Square – Jean-Claude Carrega

La pièce était petite et bien encombrée. Sur le bureau, une jacinthe bleue tentait d’émerger à travers des piles de dossiers. La dame qui me recevait avait la quarantaine. Elle portait avec élégance un tailleur beige et un corsage blanc finement rayé de bleu. Ses cheveux étaient blonds, coupés courts et légèrement crantés.

– Prenez place, me dit-elle en souriant. Je pense que vous venez pour les emplois municipaux réservés aux jeunes. Vous êtes…?

–  Adrien Grange.

Je déplaçai ma chaise pour mieux voir le visage de mon interlocutrice, car une pile de documents me le masquait à demi. Ses yeux étaient clairs, ses lèvres fines et non maquillées.

– Adrien Grange …Ah oui ! La commission a retenu votre dossier. On vous propose un contrat d’agent municipal d’un an renouvelable. Le travail, qui est prévu pour vous, est la surveillance des squares de la ville.

– Les jardins publics ?

– Non, pas exactement. Pour les jardins publics et les parcs, une équipe est déjà en place. Mais on s’est aperçu qu’on avait négligé les squares, d’où la création de ce nouveau poste.

– Quel serait exactement mon travail ?

– La ville de Lyon possède dix-neuf squares répartis sur ses neuf arrondissements. Il y a dans tous ces squares des espaces verts, des bancs, des boîtes à ordures. Suivant les cas, on y trouve aussi des aires de jeux pour les enfants, des fontaines, des grilles  d‘enceinte. Votre travail consistera à noter, pour chaque square, les anomalies ou dégradations et à les signaler à nos services afin que nous puissions y remédier. Etes-vous d’accord pour effectuer ce travail ?

– J’avoue que je ne m’attendais pas du tout à cela.

– A quoi pensiez-vous ?

– J’avais signalé dans mon dossier mon année d’étude en Licence d’Informatique. J’imaginais quelque chose en rapport avec les ordinateurs.

– Pourquoi avez-vous arrêté vos études ?

– J’aime bien l’informatique, mais je ne suis pas très à l’aise en mathématiques. Une envie de faire du concret, de me confronter à la vie active… Je reconnais que ce que vous me proposez va me permettre de prendre un peu de recul. Je veux bien essayer… Le contrat est pour un an ?

– Oui, un an, mais renouvelable si vous le désirez et si, bien sûr, vous donnez entière satisfaction. Voici un plan de la ville et la liste des squares à surveiller. Vous êtes libre d’organiser vos visites comme vous l’entendez. Essayez toutefois de passer dans chaque square au moins une fois par semaine. J’ai déjà fait établir votre carte d’agent municipal, elle vous permettra d’utiliser tous les transports en commun de la ville. Vous serez amené, en effet, à parcourir la ville dans tous les sens. Par exemple, le square Paul Cézanne se trouve au nord de Lyon, près de la route de Saint-Cyr, alors que celui du Professeur Galtier se trouve au sud, dans le quartier de Gerland.

– A qui dois-je communiquer mes observations ?

– Vous m’adresserez un rapport écrit à la fin de chaque semaine. Par courrier électronique, si vous le voulez. Voici mes coordonnées, me dit-elle, en me tendant une carte de visite. Je m’appelle Christine Lefrançois, je suis la responsable du département Espaces verts de la ville de Lyon. Bien sûr, s’il y a urgence, il faudra me contacter tout de suite.

– Urgence ?

– Oui, il peut y avoir urgence quelquefois, ce sera à vous de juger. Par exemple si un jeu d’enfant est détérioré au point de rendre son utilisation dangereuse. Pour ne rien vous cacher, il peut aussi y avoir urgence dans d’autres circonstances…

Madame Lefrançois prit brusquement un air sombre, elle se racla la gorge, avança sa chaise et poursuivit à voix basse : – Vous souvenez-vous du crime de cet été, où une jeune femme avait été trouvée étranglée sur un banc ?

– Oui, répondis-je, surpris par cette question insolite, c’était en Juillet, je crois.

– La jeune femme avait été retrouvée sur un banc du square Jammot, situé près du pont Kitchener. L’affaire n’a toujours pas été élucidée, mais les policiers n’ont pas manqué de faire le rapprochement entre ce crime et celui de la Croix-Rousse.

