BD +36° 2538 – Florine Martinet

La pièce était sombre. Un courant d’air glacé passait à travers la fenêtre ouverte et faisait frissonner les rideaux. Cependant le vieil homme ne ressentait pas le froid, et se contentait de la protection dérisoire d’un gilet mité simplement posé sur ses épaules. Cela faisait déjà cinq heures que le soleil s’était couché, et depuis il n’avait pas bougé de son tabouret, le dos bien droit et l’œil collé à l’oculaire de son télescope. Il avait parcouru sans se lasser le ciel limpide du mois de mars, se dirigeant à travers les constellations comme on traverse un paysage familier. Les lentilles puissantes jouaient avec les rayons émanant de chaque astre, les captant à travers le temps et l’espace, les embellissant puis les abandonnant pour un nouveau partenaire, dans une danse lente et ensorcelée. Mais il ne fallait pas s’y fier : cette errance n’avait rien de hasardeux. Elle était parfaitement calculée et se termina comme chaque fois à un endroit précis, où brillait une étoile dont l’éclat était si faible qu’il se confondait parfois avec la luminosité du ciel lui-même. Mais le vieil homme pouvait distinguer chaque scintillement, chaque tressaillement de lumière, et la contemplait amoureusement. C’était son étoile. Il l’avait découverte un soir triste et silencieux, un de ces soirs où il ne supportait plus le bruit de la ville, ni la frivolité de ses semblables. Ce soir-là, il s’était isolé sur une colline avec sa lunette astronomique et une bouteille de whiskey irlandais.  La bouteille était à présent posée sur une étagère poussiéreuse, son liquide ambré luisant dans la pénombre. Il ne l’avait jamais ouverte.

Le ciel était toute sa vie. Il était né lors d’une nuit sans nuages, dans un de ces fossés qui bordent les routes de campagne. Son arrivée avait surpris ses parents sur le chemin menant à la clinique. La première chose qu’il avait contemplée de ses yeux tout neufs avait été la face blême de la lune, avant même le visage de sa mère. Dès qu’il avait ouvert les paupières, il s’était arrêté de hurler. La beauté du ciel nocturne l’avait marqué à jamais. Il avait été un cancre à l’école, solitaire et peu sociable. Il avait appris le nom et la position de chaque constellation et avait assidûment étudié la physique et les mathématiques pour pouvoir entrer à l’Observatoire de Paris, mais ses efforts n’avaient pas été à la hauteur de ses ambitions. Abandonnant alors ses études, il s’était fait embaucher comme ouvrier dans une petite fabrique de textile, où il effectuait un travail simple et répétitif, sans aucune responsabilité. Il n’avait pas de regrets. Pour lui, l’astronomie n’était pas une question de mesures, d’orbites ou de densité, mais plutôt une histoire passionnelle. Et chaque soir, lorsqu’il rentrait dans sa petite baraque au milieu des champs, il avait rendez-vous avec les astres. Les années avaient filé, sans qu’il ne prête attention ni à l’amitié, ni à l’amour. Les étoiles lui suffisaient.

BD +36° 2538 était sa préférée. Il lui parlait souvent, l’appelant sa douce, avec toutes les considérations qu’il aurait pu avoir pour une femme. Il imaginait ses courbes, la pureté de sa lumière brûlante et se sentait irrésistiblement attiré, comme un papillon de nuit l’était par la flamme d’une bougie. Le plus beau jour de sa vie fut celui où il reçut cette lettre de l’Observatoire. Ce fut d’ailleurs la seule véritable lettre qu’il reçût jamais. Rédigée à la main d’une belle encre noire, elle portait le nom de baptême de l’étoile qu’il avait découverte : BD +36° 2538. Certes, la suite de chiffres n’était pas très romantique mais le vieil homme s’en fichait. Il lui suffisait de savoir que l’étoile était là, éternelle, veillant sur lui comme il veillait sur elle. Il l’aimait d’une façon que personne n’aurait pu comprendre.

Puis il avait vieilli et quitté son travail en emportant de maigres économies. A présent il était seul dans sa misérable maison, loin de la ville et de ses détestables lumières électriques. Son corps décharné par les longs jours de jeûne ne ressentait plus ni le froid, ni la fatigue. Le télescope était devenu une partie de lui-même, et lorsqu’il en détachait son œil, la réalité semblait désagréablement déformée. Il ne sortait plus que pour acheter quelques boîtes de conserves chez l’épicier quand la faim n’était plus supportable. Il n’avait aucun contact avec d’autres êtres humains, et cela lui convenait très bien.

