans le récit privé de la vie d’une jeune fille rangée : spatial. Accolé au mot vaisseau. En fin de compte, peut-être s’agit-il de ses rêves, ou bien d’une nouvelle de science-fiction qu’elle aurait écrite. Elle parle pourtant au présent et la teneur de l’énoncé semble montrer qu’elle a vécu ce qui est décrit. Ma grand-mère n’a jamais été astronaute que je sache !
Il est question de lointaines galaxies aux noms imprononçables, que l’on cherche à rejoindre en voyageant à une vitesse proche de celle de la lumière, d’êtres humains ayant quitté la Terre pour vivre une vie entière sur des territoires inconnus et perdus au fin fond de l’Univers… de quand ce récit peut-il dater ? Les faits relatés ne me sont pas familiers, je n’ai jamais entendu un mot à ce sujet, dans aucun des cours d’histoire de ma scolarité passée…
2094 ! Ca n’est pourtant pas « si » vieux que ça.
Ce récit semble tellement plausible que j’ai du mal à faire la part des choses entre la réalité et l’imagination débordante d’une jeune fille repliée sur elle-même, souffrant de solitude dans un pays étranger qu’elle ne comprend pas.
Il me revient alors à l’esprit que le père de ma grand-mère exerçait une fonction qui, outre le fait qu’elle obligeait toute sa petite famille à déménager aux quatre coins du monde tous les deux ou trois ans, était d’une teneur tout à fait mystérieuse, qu’il fallait éviter d’aborder lors des repas de famille. Finalement, personne n’a jamais vraiment su ce que faisait mon arrière grand-père, m’avait un jour expliqué ma mère.
Travaillait-il précisément dans l’aérospatiale – ce qui expliquerait les connaissances poussées de ma grand-mère en aéronautique et conquête de l’espace – à organiser la conquête de mondes nouveaux, à la découverte du vaste univers qui nous entoure ?
Les faits évoqués par ma grand-mère sont réellement fascinants de crédibilité et de science. Je suis totalement absorbée par la lecture du manuscrit, comptant semaine après semaine, le voyage de « colons de l’espace », en route pour une nouvelle galaxie où des planètes viables pour l’être humain auraient été détectées, centaines de familles parties « à l’aventure », à des années-lumière de leur Terre d’origine, sans possibilité de retour. Des milliers d’êtres humains vivraient donc ailleurs dans l’univers, loin de la Terre ? Sont-ils en capacité de communiquer avec nous ? A quoi ressemble leur vie ?
Le récit s’arrête net. Je suis persuadée qu’il se poursuit dans l’un des nombreux autres cahiers sagement empilés au fond de la malle, tous estampillés de la Tagore Public School mais qui, à l’image de celui que j’ai entre les mains, doivent contenir davantage de récits de voyage interplanétaire que de lignes d’écritures d’écolier. J’ignore d’ailleurs pour quelle raison elle a utilisé de vieux cahiers entamés pour ses écrits : le papier commençait-il déjà à manquer à cette époque-là ?
Avide d’en savoir davantage, je pose négligemment le recueil ouvert sur le sol afin d’avoir les mains libres pour fouiller plus avant. Du coin de l‘œil, je remarque qu’un feuillet s’en est échappé. Lui aussi jauni mais ne correspondant pas aux pages du cahier, il semble provenir d’une autre source. Je le ramasse et reconnais l’en-tête d’un hôpital, apparemment situé en France. Je saisis, au milieu de ce long courrier officiel aux pages entièrement noircies, une phrase au vol : « La patiente semble souffrir d’une schizophrénie avancée et s’être forgé un monde fantasmatique très hermétique d’où elle n’échappe par courtes périodes que pour consulter des ouvrages d’astronomie, de mécanique et de cosmographie dont elle ne se sépare jamais. Ces lectures paraissent renforcer chaque fois davantage son enfermement et le réalisme de ses hallucinations. Nous préconisons… ».
