Il aligne les opérations sur sa feuille. Table par table
3X6=18
3X7=21
3X8=24
3X9=27
ainsi de suite jusqu’à la table des 10.
Il trace avec application de son stylo bic sur la feuille quadrillée petit format la succession ordonnée des chiffres. Entre chaque table un espace, comme si chacune d’elles constituait un paragraphe.
Malgré l’application, l’écriture est hésitante, semblable à celle des enfants qui la découvrent. Malgré l’ordonnancement des chiffres, les tables ne sont pas alignées. Elles occupent la feuille selon une diagonale qui part du haut à gauche pour se finir en bas à droite, selon une écriture de plus en plus serrée pour respecter la limite du papier et y faire entrer le résultat des opérations.
L’enseignant s’approche. Les mains qui ont formé les chiffres suent. Il les essuie sur le polo imprégné d’une odeur âcre de transpiration. Par moments, il passe le revers de sa main sur son front pour chasser une goutte qui glisse sur le sourcil ou la tempe.
Dehors, le froid paraît avoir tout figé. Dans la salle elle-même, certains étudiants ont conservé leur veste, d’autres leur écharpe.
Il est en polo noir à manches courtes et sue à grosses gouttes, concentré sur ses opérations qu’il aligne sur le papier d’écolier. Il sent l’enseignant s’approcher plus près de lui. Son cœur s’accélère. Il a fini de reporter toutes les opérations. Ses doigts noirs crevassés soulignent les résultats, 3, 6, 12, 18, 21, 24, 28, 30 etc. L’enseignant regarde par-dessus son épaule. Il cesse de souligner les chiffres et suspend le stylo à mi-chemin entre le 6 et le 3 de 63. L’enseignant s’éloigne. Il pose le stylo et regarde autour de lui. Il attend, agité.
Les autres étudiants regardent l’enseignant s’éloigner, surpris. Il perçoit les autres étudiants regarder l’enseignant ou le regarder lui–aussi tout en évitant de croiser son propre regard. Rapidement, ils se désintéressent de lui et retournent à leur dissertation de philosophie des sciences. Il attend. Il a toujours chaud mais de moins en moins peur. C’est maintenant qu’il sent qu’il a sué. L’humidité sous les bras et dans le dos collent le polo à sa peau.
L’enseignant retourne au bureau où il s’assied. Il devine son regard posé sur lui. Il pressent même qu’il l’appelle du regard. Parfois, il lève la tête brièvement pour constater que l’enseignant le fixe. Il ne lit pas de méchanceté dans ce regard, pas de malice. Plutôt de la bienveillance « n’aie pas peur », accompagné de surprise « mais qui t’es, toi bonhomme ? ».
L’enseignant a vu pourtant que des chiffres s’alignaient au lieu des idées et des arguments attendus. Il a compris qu’il ne parlait pas la langue quand il l’a interpellé au début du cours. Il ne sait pas ce que l’enseignant lui a demandé, il n’a pas compris. Il a juste saisi qu’il s’adressait à lui car il le regardait fixement après lui avoir parlé. C’est là qu’il a eu peur pour la première fois. Il a senti tous les regards se tourner vers lui. Il a pensé que l’enseignant l’avait découvert, allait le faire arrêter, le livrer à la police ou aux soldats. Il a tourné la tête vers la porte, prêt à s’enfuir. Puis il a regardé à nouveau l’enseignant, le front plissé, la gorge nouée. Celui-ci s’en est désintéressé et a cessé de le regarder.
D’habitude, les enseignants ne remarquent pas sa présence, ou bien feignent de l’ignorer. Cette fois-ci, il a clairement senti que le regard et les paroles lui étaient destinés. Une nouvelle fois, il s’est senti noir sous le regard du Blanc, sous ce regard qu’il a appris à éviter en adoptant l’attitude de l’étranger en situation régulière, de l’étudiant discret, attentif, ponctuel. Il s’est senti suspect d’être simplement là.
Il a appris pourtant à ne pas traîner dans les couloirs lorsqu’ils sont vides, à ne pas être vu en dehors des heures d’ouverture de l’université. Il se sent en sécurité à cette condition, déambuler avec les autres, s’asseoir à leurs côtés, écouter des mots qu’il ne comprend pas, regarder des schémas en simulant l’intérêt, et puis parfois écrire quand l’enseignant ne parle plus. Ce calme, il l’a appris chez lui, enfant, dans la salle de classe du village où, avant la guerre, le maître énonçait les mots que tous les enfants répétaient après lui. Il a appris à être docile, à suivre des yeux les mots tracés au tableau.
