Passerelle Saint-Vincent – Geoffrey Darnaud

Ce matin, tout était terminé. Elle avait été à la fois précise et déterminée. Elle ne voulait plus me voir. Et alors que tout s’écroulait autour de moi, elle me poignarda : je n’avais jamais rien représenté à ses yeux. Pour elle, notre liaison n’avait jamais existé. Au revoir. Je voulus m’accrocher à elle jusqu’au bout. Je cherchais ses yeux mais je ne la reconnus même pas. Et finalement, la seule réaction que j’ai eu, ce fut d’aller en amphi.

Elle avait eu une enfance et une adolescence tranquille mais aujourd’hui cela allait changer. Elle avait maintenant son appartement. Elle était libre et autonome et tant pis si cela signifiait aussi les corvées ménagères et les pâtes à tous les repas. Au moins ne devait-elle plus rien à personne. Elle croit encore que l’avenir lui appartient.

 

La déception est la chose la plus horrible que je connaisse. Tant de paroles, de promesses entendues qui n’ont mené à rien. Tant de fois je me suis fait des illusions et celles-ci ont été balayées de quelques mots. Je ne vois plus à qui je pourrais  faire confiance maintenant.

Parfois, il m’arrive de marcher sans but. Je ne sais pas pourquoi mais, quand j’arpente la rue de la République, tout me paraît plus simple. Puis j’arrive à Bellecour et je vois cette immense place vide. Personne n’ose sortir du chemin balisé pour la traverser, comme s’il s’agissait d’un sanctuaire de calme au cœur de la folie humaine. Pourtant, le flot humain est partout. Autour de moi, des gens sont heureux, ils inspectent les magasins frénétiquement. Ils n’accordent plus la moindre importance à l’endroit où ils se trouvent. Et moi, je me demande à quoi sert cette mascarade. Pourquoi les suivre ? Pourquoi dans une rue piétonne les gens marchent-ils toujours à droite ? Je voudrais hurler, leur dire de se réveiller, de réagir. Mais que puis-je faire tout seul ? Et si c’était moi l’erreur ?

Il y a des jours où plus rien ne vous donne la force d’avancer. Passer toute la journée à attendre une seconde chance. On refait sa vie avec des suppositions. Et l’on a peur de ce que le futur nous réserve. On préfère se mettre en pause, ne plus vivre, mourir lentement. De toute façon, on se dit qu’il ne nous reste plus assez de force pour affronter le destin. On s’invente des circonstances atténuantes. Pendant que certains cherchent des excuses, d’autres trouvent des solutions. Mais il faut du courage pour cela, et aujourd’hui, je n’en possède plus. Il est si simple d’abandonner. Je vais boire un verre.

 Elle joue du piano. C’est sa seule passion. Elle avait pris des cours étant jeune et si quelqu’un l’avait soutenue, nul doute qu’elle serait devenue une musicienne renommée. Mais le destin en avait décidé autrement pour elle. Le mur blanc est aujourd’hui son seul admirateur. Et lorsqu’elle joue, elle rêve, s’évade de ce monde médiocre.

 

Et puis, elle est entrée dans le tramway, elle s’est assise à la place d’un homme d’affaires qui venait de partir. Elle était aussi étudiante, du moins elle en avait tout l’air : un sac de voyage, un sac de cours. Elle est là, à quelques mètres de moi. Je ne la regarde pas directement. Je ne sais pourquoi, je préférais voir son image dans le reflet de la vitre. Elle est vraiment très mignonne. Je n’arrête pas de l’observer, faisant comme si ce sont les lumières de la ville qui m’attirent. Elle est également tournée vers la vitre. Peut-être rêve-t-elle simplement et porte-t-elle son regard au loin, ou alors fait-elle exactement la même chose que moi ! Je ne le sais pas et je ne le saurai jamais. Elle aussi, je la vois s’éloigner à l’arrêt suivant.