– Un crime à la Croix-Rousse ?

– Oui, mais il y a presque deux ans déjà. Là aussi, une jeune femme, dans les trente ans, avait été retrouvée morte, allongée par terre, près d’un massif. Elle portait des traces de strangulation analogues à celles de la morte du square Jammot. Cela s’était passé à la Croix-Rousse, dans le square du Docteur Bouvier.

– Si je comprends bien, les squares, que vous me demandez de surveiller, sont des lieux très dangereux !

– Il est vrai que ces crimes, liés à deux squares de la ville, ont influencé notre décision de créer un poste de surveillant des squares. Il n’est pas impossible qu’une personne détraquée affectionne particulièrement les squares pour satisfaire ses pulsions morbides. Mais il ne faut rien exagérer, c’est la police judiciaire qui est chargée de ces affaires. En ce qui vous concerne, votre mission reste bien celle que je vous ai indiquée en rapport avec la dégradation des lieux. Mais, compte tenu des événements, il faudra aussi nous signaler la présence d’individus au comportement bizarre. Cela pourrait donner de nouvelles pistes à la police.

En sortant du bureau de la responsable des Espaces verts, j’étais plutôt perplexe, mais après réflexion, je décidai de regarder ma situation positivement. Après tout, même si ma carte d’agent municipal ne le mentionnait pas, je venais d’être nommé « Inspecteur des squares » de la ville de Lyon !

Je devais prendre mes fonctions le premier septembre, je profitais donc des derniers jours du mois d’août pour me familiariser avec les lieux. Les squares sont en fait inégalement répartis. J’en comptais cinq dans le huitième arrondissement ainsi que dans le neuvième, trois dans le cinquième, et seulement un ou deux dans les autres arrondissements. Après plusieurs essais de lignes de bus, j’avais enfin trouvé une méthode efficace pour visiter tous les squares sans perdre trop de temps pendant les trajets. A la mi-septembre, j’avais déjà fait parvenir deux rapports à madame Lefrançois. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans ces rapports. J’y signalais des poubelles débordantes et des bris de verre au square Jussieu, quai Augagneur, une fontaine qui ne fonctionnait pas au square Père Chaillet, dans le cinquième et une branche de platane cassée qui risquait de tomber au square Professeur Galtier. Finalement, le métier ne me déplaisait pas. J’y trouvais même un certain plaisir lorsque, après avoir fait deux ou trois fois le tour du square, je m’asseyais sur un banc au soleil pour consigner mes remarques dans un carnet. Il m’arrivait de rester ainsi plus d’une demi-heure à ne rien faire, disons plutôt, à observer les personnes qui fréquentaient le square. Après tout, cela faisait aussi partie de ma mission ! Au fil des semaines, j’avais fini par repérer certains habitués comme le vieux monsieur du square Jean Tricou, rue du Commandant Charcot. C’était vers neuf heures qu’il arrivait, le Progrès sous le bras. Il faisait à pas lents un tour complet du square, puis il se dirigeait toujours vers le même banc face à l’aire de jeux et s’asseyait. Il restait ainsi plusieurs minutes à regarder les cèdres et suivre le vol des oiseaux. Ensuite, il sortait de sa poche un morceau de pain qu’il émiettait autour du banc. Aussitôt, une nuée de moineaux l’entourait en piaillant. Les plus téméraires montaient sur sa casquette ou envahissaient ses épaules. Le vieux monsieur restait ainsi un bon quart d’heure au milieu des oiseaux, puis, sans avoir ouvert son journal, il repartait doucement, comme il était venu.