S’en suivent diverses recommandations accompagnées d’une liste inimaginable de médicaments tous plus abrutissants les uns que les autres – étant moi-même médecin, j’en sais quelque chose.
« Il conviendra de fournir au père de la patiente, Monsieur R…, un arrêt de travail de longue durée pour soins à apporter à un proche parent défaillant. » Serait-ce là la raison du mystère entourant le métier de mon arrière grand-père ? Garde-malade de sa propre fille délirante ?
Le document est daté. Ma grand-mère avait alors environ 15 ans. Il me semble que la réalité s’effiloche, au fur et à mesure que mes certitudes concernant mon histoire s’affaiblissent…
Je n’ai jamais entendu parler d’une telle maladie la concernant. Je pensais même que la cause de ce trouble mental avait été identifiée pour complètement éradiquer la maladie dans les années 2080 si ma mémoire est bonne.
Comment s’en est-elle donc sortie ? Comment et quand a-t-elle rencontré mon grand-père puis donné naissance à ses enfants ? Ma mère est-elle au courant ? Sait-elle également pour quelle raison son grand-père ne souhaitait pas aborder la question de son travail ?
Il y a tout de même quelque chose qui m’intrigue dans le récit de ma grand-mère, une vague impression de quelque chose qui ne « colle » pas et qui m’empêche de considérer définitivement ses écrits comme de simples errances schizophrènes. Je n’arrive pour l’instant pas à déterminer quoi. Mais cela me pousse à continuer la lecture des différents cahiers, faisant fi des heures qui passent et de l’étrangeté du récit.
Ma grand-mère ouvre ensuite une parenthèse dans son récit – car il s’agit bien d’un récit, écrit à la manière de quelque conte imaginaire – pour expliquer que depuis quelques dizaines d’années, l’arrivée des premiers colons avait été minutieusement préparée, à commencer par d’importantes expériences scientifiques destinées à rendre la planète de destination viable puis à s’assurer qu’elle le resterait dans le temps. On avait fait exploser d’énormes bombes nucléaires dans trois des étoiles alentour les plus proches afin de réchauffer l’atmosphère de la planète et favoriser la multiplication et la survie des espèces présentes, aussi bien animales que végétales. La température moyenne était ainsi passée de 0° à 20°C, sans pour autant trouver de moyens de recréer le cycle des saisons. Les seules variations de température et d’écosystème qu’auraient à subir les habitants dépendraient de leur situation géographique – les zones les plus froides étant situées aux pôles, comme sur Terre – mais aucune différence ne pourrait être mesurée sur une même longitude tout au long de l’année – année qui durerait ici plus de 500 jours, le temps pour la planète de faire une révolution autour de ses trois soleils.
Des expériences avaient auparavant été tentées sur de nombreuses autres planètes mais celle-ci avait obtenu les résultats les plus durables.
Les premiers colons étaient arrivés en 2091, puis de nombreux vaisseaux avaient suivi. Le but était de préserver la race humaine, certains dirigeants éclairés ayant admis depuis longtemps que malgré tous les efforts fournis par l’Homme pour réparer les catastrophes écologiques qu’il avait fait subir à sa planète, cela resterait vain, étant donné l’ampleur et l’irréversibilité des changements déjà constatables sur l’écosystème. La population de la Terre n’était absolument pas informée de ces recherches et de ce projet : il n’était pas nécessaire de créer une panique mondiale au sujet de l’avenir de la planète – qui avait par ailleurs encore un ou deux milliers d’années devant elle – et de celui de ses habitants, dans la mesure où aucune solution permettant de sauvegarder la totalité de la population – soit bientôt dix milliards d’êtres humains – n’avait pu être trouvée.
Dix milliards ? S’il y avait vraiment autant d’êtres humains à son époque, j’ignore ce qu’il s’est passé depuis pour que nous soyons quasiment dix fois moins à ce jour.
Ma grand-mère affirme donc que le projet mis au point consistait à sélectionner des êtres humains, représentants du plus grand nombre de langues, de cultures et de continents possibles, afin de sauvegarder le métissage et la diversité – garants de la pérennité de l’espèce humaine.