 

Sur le trajet qu’elle effectue tous les jours depuis peu, elle aperçoit souvent un garçon de son âge dans la même rame du tramway. Peut-être était-ce parce qu’elle part toujours à la même heure de son appartement. Rien ni personne ne vient bousculer ses habitudes, d’ailleurs elle n’en a pas la moindre envie. Elle évite soigneusement de croiser son regard. Elle ne veut pas rougir, jamais.

 

Ce matin, j’ai décidé de couper toute communication avec les autres étudiants de ma classe. Je ne leur ressemble pas. Fini d’essayer de mener ma vie comme eux. Je suis différent, c’est tout : il faut bien admettre l’évidence. De toute façon, je crois que ma présence les dérangeait plus qu’autre chose. Ils n’en laissaient rien paraître mais je ne suis pas dupe. Ils doivent être soulagés du fait que j’ai mis fin à cette comédie. Je me suis senti enfin un peu plus libre. Plus de conversations obligatoires sur le dernier moteur V6 et sur les performances de l’OL, plus personne à suivre. Désormais, je reste là, seul, immobile dans un recoin, tranquille. Pas de justification à donner, juste le plaisir de profiter de quelques minutes de silence.

 

Aujourd’hui, ce que je redoute, c’est d’oublier ce visage, ce sourire, certainement l’un des plus beaux que j’ai eu la chance de voir. Elle ne m’a jamais regardé dans les yeux, et pourtant, quand elle passe à côté de moi, je sens sa présence de manière si forte qu’elle me réconforte et me redonne un brin d’espoir. Mais je ne cesse de m’interroger. Lui aurais-je accordé la moindre attention si je n’étais pas seul ? L’angoisse commence à me ronger.

Je suis allé à une soirée étudiante hier soir. Boisson à volonté. J’ai respecté la tradition comme il se fait toujours : j’ai fini malade, malade à en oublier la journée qui venait de passer, malade à ne plus raisonner. Je suis désormais hanté par l’odeur de la tequila bon marché.

            Je ne vais plus en cours. Je ne les supporte plus. Je ne peux continuer ainsi. Je ne perds rien puisque rien ne m’intéresse plus de toute façon. Depuis deux jours, je passe mon temps à attendre, attendre je ne sais quoi. Les heures défilent et je reste là, immobile. Mon téléphone fixe ne sonnera plus, je l’ai débranché ce matin. J’ai seulement besoin de calme.

A chaque fois qu’elle arrive dans le hall de l’immeuble, elle se précipite vers la boîte aux lettres. Celle-ci est toujours vide. Elle la referme aussitôt d’un geste machinal puis se dit de toute façon qu’elle ne connaît personne susceptible de lui écrire. Parfois, il y a une lettre. Elle espère un court instant…elle ne sait pas quoi au juste. Finalement, elle regarde l’enveloppe adressée comme d’habitude à l’ancien locataire.

 

            Cela fait exactement quinze jours que je n’ai pas ouvert la porte de l’appartement. Je commence seulement à me détendre et à avoir l’esprit libre, bien que mon horizon s’assombrisse définitivement : je n’ai plus d’avenir et peu m’importe. Je suis désormais réglé comme une horloge qui effectue méthodiquement le tour de son cadran sans savoir pourquoi. Je suis toujours le premier levé le matin. J’entends alors les incessants va-et-vient de l’ascenseur déterminés par les horaires de travail. Tous les soirs, quelqu’un joue du piano. Ces morceaux rythment désormais mes soirées, ma vie dans mes douze mètres carrées.  Je vis sur mes réserves : des boîtes de conserve, des paquets de pâtes et des sachets de riz qui encombraient mon placard. Aujourd’hui, je regarde ce stock et je le consomme avec modération. Je redoute avec appréhension le moment où cet univers passager s’écroulera et où je devrai prendre une décision, celle de retourner dehors ou non. Je veux rester reclus, ici, seul, pour pouvoir me concentrer sur mes pensées.