Le télescope parvint à la fin de son voyage presque naturellement, sans que le mouvement des mains du vieil homme ne soit perceptible.

– Tu es la plus belle de toutes les étoiles, dit-il à sa douce d’une voix emplie d’émotion.

De sa demeure inaccessible, celle-ci sembla rayonner de plaisir.

Pourtant ce soir, il y avait quelque chose d’étrange dans l’air, quelque chose qui le mettait mal à l’aise et l’empêchait d’apprécier autant que d’habitude ses conversations solitaires. Il avait cependant attendu celle-ci avec impatience, maudissant chaque jour les nuages qui obscurcissaient le ciel. Il haïssait le mauvais temps.

Finalement, énervé par l’agaçante sensation d’un regard posé sur sa nuque, le vieil homme renonça et détacha son œil de l’oculaire. Il se retourna sur son tabouret et se trouva face à deux invités inattendus.

Les deux êtres étaient grands et minces et émettaient un doux halo bleuté dans la pénombre. Leurs yeux sans pupilles étaient tels des puits d’or fondu. Ils étaient nus, parfaitement asexués et leur belle peau lisse ne possédait aucun défaut. Leur crâne légèrement allongé vers l’arrière ne portait pas le moindre cheveu. Dans leur visage aux traits harmonieux ne s’ouvrait aucune bouche. Leur expression était neutre mais il semblait se dégager d’eux une sorte de bienveillance paternelle.

Le vieil homme les contempla sans broncher. Cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus traversé par la brutalité d’émotions telles que la surprise ou la peur. Il attendit simplement que les explications viennent d’elles-mêmes.

Une voix mélodieuse retentit à l’intérieur de sa tête.

– Nous avons besoin de votre aide, Humain.

Il n’y eut d’autre réponse que le silence.

– Nous souhaitons établir des relations avec votre planète, reprit la voix.

Le vieil homme se demanda lequel parlait, car les deux êtres étaient parfaitement identiques et parfaitement immobiles.

– Nous pouvons beaucoup vous offrir. Nous possédons un savoir absolu sur l’Univers, qui semble tant vous fasciner.

Enfin, l’intérêt du vieil homme s’éveilla. Une petite lueur de curiosité naquit dans ses yeux délavés.

– Par exemple, ces étoiles que vous observez, expliqua la créature. Ce sont en réalité des boules de gaz en fusion. Nous avons développé une technologie permettant de les domestiquer pour en tirer une énergie considérable. Cela vous intéresserait sûrement.

Non, cela ne l’intéressait pas du tout. Il n’aimait pas que l’on parle des étoiles comme de vulgaires objets physiques, des objets dont on pouvait se servir. Elles avaient toujours été libres, pures et inaccessibles et devraient toujours le rester. Il était impossible qu’on puisse ainsi les réduire en esclavage.

Sa voix s’éleva alors dans la pièce, une voix éraillée comme étonnée de sa propre existence.

– Parlez-moi de BD +36° 2538.

Les extraterrestres restèrent impassibles. Alors il leur indiqua le télescope d’un geste de la main. Une des créatures se pencha gracieusement vers l’instrument et y plaça son œil doré.

– Cette étoile? Il est surprenant que vous la voyez encore, commenta-t-elle. Elle est morte il y a déjà plus de cinq cent ans.

Brusquement, le vieil homme ressentit le froid qui régnait dans la pièce et celui-ci en profita pour se frayer insidieusement un chemin jusqu’à ses os. Il ne pouvait y croire. Sa douce, sa lumière, la compagne de ses nuits? Son étoile adorée était en réalité un simple amas de poussière qui avait rendu l’âme bien avant sa naissance?

– Nous connaissons toute votre galaxie, continua l’extraterrestre en se relevant. Chacune de ses étoiles, de ses planètes est classifiée. Nous avons donné un numéro à chaque astéroïde. Nous avons posé des traceurs sur les comètes qui la parcourent pour suivre leur route. Cette galaxie n’a plus aucun mystère pour nous. Et nous pouvons tout vous apprendre, déclara-t-il un peu théâtralement, tout ce que nous savons.

Le vieil homme regarda le ciel, et l’espace d’un instant fut envahi par le désespoir. La sensation fut si violente qu’elle faillit l’engloutir. La douleur passa rapidement, mais déchira quelque chose en lui. Quelque chose de très profond, caché dans l’endroit le plus sombre de son âme.