Ici, il suit le mouvement des étudiants dociles qui entrent, s’assoient, écoutent et puis s’en vont. Il va parfois jusqu’à la bibliothèque au bout de la grande allée où circule le tramway. Il l’aime bien la bibliothèque. Il est facile d’y passer inaperçu. Il suffit de prendre quelques livres, de les ouvrir devant soi et de rester assis à faire comme si on les lisait ou à écrire. Il en profite pour faire ses tables de multiplication, ses conjugaisons ou ses mots invariables. Parfois, il fait ses lignes d’écriture, une ligne de a, puis de b, puis de c, de d, e, f… jusqu’au z. Et il recommence. Il suffit d’avoir l’air occupé pour que personne ne vienne vous déranger. Il suffit d’observer pour savoir comment se comporter. Il aime bien aussi la salle du premier étage. Il y a des magazines et des livres imagés. Il les feuillette avec attention. Il n’accède pas aux mots, mais les images lui livrent un monde qui n’est pas le sien et dans lequel il se plonge. Le silence de la bibliothèque lui convient. Il peut y rester des heures, arrivant juste après l’ouverture, partant légèrement avant la fermeture, afin de ne pas se faire remarquer.
Il connaît tous les recoins de l’université Claude Bernard Lyon 1, les sous-sols comme les étages. Il en possède la cartographie comme la sociologie. Il sait où manger, où dormir, où se laver et laver son linge sans laisser trace de son passage. Il en connaît les pistes secrètes comme les itinéraires empruntés par la foule aux heures de pointe. Il sait les salles ouvertes la nuit, les lieux toujours déserts. Il a appris à fondre, à disparaître pour survivre.
Tout ça, il l’a appris avant d’arriver en France, chez lui, lorsque, enfant, il a été amené au service militaire pour aller faire une guerre dont il ne connaissait pas la cause. Il a aussi appris à tuer par docilité. Ici, ce savoir ne lui sert à rien. Les tables de multiplication, les conjugaisons et les lignes d’écriture, ça, il l’a appris avant aussi. Avant de venir en France et même avant de devenir soldat. Devenu soldat, il a appris à obéir, à ne pas soutenir le regard d’un supérieur, et à se taire. Il a appris la peur. Il a appris à se terrer aussi, pour attendre la victime désignée de la mise à mort ou pour éviter sa propre mort. Il a été un bon enfant-soldat. Il a tué. Il a frappé. Il a violé, pour ne pas être battu. Il a obéi aux ordres pour ne pas être tué comme son père, égorgé sous ses yeux le jour où il fut enrôlé de force.
Puis il s’est enfui. Il n’a jamais pris plaisir à tuer ou à violer. Il a pleuré son père et sa mère tous les soirs dans le noir, en silence, à l’abri du regard des autres enfants soldats. Il a pris un bateau, une nuit, sans trop savoir pour où, caché dans la cale où il a eu peur, froid, faim. Blotti, transi, il y est resté presque à en mourir. Sa faim et sa peur n’avaient pourtant pas la même intensité que celles qu’il éprouvait lorsqu’il était soldat. La faim était utilisée par les miliciens pour conditionner les enfants, comme des chiens. Avec les drogues et l’alcool, elle les rendait fous, prêts à s’entredéchirer pour un peu de sorgho. Il avait toujours évité de se battre pour manger. Il se faisait oublier, se mettait à l’écart des affrontements. Il préférait manger moins plutôt que d’avoir à se battre, même en ayant faim. Dans la cale, c’était une faim paisible liée à une attente sans espoir, une peur tranquille qui l’éloignait d’une autre peur faite de sang, de coups, d’armes, de cris et de rires sadiques. Le bateau le berçait et le maintenait dans un demi-sommeil où tantôt des images venaient à lui, tantôt la peur le tenait éveillé et attentif au moindre bruit, tantôt encore le sourire de sa mère l’enveloppait, tantôt enfin, bien plus souvent, la gorge et les yeux ouverts de son père lui vrillaient les entrailles. Les autres images de la guerre étaient restées à quai, loin derrière maintenant. Il avait emporté avec lui ses parents disparus. Il les entendait lui parler, lui dire de bien se cacher, d’être poli, d’être honnête, d’écouter les leçons du maître, de respecter ses ancêtres.
Il est arrivé en France, sans papier, sans argent, sans un mot. Il s’est retrouvé à Lyon, seul et sauf. Peu importe comment, il y est arrivé. Sa capacité à écouter sans dire un mot avec de grands yeux étonnés a découragé de nombreuses autorités de s’intéresser à son cas. Il a été habillé par quelque association et a appris où se font les distributions de nourriture.