Un matin du mois d’octobre, j’étais seul dans le square Bazin, dans le quartier de Montchat. Après avoir tourné quelques temps dans le square, je m’étais assis sur un banc pour consigner dans mon carnet quelques observations. Lorsque je relevai les yeux, je sursautai. Un homme était assis sur le banc d’en face, à une dizaine de mètres. Je ne l’avais pas vu arriver. Il était  vêtu d’un blouson de cuir marron, d’un pantalon gris et de souliers noirs. Il était assis les jambes croisées, les bras étirés sur le dossier du banc. Il semblait regarder dans ma direction, mais ses lunettes de soleil m’empêchaient de situer vraiment son regard. Je mis plusieurs minutes à réaliser pourquoi cette présence produisait en moi une si vive inquiétude. Je trouvai enfin la raison de mon malaise et mon inquiétude redoubla. Ce jeune homme vêtu de sombre, aux lunettes noires, je l’avais déjà rencontré dans d’autres squares et même, en réfléchissant bien, je l’avais croisé plusieurs fois. Brusquement, il n’y eut plus de doute dans mon esprit, j’étais assis en face du criminel que la police recherchait ! Je m’apprêtais à quitter les lieux, mais l’homme se leva avant moi et se dirigea à pas lents dans ma direction. Je restais pétrifié sur mon banc en serrant très fort mon carnet de notes. Sans arrêter sa marche lente, l’homme mis la main dans la poche de son blouson. Le renflement de la poche m’apparut alors comme la forme de sa main serrant une arme. Lorsqu’il s’arrêta devant moi, j’eus le temps d’apercevoir le reflet de ma silhouette dans les verres de ses lunettes et mon cœur s’arrêta de battre lorsqu’il sortit la main de sa poche.

– Police! me dit-il, en me montrant une carte, vos papiers s’ilvousplaît.

J’étais complètement abasourdi et il me fallut plusieurs secondes avant de réaliser l’ampleur de ma méprise. Enfin, je sortis avec difficulté ma carte d’agent municipal.

– Je suis chargé de la surveillance des squares…et je …

– Ah bon !  Je comprends mieux. J’ignorais l’existence d’un surveillant des squares. Depuis plusieurs jours, je vous ai à l’œil. Votre façon de prendre des notes dans tous les squares  m’avait beaucoup intrigué.

L’inspecteur de la Police Judiciaire me raconta alors qu’il était en mission depuis le crime du square Jammot. Il passait régulièrement dans les squares mais aussi dans les parcs et les jardins publics de la COURLY. Sans ses lunettes noires, l’inspecteur m’apparut bien jeune, il n’avait que quelques années de plus que moi.

– On m’appelle Max, me dit-il. Restez vigilant et prévenez-moi en cas de présence suspecte.

Il me donna un numéro de portable, remit ses lunettes et disparut.

Je restai plusieurs minutes sur le banc pour me remettre de cette rencontre. Finalement, le véritable inspecteur des squares, c’était Max. Cela enlevait un peu de prestige à ma mission mais me soulageait aussi beaucoup.

Ce fut le même jour, dans l’après-midi, que se produisit un événement, en apparence banal, mais qui allait bientôt donner à ma mission une tournure insolite. Je m’apprêtais à quitter le square Picot du Boulevard des Etats-Unis, lorsque j’aperçus sur un banc un livre qui avait été oublié. J’avais déjà rencontré cette situation. Le mieux dans ce cas-là est de laisser le livre là où il est, car la personne qui l’a oublié revient en général le chercher. Par curiosité, je m’approchai du banc. Le livre, à la couverture jaunie, était visiblement d’une édition ancienne. Le titre  » Le passage  » ne me disait rien, en revanche l’auteur, Jean Reverzy, me rappelait quelque chose. Oui, bien sûr, le square Reverzy ! Ce square de l’avenue Lacassagne était bien sur ma liste, je l’avais déjà fréquenté plusieurs fois et je devais d’ailleurs y passer à nouveau en fin d’après-midi. Cette coïncidence m’invita à en savoir davantage et machinalement j’ouvris le livre Il y avait là, insérée entre la couverture et la première page une demi-feuille de papier blanc portant quelques lignes écrites à la main. Je pensai tout d’abord que je ne devais pas lire ce texte ; puis, prétextant de ma noble mission de surveillance, je passai outre. A peine avais-je lu les premiers mots du texte, mon cœur se mit à battre fortement et je dus m’asseoir sur le banc pour poursuivre. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce message m’était personnellement adressé !

