L’Arche – Antoine Bousquié

«  L’homme venait de se réveiller. Son premier réflexe fut de chercher une source de lumière, peut-être pour y trouver du réconfort, pour se rassurer. Après avoir fait l’effort terrible de se relever, il regarda à travers le hublot. L’univers s’offrait alors à lui. Les étoiles livraient leur plus beau spectacle, fascinant l’homme, l’attirant irrémédiablement vers elles, le poussant à coller son nez sur la vitre froide, pour se rapprocher de quelques centimètres, pour réduire quelque peu l’incroyable distance qui les séparait.

Une voix parfaitement neutre vint l’extirper de sa contemplation.

« Bienvenue à bord docteur », lança-t-elle.

L’homme se retourna calmement, pour se retrouver face à une image orangée et translucide, l’image d’un homme d’un âge avancé.

« Qui êtes-vous ? » toussota l’homme, comme s’il n’avait pas parlé depuis longtemps.

« Je ne suis personne, je suis un hologramme, docteur »

«  Docteur ? »

«  Docteur Asimov »

« Qui suis-je ? »

«  Je viens de vous le dire, vous êtes le docteur Asimov »

« Et qui êtes-vous ? »

«  Je suis un hologramme »

L’homme, à peine réveillé, à peine conscient de qui il était, essaya de toucher l’hologramme, qui se brouilla légèrement au passage de sa main. Il fit quelques pas en arrière, comme intrigué,  s’assit calmement sur un siège tout en se massant la nuque, puis posa une question :

«  Où suis-je ? »

«  Vous êtes à bord de l’Arche, un vaisseau spatial humain de voyage intergalactique.

« Qu’est-ce que je fais ici ?»

«  J’ai décidé de vous réveiller »

«  Pourquoi avez-vous décidé de me réveiller ? »

«  J’ai besoin de votre avis, humain »

« Humain…vous, vous n’êtes pas humain ? »

« Non, puisque je suis un hologramme »

«  Vous avez été créé ? »

«  Vous m’avez créé »

Cette dernière affirmation crispa l’homme qui était à présent confronté, qu’il le veuille ou non, à sa création. Il n’avait pourtant pas le souvenir d’avoir créé un hologramme. Il n’avait  aucun souvenir d’ailleurs. Sa mémoire était vide. Si vide que même le désert de l’espace, qu’il avait si intensément contemplé, paraissait infiniment plus rempli. L’homme décida donc de s’informer, de comprendre, de repeupler son esprit :

«  Comment vous appelez-vous, hologramme ? »

« Vous le savez, puisque vous m’avez créé »

L’homme baissa la tête pour réfléchir, mais au lieu de trouver la réponse dans ses pensées, c’est sur une petite plaque dorée, à la base du projecteur holographique, qu’il put lire les lettres : M.E.L.E.R.O.N.

« Meleron, c’est votre nom ? »

« Oui, si c’est le nom que vous me donnez »

« Non ce n’est pas de moi, j’ai aperçu… sur la plaque, là, regardez ! » L’homme pointa du doigt en direction de la base du projecteur qui était à présent vierge, la plaque avait disparu. Meleron, indifférent, haussa un sourcil, puis ajouta :

« Et vous, êtes-vous bien Asimov ? »

« Oui, je…je suppose puisque vous m’avez… »

« Êtes-vous bien Asimov ? »

« Je pense que oui »

« Êtes-vous Asimov ? »

« Oui »

« Est-ce que vous… »

« Ne me pose plus de question Meleron » coupa Asimov, bien décidé à reprendre le contrôle de la conversation, à défaut de comprendre à quoi tout cela rimait.

« Bien  » se résolut Meleron.

« Alors, pourquoi m’a-tu réveillé, je veux dire, pourquoi as-tu besoin de mon avis ? »

«  J’ai besoin de votre avis sur la vie »

«  La vie ? Ma vie ? »

«  Pas seulement »

«  De nombreuses vies ? »

« Oui, des milliers »

Asimov, comprenant à peine la logique de réponse de l’hologramme, commençait à voir se profiler devant ses yeux quelque chose de plus grand, de plus important. Aussi, se mit-il à recoller les morceaux.