Elle conduit rarement car elle n’a pas de voiture. Mais elle adore ça. Sentir la puissance du moteur et savoir qu’elle le domine lui procure une sensation de bien-être. Pour l’instant, elle se contente de marcher, le long du même chemin et les voitures continuent toujours de passer à quelques mètres d’elle, toujours.

La routine s’est installée dans sa vie. Elle s’en rend bien compte. Par exemple, elle est réveillée tous les jours à la même heure lorsque, dans l’appartement voisin, quelqu’un se douche. A chaque fois, cela dure une éternité et elle s’interroge quelques secondes. Pourquoi se lever si tôt pour perdre son temps ainsi ? Elle, elle se trouve efficace.

On dit souvent que la vie vaut la peine d’être vécue. Mais, les autres, que connaissent-ils de la vie ? Avec leur âge et leur expérience, ils croient avoir déjà tout vu, tout vécu. Mais ils ne savent rien de mes pensées. Ils me classent sans aucun doute comme un étudiant ordinaire, avec ses problèmes futiles. Ne se rendent-ils pas compte qu’ils peuvent commettre des erreurs ? Personne ne peut ressentir les choses comme moi. La route de la norme est celle qui m’enferme et m’étouffe petit à petit. Il me reste peu de temps avant la délivrance finale. Je vois l’horizon s’éclaircir.

Elle s’endort toujours tard dans la nuit. Elle ne sait pas pourquoi, elle n’arrive pas à trouver le sommeil et pourtant, elle ne boit pas de café. Elle supporte seulement son odeur. Elle attend, sagement emmitouflée dans ses couvertures, guettant les bruits provenant de la rue, que Morphée vienne la chercher.

Les femmes ont toujours été mon problème. J’ai toujours été obsédé par elles. Je me revois encore guettant le moindre geste, le moindre regard de la fille qui se trouvait assise devant moi en cours. Puis, il y en a eu d’autres, je me nourrissais de leurs moindres réactions et nous échangions de longues lettres, jamais assez enflammées à mon goût. Que de nuits passées à rêver de les tenir dans mes bras ! Il y a des choses qui changent et d’autres non. J’ai tant attendu…je ne sais pas quoi exactement. Cette quête m’apparaît totalement ridicule en ce moment. Cette énergie gaspillée, tout ce temps passé, j’aurais dû en profiter autrement. La réalité s’est dressée devant moi. Je suis désespérément seul.

Elle ne le croise plus. Il n’est plus là…depuis quelques jours déjà. C’est à ce moment qu’elle se rend compte qu’il lui manque. Elle a perdu son unique point de repère dans cette ville d’inconnus. Elle ne sait même pas son prénom. Elle aurait souhaité le connaître,  mais c’est trop tard. Une fois de plus, elle se sent coupable d’avoir perdu le peu d’espoir qu’elle avait. 

Je n’ai donc jamais cessé de commettre des erreurs. Toute ma vie n’a été jusqu’à présent qu’une succession de mauvais choix. Au lieu d’analyser ceux-ci et d’agir en conséquence, je les omettais et continuais à poursuivre mes décisions erronées. Aujourd’hui, le résultat est devant mes yeux. Une fois de plus, je me lève dans le refuge, ou plutôt la cache, que je me suis créé, le repaire de ma honte et de ma tristesse. Oui, je fuis ma vie, mon passé et je me rends bien compte que je ne pourrai jamais l’accepter, je ne pourrai jamais continuer ma vie avec tout ce que j’ai déjà ressenti. Mon cœur voudrait pouvoir vomir pour évacuer le trop-plein de sentiments dont personne ne veut.

Je fixe mon téléphone portable de longues minutes, peut-être des heures, celui-ci se trouve à même le sol, à quelques mètres de moi. Je l’allume. Ce geste machinal me redonne un peu de joie mais il me montre également dans quelle vie superficielle j’évolue. Les seules choses réelles, ce sont les sentiments : l’amour… et je ne l’ai jamais eu, aucune n’a voulu m’en donner.