Parmi les plus adaptables des familles sélectionnées, on cherchait également à ce que tous les corps de métiers nécessaires au développement et à la survie de l’espèce soient représentés : architectes, médecins, ingénieurs dans des domaines variés, botanistes et biologistes, physiciens, astronomes bien entendu, mécaniciens, hommes de lois et de police, professeurs, géographes et géologues, historiens, anthropologues, psychologues et travailleurs sociaux, ouvriers, généticiens, informaticiens ou encore professionnels de l’information et de la communication.
Les volontaires devaient non seulement signer d’improbables accords de secret, accepter de fournir aux services de l’instance supranationale, en charge de cette migration « spéciale », toute information utile sur leur vie, des plus futiles aux plus intimes, dévoiler le détail de leur réseau relationnel sur Terre, afin que toute fuite soit anticipée et empêchée, mais également se soumettre à de sévères et longs tests psychologiques. Ceux-ci étaient destinés à évaluer leur résistance à la pression, la force de leur motivation, leur volonté de se conformer aux règles de vie qui leur seraient imposées sur la nouvelle planète, sans oublier le degré de discrétion qu’ils apporteraient à justifier leur départ ou disparition soudaine de la vie sociale et économique terrestre, sans pour autant attirer l’attention.
Ma grand-mère raconte ensuite que l’on voyait en effet de plus en plus de familles annoncer leur départ à leur entourage, collègues et voisins, affirmant leur souhait de tirer un trait sur leur vie actuelle, s’éloigner de la décadente et dangereuse société de consommation où la surveillance réduisait chaque jour un peu plus les libertés personnelles, pour vivre autrement dans quelque contrée reculée des plaines d’Asie centrale ou de la forêt amazonienne… où toute communication était d’ailleurs impossible. Aucune histoire n’était identique. Il s’agissait de familles aux modes de vie variés (différents), urbains comme ruraux, issues des quatre coins du globe, nombreuses ou non, de religions et de cultures très diverses, elles étaient toutes différentes mais avaient (toutes) en commun cette volonté déclarée d’abandon et de nouveau départ. Quelques journalistes avaient cherché à interviewer certaines de ces familles ou à les retrouver peu de temps après leur départ pour tenter d’expliquer ce phénomène par l’exemple. Aucun n’en avait été capable et tous martelaient qu’il s’agissait là d’un signe que les Gouvernements devaient prendre au sérieux, car le système actuel permettait de moins en moins à la population de s’épanouir et de se pérenniser. Ils en voulaient d’ailleurs pour preuve que même le nombre des naissances qui ralentissait d’année en année : l’Homme courait droit à sa perte !
La mère de ma grand-mère aurait ainsi été approchée par cette instance supranationale qui lui aurait proposé de participer, en tant qu’éminente botaniste de nationalité anglaise, au projet de sauvetage de l’espèce humaine en prenant en charge le recensement puis le catalogage des différents végétaux présents sur la nouvelle planète. Cette migration serait facilitée par la faible densité du réseau relationnel réel de sa famille, du fait de leurs déménagements réguliers sur divers continents. Le père de ma grand-mère aurait par la suite pris la décision de dissimuler le manque d’adhésion et le refus de discrétion de sa fille de 15 ans pour ce voyage particulier en la faisant passer pour « mentalement déficiente », seul moyen de leur permettre de partir tous ensemble. L’un de ses amis, travaillant pour l’un des plus grands hôpitaux psychiatriques européens, avait consenti à délivrer un diagnostic de schizophrénie afin de prouver que ma grand-mère ne constituait pas une menace à l’accomplissement, en toute confidentialité, du projet.
Cette histoire me paraissait bien pessimiste. Où était-elle allée chercher tout ça ? Certains lieux ou mots évoqués m’étaient totalement étrangers et je trouvais ce conte étonnement triste et désespéré, relevant même parfois de la paranoïa.