« Tu a parlé de vaisseaux, de vies, quelle est la fonction de ce vaisseau Meleron ? »

« L’Arche est un vaisseau humain de type colonisateur. Il a été envoyé en 3455 depuis la Terre en direction de 18 Scorpii de la constellation du scorpion. Le but de l’expédition est de permettre l’implantation de l’espèce humaine dans un nouveau système solaire »

« La Terre ? »

« Oui la terre, la planète mère de l’espèce humaine »

La Terre. Ce mot résonnait dans la tête d’Asimov. Il le connaissait, mais ne le comprenait pas. C’est comme si tous ses souvenirs l’avaient quitté, mais pas sa connaissance. Car il comprenait le terme de planète. Il savait aussi ce qu’était un vaisseau. Mais il ne comprenait pas dans quelles circonstances il s’était retrouvé dans l’Arche. Il savait ce qu’était un hologramme, mais ne se souvenait pas d’avoir créé Meleron. Pourquoi ce vaisseau naviguait-il au fin fond de l’espace ? C’était la clé.

«  Mais pourquoi avoir quitté la Terre ? », s’étonna Asimov, à présent pleinement vif et réveillé,  debout, face à Meleron,  « Qu’est-ce qui a motivé cette expédition ? »

L’image de Meleron se brouilla pour laisser place à celle d’un homme dans la force de l’âge, portant une blouse blanche, muni d’un badge où l’on pouvait lire « Docteur Asimov ». L’hologramme de cet ancien Asimov récita ce discours d’un trait :

« En l’année 3455, la population humaine du système solaire est de 123 milliards d’habitants. La Terre en abrite 45 milliards, la lune 9, Titan 32, Encelade 21, Ganymède 16. Docteur, en l’année 3455, le système solaire suffoque, les ressources s’épuisent. Le gouvernement inter-mondial a pris des mesures : contrôle des naissances, programmes de recherches, colonies péri-planétaires, mais cela ne suffit pas. Mars est actuellement en terra formation, mais le processus est lent. Il n’est pas à l’échelle de la vie humaine, mais à l’échelle de sa civilisation.

C’est dans ces conditions que le gouvernement a décidé, sous l’avis favorable de la communauté scientifique, d’organiser un plan de  survie pour l’humanité. Oui pour sa survie. La population ne se doute de rien, mais la survie de l’humanité est remise en cause. Dans cette optique, le gouvernement a convenu, dans le plus grand secret, de monter une expédition de colonisation. Nous avions la technologie et la connaissance pour mener à bien ce projet. C’est ainsi que le 20 Décembre 3455, l’Arche a quitté une station orbitale militaire, à destination comme je l’ai dit de la constellation du scorpion. Pourquoi là-bas ? C’est très simple. Nous visons l’étoile 18 Scorpii, une sœur jumelle du Soleil. Vous comprenez Asimov ? Ce soleil alternatif est peut-être notre seule chance. »

A la fin du message, l’image de Meleron reprit place sur la base du projecteur.

« Ce message m’est adressé…je ne comprends pas…que peut faire ce vaisseau face au déclin d une race ? »

« Vous ne comprenez pas docteur. L’Arche est plus qu’un vaisseau. C’est un monde volant, un miracle technologique et technique, la plus grande prouesse de l’humanité ! »

« Un hologramme enthousiaste… »

« Ne soyez pas sarcastique Docteur, vous m’avez créé, c’est votre caractère qui déteint sur moi  »

Asimov, à présent au courant du destin sombre de l’humanité, voyait naître dans son esprit sans cesse de nouvelles questions. Les informations se croisaient, s’emmêlaient même. Il ne comprenait pas quel était son rôle dans cette fresque tragique. Il décida néanmoins de continuer à creuser, encore et encore, pour peut-être trouver la réponse qu’il attendait :

« Meleron, tu…tu as parlé de milliers de vies. Combien exactement ? »

« Cent mille : trente mille hommes, soixante dix mille femmes, de tous horizons, d’âge compris entre 15 et 30 ans »

Asimov venait de se rasseoir dans son siège.

« Autant de monde, c’est…c’est insensé, comment mangent-ils, comment boivent-ils, comment vivent-ils ? »

« Tout comme vous l’étiez avant que je ne vous réveille, ils sont en stase. Ils ont été cryogénisés en 3455. Déjà 200 ans se sont écoulés, encore 257 ans de voyage sont à prévoir »

« 200 ans … »

« Cela explique votre perte chronique de mémoire. Cryogéniser quelqu’un aussi longtemps est technologiquement parfaitement viable et maîtrisé, cependant, la conservation des facultés cognitives n’est pas optimale. Aussi, bien qu’un programme neurologique stimule chaque cerveau de ce vaisseau, en effectuant régulièrement des rappels sur la physique, les mathématiques, le langage, il ne peut pas stimuler les souvenirs personnels de chacun. C’est pourquoi vous avez la connaissance, mais pas les souvenirs. »

« Je comprends Meleron, je comprends » Asimov reprit son souffle. Il avait à présent en main toutes les clés de la situation. Il voulait en venir aux faits à présent, il voulait se confronter à son devoir, il le sentait, à son destin. Il se releva.