Elle est seule dans son appartement. Elle trouve cela injuste. D’autres s’amusent, on est jeudi soir, et elle, elle est tout simplement assise sur une chaise en bois, coincée entre le piano électronique et le lit. C’était donc cela la liberté qu’elle avait tant recherchée ! En tout cas, elle ne veut pas rester ici, pas ce soir. C’est pourquoi, brusquement, elle se lève, enfile une veste et sort. Elle veut respirer, elle étouffe ici. Elle ne prend pas le métro : trop de monde, trop de bruit.

            J’arrive Rue Sainte-Catherine : mon ancien repaire. J’entre dans un bar, je serre des mains, je souris mais le cœur n’y est pas. Impossible de trinquer ce soir-là, personne ne peut me forcer à boire ne serait-ce qu’une seule goutte  d’alcool. J’ai enfin tout compris. Je n’ai rien à faire ici. Ma participation à cette soirée, c’est une occasion de dire au revoir à mon passé et d’y jeter un dernier regard. Oui, ce soir-là, je comprends dans quelle illusion j’avais vécu jusqu’alors. Je vivais de soirées mais j’avais découvert l’amour et cela m’avait profondément changé. Maintenant, l’amour m’a repoussé et je ne peux faire marche arrière, sinon partir me réfugier au milieu de mes anciens camarades alcooliques qui refont le monde sans l’avoir découvert.

 

Elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait au juste. Une chose était sûre, elle ne veut plus s’arrêter. Elle souhaite  autre chose de sa vie, mais elle ne sait pas quoi. Les plaques des rues défilent, et c’est bien ainsi. Plus elle s’éloignera de son appartement, plus elle sera libre.

Elle parvient aux Terreaux puis continue tout droit. Elle ne traverse pas le pont. Curieusement, elle descend sur les quais, dans l’obscurité, là où elle n’avait jamais osé aller avant ce soir. Partout autour d’elle, des canettes de bières vides. Personne excepté elle. D’ici, elle peut entendre le bruit du fleuve. C’est la première fois depuis qu’elle est à Lyon. Ce petit quelque chose la rassure. Elle finit par s’asseoir là.

Je salue tout le monde, je veux sortir d’ici par la grande porte mais sans faire d’éclat. Je pars et me dirige vers les quais de Saône. Endroit magnifique : jamais je n’aurais voulu être ailleurs. Un léger vent qui me fait frissonner et le vieux Lyon, face à moi. Finalement, c’est la seule chose qui ne m’ait jamais déçu. C’est avec ça que je souhaite partir. Cette vision, devant les yeux, est la même que lorsque j’étais encore innocent. Tout cela est immuable. Rien ne gâche ce paysage, excepté le bruit que je perçois : quelqu’un marche sur la passerelle maintenant. Je n’ai plus qu’une minute de solitude. J’apprécie ces instants, je les reconnais à leur juste valeur. Je ne surplombe pas la Saône. Je me sens déjà si mal. Voir l’eau qui défile me fait souffrir et pourtant je ne peux m’empêcher de la regarder. Je suis donc au-dessus des quais, comme entre deux mondes qui ne m’acceptent pas.

Je respire profondément. Des pas à quelques mètres derrière moi. Non, plus rien ne m’intéresse, pourquoi tant donner pour vivre ? En un instant, je vois défiler ma vie, défiler  l’accumulation de mes souvenirs douloureux. Je ne sais même plus ce qui m’a redonné le courage de remonter la pente à chaque fois. Tout n’est plus que désordre et tristesse dans mes pensées. De monstrueuses blessures rejaillissent de mon passé, chacune m’apportant le coup de grâce.

Je fis un pas, le dernier.

La dernière chose que je vis, ce fut le visage de cette fille en larmes qui s’était agenouillée à côté de moi. Je sentais sa main dans la mienne. Je la reconnus, et dans une dernière lueur de vie, je lui offris mon cœur. Finalement, j’avais trouvé.