L’Université est devenu un refuge comme parfois le Parc de la Tête d’Or. Il suffit alors de marcher parmi les promeneurs, de s’arrêter sur un banc, puis de repartir. Déambuler sans avoir l’air d’errer permet d’éviter les regards soupçonneux. Il va aussi au périphérique comme au spectacle et regarde les voitures, assis dans l’herbe, sur la butte. Le parc est un bel endroit mais l’hiver, l’Université est préférable. Les bâtiments sont bien chauffés, certains d’entre eux tout au moins dans lesquels il marche dans les longs couloirs, une chemise en carton à la main, l’air de savoir où il va. Surtout, il n’y a pas d’uniforme, pas de garde, pas de policier, pas de soldat, juste des garçons et des filles d’à peu près son âge qui ne lui posent jamais de question même s’il les suit pour mieux vivre dans la masse.
C’est dans le sous-sol du bâtiment Thémis qu’il s’est pendu. Dans les toilettes.
Il n’avait pas su déchiffrer le placard posté à l’entrée de l’amphithéâtre où il avait pris place après avoir suivi des étudiants, comme chaque matin, à huit heures.
« EXAMENS P2 – D1
LES ETUDIANTS DE NATIONALITE ETRANGERE DEVRONT PRESENTER LEUR CARTE DE SEJOUR AU DEBUT DE CHAQUE EPREUVE »
Il s’était installé, comme tous les autres, comme tous les jours. Une feuille d’examen lui avait été distribuée. Il avait regardé faire autour de lui. Il avait commencé à aligner les lignes de lettres qu’il s’appliquait à former sur les feuilles jaunes, puis à énumérer les mots invariables que le maître lui avait fait répéter et répéter et répéter encore alors qu’il était enfant pas encore soldat.
Il allait commencer à inscrire le résultat de la multiplication de 6 par 7, 42, quand une surveillante s’est approchée de lui et lui a demandé sa carte de séjour. Il n’a pas compris. Il a levé des yeux apeurés vers elle. Il a avalé sa salive. Elle a répété quelque chose. D’autres yeux se sont tournés vers lui, étonnés voire agacés. Elle a parlé plus fort. Il a commencé à suer. Elle s’est adressée à l’enseignant qui était au bureau en bas de l’amphithéâtre. Celui-ci s’est approché, ainsi qu’un autre qui était dans l’allée de gauche.
Une vieille peur est revenue. Il s’est levé d’un coup. Il a sauté sur la table et couru, de table en table vers le haut de l’amphi d’où il s’est précipité dans le hall. Il a plongé vers les toilettes où il est allé s’enfermer. Son cœur battait dans tout son corps. Il essayait de bloquer sa respiration pour ne pas révéler sa présence. Il était redevenu petit enfant, accroupi contre un mur, derrière une porte, caché pour échapper à la violence des soldats. Il entendait sa respiration, la trouvait trop forte. Il se mit à pleurer en se balançant sur lui-même entre le mur et la cuvette des toilettes. À chaque balancement, il se frappait légèrement la tête contre le rebord du w-c. Il revit son père égorgé puis le sourire de sa mère, le même sourire de la même image, la seule qui lui revenait avec clarté. Il ne voulait pas être pris, rendu aux soldats
Dans l’amphi, trois adultes responsables, un peu gênés de la sortie de ce jeune Noir qui visiblement n’avait pas la conscience tranquille se préparent à faire leur rapport, bien embêtés de ne pas pouvoir consigner sur le procès-verbal l’identité du contrevenant. Et puis, ils ne font qu’appliquer les consignes données par leur doyen. Depuis quelque temps, de nombreux étudiants paraissent utiliser l’Université comme un foyer d’accueil. Si maintenant l’Université doit accueillir toute la misère du monde… Les étudiants continuent leur examen, un peu embêtés aussi par la gêne occasionnée par le fuyard. Parce que pendant ce temps, le temps tourne et l’épreuve, elle, ne s’arrête pas.
Dans la poubelle, ont été jetées deux feuilles jaunes où s’alignent un alphabet, en vingt-six lignes. Une ligne de « a », une ligne de « b », et ainsi de suite jusqu’à « z ». Au verso des mots anglais invariables et des verbes irréguliers, « take, took, taken », etc. Sur la seconde feuille, des tables de multiplication. La table des 1, des 2, des 3, des 4, des 5, et la table des 6, arrêtée à 6X7.
Dans les toilettes, un corps est suspendu, comme un souffle.