«  Meleron, tu m’as réveillé. Tu m’as dit que ce vaisseau à destination de la constellation du scorpion était peut-être la seule chance du genre humain. Tu m’as tout dit, et pourtant il te reste quelque chose à me dire. Pourquoi m’as-tu réveillé ? »

« Nous y voilà Docteur. Comme vous ne le savez pas, vous êtes le chef de cette expédition. Vous êtes le brillant scientifique à l’origine du projet, vous êtes le père de L’Arche. Vous m’avez créé, et avez écrit mon programme de façon à ce que toutes mes décisions nécessitent votre validation orale. J’ai besoin de votre avis. »

«  Mais à quel sujet à la fin ? ». Sur ces mots, Asimov remarqua la présence de sang sur ses mains. Du sang tout juste frais, liquide et brillant. Le docteur se toucha le front, le cou, la bouche, mais c’est au détour de son nez qu’il palpa le léger flot de liquide.

« Je…je n’ai rien senti, Meleron je…je saigne depuis longtemps ? »

« Trois minutes tout au plus »

« Et tu ne m’as rien dit ? » bafouilla Asimov, qui s’empressa de pincer son nez avec la manche de son pull.

« Je pensais que vous l’aviez senti »

« Peu importe » s’agaça l’homme qui venait de s’asseoir dans son fauteuil dans un accès de fébrilité, « Poursuis ta requête »

« Et bien, comme vous le savez, notre destination était 18 Scoprii. Je dis était puisque la semaine dernière j’ai stoppé le vaisseau. En effet, j’ai découvert, au moyen des capteurs de l’Arche, un système solaire non répertorié, pourvu d’une planète tellurique qui a attiré mon attention »

« Attends  Meleron, tu as stoppé le vaisseau ? »

« En effet »

« Il était clair pourtant que notre destination était 18 Scorpii ? »

« Très clair »

« Que signifie cet arrêt dans ce cas ? »

« Vous ne comprenez pas Docteur. La planète tellurique que je viens de trouver est quasi-parfaite. Elle se trouve dans la zone d’habitabilité  de son soleil, possède un grand océan, un air avec 15% d’oxygène et 83% d’azote… »

« Mais ? »

« Mais sa gravité est de 1,5g »

« C’est biologiquement viable ? »

« C’est parfaitement viable, là n’est pas la question. L’Arche a été conçue pour les planètes telluriques de 18 Scorpii. Des planètes à la gravité comprise en 0,8 et 1,2g. L’arche est donc conçue pour atterrir sur ce type de planète. Sur le monde que j’ai découvert, la gravité est de 1,5g. Un atterrissage sur cet astre demanderait plus d’énergie que prévu pour deux raisons : cette planète, du fait de sa gravité, retient une plus grosse atmosphère, l’entrée dans celle-ci va énormément faire travailler les boucliers. Puis une fois l’atmosphère traversée, il va falloir fournir davantage d’énergie aux réacteurs de freinage pour compenser la chute. »

« Et où comptes-tu puiser l’énergie nécessaire ? »

« C’est pour cela que je vous ai réveillé »

« Explique-toi »

«  J’ai réalisé quelques simulations : en coupant l’alimentation de 20% des caissons de cryogénisation, je pourrais dériver suffisamment d’énergie pour renforcer les boucliers et optimiser la puissance des réacteurs de freinage. »

« C’est insensé. »

« Non c’est parfaitement sensé, écoutez Asimov, même avec 80 000 humains, la pérennité de votre espèce est certaine »

« C’est toi qui le dit Meleron, je n’ai pas de souvenir je te rappelle, comment savoir si cette affirmation est juste ? »

« Docteur, je comprends votre réticence, mais c’est une occasion unique »

« Je ne me souviens pas de mes ordres mais je suis assez sensé pour comprendre que le salut de notre espèce tient plus de nos scientifiques que d’un simple robot »

« Je suis un esprit robotique »

« Peu importe »

« Comment vous prouver ma bonne foi ? »

« Il n’y a rien à prouver, nous devons nous en tenir à la mission de départ »

« Je pourrais réveiller une biologiste pour appuyer mes propos »

« Non, ça ne sera pas nécessaire »

« Déconnecter ces vingt mille humains sera rapide et indolore pour eux »