***
C’est dans le cinquième tome, daté de 2118, que ma grand-mère semble enfin parler véritablement d’elle, d’une écriture ayant encore mûri et sur un ton qui semble apaisé – sa maladie devait à présent être sous contrôle. Elle écrit :
« C’est ainsi que j’ai moi-même atterri sur YNOVA-45-10 ou « Terra 2 » pour nous autres colons, mais bien « la Terre » pour nos descendants, un jour de juin 2093. En effet, afin d’entériner tout desiderata de retour – de surcroît insensé, puisqu’étant donné la vitesse du voyage, tous les habitants de la Terre connus lors du départ seraient morts depuis bien longtemps – il nous a été interdit d’informer nos descendants de leurs véritables origines, pour les raisons que je viens de mentionner mais également afin de favoriser l’ancrage et le sentiment d’appartenance à la nouvelle planète, nécessaire à sa protection. Une nouvelle histoire a été écrite pour Terra 2 et y est enseignée depuis maintenant près de trente ans.
Je ne suis donc pas censée laisser de traces de mon arrivée et de l’existence de notre Terre d’origine, afin de ne pas perturber les générations à venir mais je dois être en paix avec moi-même ; or, confier ce récit à quelques pages originaires de la Terre qui m’a vue naître m’y aidera peut-être. Je ne peux m’empêcher de me dire que cela sera certainement utile un jour. J’ai menti à mes enfants, comme cela nous a été expressément ordonné, mais je continue de penser que l’on ne peut pas avancer sans savoir d’où l’on vient et qu’en le sachant, les êtres humains ayant migré sur Terra 2 n’auraient, de toute façon, aucune raison de vouloir retourner sur Terre.
Qui voudrait de la surpopulation, de la famine galopante, de la culpabilité constante de vivre dans un pays riche et privilégié mais pollueur et destructeur, des attaques bactériologiques frappant ça et là sans prévenir – dernière arme des groupuscules cherchant à se faire entendre – et de la peur constante de ne pas savoir ce que l’on achète, ce que l’on ingère, tout étant importé de pays à l’économie et aux normes discutables, devenus puissants et sans lesquels l’on ne peut plus compter ? Mes enfants à venir apprendront donc peut-être un jour sur quelle planète ils vivent réellement. Je compte en tout cas sur les témoignages que j’ai emportés avec moi pour convaincre ceux qui me liront peut-être un jour que même si ce départ nous a coûté, parce qu’on ne savait pas ce que l’on allait trouver, puis parce que nous savions pertinemment ce que nous avions laissé aux Hommes de notre Terre d’origine, nous avons fait un choix qui leur a permis à eux, chers descendants, de connaître un autre monde, dans lequel il fait réellement mieux vivre et dont les règles lui permettront certainement de se pérenniser, aussi longtemps que l’Univers nous entourant nous le permettra. »
Ainsi, d’après ma grand-mère, elle faisait partie des colons qu’elle a évoqués, ceux ayant quitté la Terre originelle pour « Terra 2 ».
Au détour d’une page, je découvre l’un des « témoignages » évoqués par ma grand-mère : une coupure de journal annonçant un attentat à l’ « arme biologique » – de quoi s’agit-il ? – via le système de ventilation du métro londonien, tirée du Sun du 12 novembre 2090. Tout ceci me paraît totalement étranger et incompréhensible. Je ne sais plus ce que je dois croire.
Un encart situé au verso de la coupure attire mon attention « Prochaine éclipse totale de soleil ». Le journaliste recommande de ne pas la rater si l’on se trouve dans une région du globe permettant de la distinguer clairement, car un tel alignement permettant d’occulter totalement LE soleil ne sera visible qu’une fois par les personnes actuellement en vie.
Une éclipse « totale » ?? C’est pourtant impossible… Je relève la tête et à travers le velux, j’aperçois la lumière qui se modifie, au fur et à mesure que certains astres descendent à l’horizon… Il s’agit de deux des trois étoiles éclairant notre planète.
Deux des trois soleils… d’Ynova 45-10 !