 » Je serais très reconnaissante au Maître des squares de bien vouloir rapporter ce livre à son auteur. S’il le veut bien, il le déposera sur l’étagère de la tour qui domine le toboggan… Chloé. »

Je lus et relus ce message, jusqu’à ce que mon cœur retrouve son rythme normal. Le sens du texte était clair. Une certaine Chloé me demandait de porter le livre au square Jean Reverzy et de le déposer à un endroit précis de l’aire de jeux. Chloé m’appelait le Maître des squares, c’était plutôt flatteur, mais cela voulait dire aussi qu’elle avait deviné ma mission. Depuis quand m’espionnait-elle ? Elle devait certainement aussi connaître mon itinéraire habituel, en me demandant de me rendre à un square où je devais passer le jour même. J’emportai le livre et je me retrouvai, une heure plus tard, au square. C’est un tout petit square qui se résume à une aire de jeux entourée de quelques bancs. Une jeune femme était assise et surveillait une fillette qui se tenait debout en haut du toboggan. La fillette regardait à travers la lucarne de la tour, les mains posées sur un support en bois. Je compris que ce support était l’étagère sur laquelle je devais déposer le livre. Je pris place sur un banc, un peu à l’écart, et me mis à feuilleter le livre. De temps en temps, je levais les yeux pour observer la jeune femme. Brune, cheveux longs, dans les trente-cinq ans, elle portait un pantalon bleu marine et une veste à motifs compliqués. Se pourrait-il que cette femme soit Chloé ? J’écartai tout de suite cette idée. Non, Chloé devait être plus jeune. Elle écrivait sur du papier perforé à petits carreaux !  Etudiante ? Etudiante en Lettres, peut-être ? Mais alors une étudiante pas très assidue qui passait son temps dans les  squares à surveiller les agents municipaux !

La dame brune se leva, appela sa fille et quitta le square. Je pus alors, sans témoin, placer le livre sur l’étagère de la tour. En sortant du square, je remarquai, pour la première fois, la plaque de marbre scellée sur la façade de la maison d’en face. La plaque signalait la maison où vécut avait vécu le médecin Jean Reverzy. J’étais sûr maintenant d’avoir bien rapporté le livre à son auteur.

Le lendemain, je modifiai mon itinéraire pour repasser au square Reverzy. Le livre avait disparu. Les jours suivants, je constatais que la mystérieuse Chloé avait pris une place considérable dans mes pensées. Je surveillais plus attentivement que d’habitude tous les bancs des squares. Je dépliais les journaux, je feuilletais les magazines oubliés, à la recherche d’un éventuel message. J’observais très souvent les jeunes filles passant aux abords des squares. Chloé devait être l’une d’elles. Etait-ce cette étudiante pressée, portant un livre sous le bras ? Non, cette fille blonde, avec un sac à dos, qui s’arrêtait pour lire le nom du square, me paraissait mieux correspondre au personnage.

A la fin de la semaine se produisit enfin l’événement que j’attendais. J’étais dans le quartier de Vaise, je terminais mon premier tour du square Pierre Montel, lorsqu’un livre sur un banc accrocha mon regard. C’était un livre de poche à la couverture défraîchie, comme si elle avait pris la pluie. Le titre et l’auteur étaient à peine lisibles. Aussitôt, j’ouvris le livre. Il dissimulait une demi-feuille de papier quadrillée sur laquelle je lus avec beaucoup d’émotion :

 » L’auteur étant aussi un musicien, le Maître des squares saura, s’il le veut bien, où il doit rapporter le livre… Chloé « .

Je m’assis sur le banc pour mieux savourer le texte de Chloé et pour déchiffrer la couverture du livre. J’avais entre les mains le livre de Boris Vian,  » L’écume des jours « . Je connaissais ce livre pour l’avoir lu lorsque j’étais au lycée. A l’époque, j’avais été très impressionné par son style surréaliste, complètement nouveau pour moi. C’est vrai que Boris Vian était aussi un musicien de jazz. Chloé me demandait donc de rapporter le livre dans un square ayant un rapport avec la musique. Le premier lieu auquel j’ai pensé était, bien sûr, le square Maurice Ravel. Je consultai ma liste des squares ; aucun autre nom que Ravel ne me parut relié à la musique. De plus, si comme je le pensais, Chloé connaissait mon itinéraire, elle savait que je devais passer au square Ravel dans la journée. Avant de quitter le square Montel, je pris un peu de temps pour relire les premières lignes de L’écume des jours.

 » Colin terminait sa toilette. Il s’était enveloppé, au sortir du bain, d’une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit, à l’étagère de verre, le vaporisateur  et pulvérisa l’huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d’ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots « .

J’étais content de retrouver cette métaphore du gai laboureur, elle donne le ton pour la suite du livre. C’est vrai que le héros du livre s’appelle Colin … et son amie ? Je feuilletai quelques pages et trouvai le nom de Chloé. Chloé ! Je comprenais mieux maintenant le choix de ce livre.

Dans le bus de la ligne 92 qui me conduisait vers le square Maurice Ravel, j’essayais de dresser une nouvelle fois le portrait-robot de mon inconnue. Elle aimait les livres, mais les livres pas trop récents. Elle aimait jouer et se promener dans la ville. Elle avait le sens de l’observation. Elle avait du caractère et même de l’audace. Dans mes pensées les plus secrètes, j’imaginais une jolie fille de mon âge souriante et espiègle dont j’étais prêt à tomber amoureux.

Le square Ravel, au nord de la ville, est plutôt décevant. Un simple coin de rue avec un seul banc entouré de quelques arbustes. En arrivant au square, la première chose que je remarquai de loin fut un objet plat posé sur le banc. C’était en fait un album des aventures de Tintin et je le jugeai aussitôt sans rapport avec le jeu de Chloé qui semblait concerné par d’autres types d’ouvrages. Lorsque je soulevai l’album, une feuille de papier s’en échappa. A ma grande surprise, je reconnus le papier quadrillé et l’écriture ronde à l’encre bleue de Chloé.

Elle écrivait :  » Si le Maître des squares n’est pas encore lassé, il pourra déposer l’album à un endroit qui plaira au capitaine et énervera le professeur. Pourquoi pas ce mercredi,  à 14 heures ?.. Chloé « .

Je m’assis sur le banc pour reprendre mes esprits. Décidément cette fille était imprévisible ! Elle jouait maintenant avec Tintin. Elle ne devait pas être si intellectuelle que je le pensais. Tant mieux ! Son message semblait me fixer un rendez-vous pour le lendemain dans un endroit… qui plaira au capitaine et énervera le professeur ? Au bout d’un quart d’heure de réflexion, je n’avais toujours pas déchiffré l’énigme de Chloé. J’avais d’abord envisagé les squares du Capitaine Billon et du Professeur Galtier, puis j’ai pensé qu’elle se référait plutôt aux personnages de Tintin, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol. Tout en réfléchissant, je feuilletais l’album de Tintin. C’était  « Objectif lune ». J’appréciais une nouvelle fois la ligne pure d’Hergé dans ses dessins de la célèbre fusée à carreaux rouges et blancs. Dans les bulles, un mot revenait souvent,  » zouave « . Le capitaine avait traité le professeur de zouave et celui-ci, vexé, répétait le mot en lui montrant tout ce que le zouave avait réalisé. Ce fut le déclic, il n’y avait plus aucun doute. Chloé me demandait de porter l’album au square du « Quatorzième Régiment de Zouaves », situé juste derrière le cimetière de la Guillotière.

Le lendemain, lorsque je pénétrai dans le square, plusieurs bancs étaient occupés. Sur le banc le plus éloigné de l’entrée, une jeune fille était assise, jambes croisées. Blouson en daim, jeans, chaussures de sport blanches, c’était comme si je l’avais toujours connue. Elle ressemblait beaucoup à l’image que j’avais modelédans ma tête durant tous ces derniers jours ; sauf peut-être les cheveux que j’imaginais plus courts et plus clairs. Très ému, je me dirigeai directement vers le banc.

– Chloé, dois-je déposer l’album sur ce banc ?

– Bravo Adrien, tu as réussi à me trouver.

– Vous…tu connais mon prénom ? lui dis-je surpris, en prenant place sur le banc.

– Je connais pas mal de choses sur toi et ton travail, grâce à tes rapports adressés à la mairie.

–  Mes rapports ? Mais, je les envoie à madame Lefrançois !

– Oui, je sais, … c’est ma mère.

Je restai un moment interdit. Puis, nous partîmes ensemble dans un grand éclat de rire qui fit s’envoler brusquement tous les moineaux qui étaient rassemblés autour du banc. Lorsque je fus sûr que plus un seul oiseau ne nous observait, je me penchai vers Chloé pour l’embrasser.