« Tu parles comme s’ils étaient de la vermine »

«  Pardon si je vous ai choqué… »

« Et puis déconnecter, tu veux plutôt dire tuer ! »

« Il sont déjà biologiquement sans vie Docteur… »

« Ne joue pas avec les mots »

« Bien  »

« De toute manière, je t’ai créé, et je t’ordonne de m’obéir »

« Connaissez-vous les 3 lois de la robotique Asimov ? »

« Non »

« Bien que je ne sois pas vraiment un robot, mais un esprit robotique, j’obéis à ces lois. Premièrement, il m’est interdit de porter atteinte aux humains, de manière délibérée ou passive. Deuxièmement je dois écouter les ordres des humains, sauf si un ordre m’oblige à tuer. Enfin je dois protéger mon intégrité coûte que coûte, dans la mesure où je ne bafoue aucune des lois précédentes.  »

« Continue »

« Et bien, comme je l’ai signalé, les humains cryogénisés sont tous cliniquement, et biologiquement morts. Les déconnecter ne me ferait pas désobéir à la première loi. De plus je dois écouter vos ordres, mais, il est clair que la solution que je vous propose est optimale pour sauver votre espèce. Docteur, si je vous obéis, je renonce à la solution parfaite pour sauver votre race. Asimov, je dois protéger les humains, coûte que coûte, et renoncer à ma découverte, c’est renoncer à vous sauver tous, et c’est donc renoncer à respecter la première loi »

« Meleron, je ne comprends pas ta logique, pourquoi me solliciter si ta décision est déjà prise ? »

« Je pensais que vous seriez de mon avis, nous pensons de la même façon »

« Non Meleron, nous ne pensons pas de la même façon. En aucun cas je ne permettrai le meurtre  de vingt milles personnes ! »

« Je vous l’ai déjà dit Docteur ce ne seront pas des meur… »

« Cette conversation est terminée Meleron, remets le cap sur la constellation du scorpion »

« Je pensais que nous pensions de la même façon »

« Tu penses de la même façon qu’un être qui n’existe plus, je ne suis plus l’Asimov que tu as connu, je ne suis plus ton créateur »

Meleron tendit le bras vers le hublot et déclara :

« Docteur, regardez par vous-même cette merveille »

En un instant, le vaisseau se retrouva en face d’un des plus beaux spectacles que l’univers puisse offrir : Asimov voyait devant lui, à travers le hublot, une planète d’un bleu parfait, uni, englobé dans un voile cyan translucide, clairsemé de traînées blanches et de morceaux de terre.

« Meleron comment sommes-nous… »

« N’est-elle pas superbe ? »

« Si…mais ce n’est pas la question Meleron, je t’ordonne de relancer le vaisseau vers 18 scorpii, c’est un ordre pur et simple »

« Je suis navré Docteur, mais nous devons atterrir sur cette planète »

« Je ne le pense pas »

« Je n’ai qu’à désactiver ces vingt mille humains et nous serons prêts à entamer la pénétration dans l’atmosphère »

« Je te l’interdis »

« Vous verrez Asimov, la désactivation sera rapide, nous n’aurez pas à vous sentir responsable  »

En un éclair le Docteur Asimov se précipita vers une console de commande située derrière Meleron.

« Que faites-vous Docteur ? »

Asimov avait à présent le doigt au-dessus d’un petit bouton rouge triangulaire.

« Tu vois ce bouton Meleron, si j’appuie dessus, tes systèmes seront instantanément coupés.

« Vous n’oseriez pas »

« Si tu penses comme moi Meleron, cherche dans ton esprit, demande-toi si j’en suis capable »

« Mais…mais je suis votre création, docteur, je n’ai qu’à désactiver ces humains voyons »

« Et moi je n’ai qu’à te désactiver »

« Docteur, reprenez vos esprits, je ne peux vous laissez me tuer, vous ne comprenez donc pas, ma logique est indiscutable »

« Oh non elle ne l’est pas»

Sur ces mots, l’index ensanglanté d’Asimov vint presser le bouton rouge.

Asimov était affalé sur une table noire, inconscient. On vint lui retirer son implant neuronal, ce qui le réveilla aussitôt. Ébloui par la clarté de la salle, aux murs d’un blanc immaculé, il n’arrivait qu’à deviner les formes de l’imposante silhouette qui se tenait devant lui. On lui dit ces mots :

« Docteur, la simulation est terminée, vous êtes prêt à partir sur l’Arche »

Auteur : Antoine Bousquié