La créature n’avait pas cessé de parler, sa voix harmonieuse décrivant l’étendue du savoir que possédait leur peuple. Elle semblait convaincue que l’homme allait les aider à prendre contact avec les gens importants de sa race, subjugué par leur science. Elles l’avaient choisi lui, parce qu’elles avaient remarqué sa fascination pour le ciel. Sa lunette toujours braquée sur les étoiles avait attiré leur attention. Un observateur aussi attentif serait sans aucun doute heureux de sortir de l’ombre et de participer au mouvement de vie qui était seul capable d’animer la mortelle froideur de l’espace. C’est ce qu’elles avaient pensé et elles ne doutaient pas d’avoir raison.

Mais le vieil homme ne les écoutait qu’à moitié. Une volonté sèche et impassible guidait ses pensées. Une seule chose lui importait à présent. Il interrompit la voix sans montrer la moindre politesse.

– Savez-vous rendre les gens immortels? questionna-t-il.

Les créatures parurent perplexes, puis lui répondirent par la négative.

– C’est d’ailleurs une des rares choses que nous sommes incapables de faire, précisèrent-elles. Mais ce n’est qu’une question de temps. Cependant, si cela vous intéresse, nous pouvons prolonger votre existence humaine de plusieurs dizaines d’années.

– Parfait, marmonna le vieillard en levant sa carcasse décharnée de son tabouret.

Il se dirigea vers les étagères poussiéreuses clouées au mur. Leur désordre et leur saleté étaient à l’image de la pièce, encombrée de conserves vides, de chiffons et de livres aux pages déchirées. Il s’étira difficilement et attrapa la bouteille de whiskey qu’il n’avait jamais bue. Un ovale de bois propre et brillant resta tracé dans la couche de poussière grise, témoin des années qu’elle avait passé là, immobile, attendant son heure.

– Qu’est-ce que c’est? demanda un des êtres avec curiosité en tendant une main fine aux longs doigts bleutés.

– Une tradition, répliqua le vieillard. Pourrez-vous le boire?

Les créatures n’ayant pas de bouche, il était logique de se poser la question. Mais elles le rassurèrent : elles étaient parfaitement capables d’absorber la nourriture terrienne.

Il sortit de la pièce en leur demandant de l’attendre. Il descendit les escaliers et entra dans la cuisine qui se trouvait au rez-de-chaussée, ouvrit la bouteille et la posa sur la table. Puis il se mit à fouiller dans les placards dont la peinture jaune s’écaillait. Quelques instants plus tard, il trouva ce qu’il cherchait : une vieille boîte de métal rouillée, emplie d’une poudre gris anthracite.

Sans aucune hésitation, il versa le plus de poudre possible dans la bouteille d’alcool et mélangea avec vigueur. Le liquide se troubla un instant, puis redevint limpide.

Lorsqu’il revint dans la chambre, les extraterrestres lui tendirent leurs belles mains fines jointes en coupe.

– Versez, ordonnèrent-ils.

Le vieil homme s’exécuta et vit l’alcool ambré être avidement absorbé par la peau bleue des créatures. Il vida la bouteille, le liquide se déversant du goulot avec générosité.

Les yeux d’or fondu s’emplirent de couleurs inconnues et les corps bleus furent secoués de tremblements, le halo s’en dégageant se faisant plus intense. Ils étaient en transe, dévorés par des plaisirs exaltants.

Puis, avec un gémissement inaudible pour des oreilles humaines, ils s’affalèrent lentement, leurs corps parfaits disposés sur le sol malpropre comme un tableau peint par un artiste à l’imaginaire torturé. Leur peau se couvrit de taches noires et le halo bleuté s’éteignit.

Le vieil homme eut un regard désintéressé pour les deux cadavres étendus par terre. Dans quelques jours, il faudrait qu’il range tout ce désordre. Mais rien ne pressait. Il retourna dans la cuisine, posa la bouteille vide dans l’évier et rangea la boîte métallique à sa place. Il se souvenait pour quelle raison il l’avait achetée. Il avait toujours dû se battre contre les rats qui venaient détruire le peu de nourriture rangé dans ses placards. Leur engeance était très résistante. Il avait essayé plusieurs substances mais il n’y avait que l’arsenic qui en venait à bout. Cette poudre grise et mortelle était un miracle.

Enfin, il retourna s’asseoir sur son tabouret. La lunette de son télescope n’avait pas bougé et  BD +36° 2538 y brillait d’un éclat inaccoutumé. Le vieil homme sourit. Il savait que de sa lointaine demeure perdue à travers l’espace et le temps, l’étoile le remerciait.

– Jamais ma douce, murmura-t-il. Jamais personne ne nous séparera.