Fine Fleur – Hubert Charles

Je me souviens très bien de la première fois. Son parfum suivait le claquement sec de ses hauts talons sur les dalles cirées de la salle d’embarquement. Je n’avais pas ouvert les yeux. Affalé dans mon fauteuil, j’avais simplement imaginé sa silhouette… Plutôt grande, la subtile irrégularité du bruit de ses pas indiquait une démarche ronde et dansante. Elle ne portait pas de bagage. Je volais dans le sillage de ses cheveux blonds lorsque que le haut-parleur annonça « Last call for the flight BA7931 to Lyon, passengers are required for boarding gate 48 »

Cette fois, il me fallut ouvrir les yeux, rassembler mes affaires et mes pensées pour foncer vers la porte 48 : « comment était-il possible que ce soit déjà le dernier appel, alors que j’avais passé deux heures à moisir sur ce fauteuil, sans avoir entendu ni le premier, ni les autres ? » Et ce fut la deuxième fois.

Elle n’était pas blonde, ses cheveux finement bouclés étaient cuivrés, couleur du blé mûr. Son visage légèrement anguleux laissait voir en elle une forte personnalité, alors qu’une fine fossette au croisement de ses lèvres dénonçait sa douceur. Sa beauté végétale me fascinait. Dans la file d’attente, face à la porte 48 de l’aéroport de Manchester, son parfum l’avait trahie et je cherchais vainement un moyen de l’aborder. Quand je me rendis compte que c’était elle qui me parlait :

– Excusez-moi, c’est bien le vol pour Lyon de 17H 47 ?

– Yes… Oui, it’s… sûrement celui-là.

Je me demande encore pourquoi j’avais pris cet accent anglais pour lui répondre. Je me sentais mal à l’aise. Mais elle feignit de ne pas l’avoir remarqué :

– J’ai été retardée à la douane par les agents et je n’ai pas pris le temps de regarder sur les petites télévisions.

– Oui, je vous ai vue tout à l’heure.

– Sur la télévision ?

– Non, je veux dire, je vous ai vu passer !

– Vous ne dormiez pas ?

– Enfin, c’est-à-dire…

Je coulais à pic et cela semblait lui plaire. Son large sourire me replongeait rapidement dans mes rêves. Un détail m’intriguait cependant. Elle n’était pas habillée à la mesure de son physique, comme si elle cachait un secret, une blessure. Un tailleur strict d’un vert sombre tentait d’écraser le galbe de ses hanches, tandis que son chemisier blanc, parsemé de petites feuilles du même vert, étouffait sa sensualité. Seule cette délicate petite chaîne en or, plongeant entre ses seins, assurait la continuité depuis son sublime visage vers le reste de sa personne. Sa peau opalescente, nervurée de fines veinules, était comme gorgée de chlorophylle et semblait capter la lumière du jour. Je remarquai un fin grain de beauté à la base de son cou ; elle dut voir que je l’observais puisqu’elle l’effleura machinalement. Mais nous étions tous deux arrivés devant l’hôtesse bleue de la compagnie Air France qui vérifiait les cartes d’embarquement : « Passeport s’il vous plaît, demanda-t-elle d’une voix sans tain. » La jeune femme, après avoir présenté un passeport brun dont je ne reconnaissais pas la nationalité, disparut rapidement dans le corridor mobile qui menait à l’avion.  Je tardais à trouver mes papiers, perdus dans le fond de ma poche de  blouson et je dus patienter jusqu’à Lyon pour provoquer une troisième rencontre.

Elle était plantée devant le tapis roulant de la salle des bagages, contemplant le défilé des valises. Je m’étais arrangé pour me glisser derrière elle, à son insu.

– Voyage d’affaire ? Lui murmurai-je doucement à l’oreille.

– Tourisme, répondit-elle sans même sursauter.

Elle se retourna alors, radieuse, en m’offrant sa main dans un geste d’une grâce étonnante, comme si un vent mystérieux l’avait fait ployer jusqu’à moi.

– Flore Oxalis.

– Heu… Robert Macagiu.

J’étais décidément complètement retourné. Comme je lui prenais la main, je ressentis de sa part un léger recul. Je crois que c’est à ce moment précis qu’elle se rendit compte qu’elle était perdue et qu’elle avait commis une erreur irréparable en se retournant vers moi. Mais à part ce léger frisson, elle ne laissa rien transparaître et continua de jouer avec moi :

– Vous m’avez encore suivie ? demanda-t-elle en plissant les yeux.

– C’est votre parfum. Depuis la première fois dans le hall, je n’ai pu faire autrement que de vous suivre.

Elle rougit légèrement, ce qui me redonna un peu de confiance. J’avais cependant honte de me voir si calculateur. Je la pressai délicatement à la taille pour contrer la bousculade d’un groupe de touristes japonais qui avaient soudainement reconnu leurs bagages enchevêtrés sur le tapis roulant. Nos valises arrivèrent enfin et je lui pris le bras sans rien dire jusqu’à l’aire des taxis, de l’autre côté des grandes portes vitrées.

Une bise froide soufflait dans la plaine de l’aéroport Saint-Exupéry, et nous faisait pleurer les yeux. « Je vous dépose, je ne suis pas pressé », dis-je en faisant un signe au chauffeur stationné un peu plus loin. Bien sûr, c’était absolument faux. Notre avion avait pris du retard suite à un problème logistique à Manchester et il me restait à peine une heure pour rejoindre l’amphithéâtre de l’Université où je devais présenter les derniers résultats de mes recherches à l’occasion d’un congrès international sur les bactéries naturelles du sol. C’était fabuleux de stupidité ! J’avais passé ces dernières nuits sur ce projet dans mon laboratoire d’accueil à l’Université de York pour finir à temps mes expériences. J’avais dû remuer ciel et terre pour obtenir de mon chef anglais l’autorisation de faire connaître ces résultats à la communauté scientifique avant même leur publication effective. Mais j’avais réussi… J’étais de retour à Lyon. J’allais enfin pouvoir montrer à mes anciens professeurs de l’université qui ne m’avaient jamais accordé leur confiance, que j’étais capable de mener une carrière de chercheur. Cette femme fleur que je connaissais à peine risquait de me faire manquer ce qui, depuis trois ans, , avait été l’unique but de ma vie.

***

Nous montâmes dans le taxi. J’expliquai au chauffeur que je devais me rendre à l’Université mais qu’il nous fallait tout d’abord passer en ville pour déposer la jeune dame. Je ne lui avais pourtant pas demandé où elle désirait descendre car, sans doute, j’aurais voulu qu’elle ne descende jamais. Flore avait des cils de soie, ils battaient lentement sur ses yeux de velours vert. Je lui pris la main, elle acquiesça en baissant les yeux.

Alors que le taxi démarrait, je commençai à expliquer à ma compagne que je connaissais très bien la ville de Lyon pour y avoir fait mes études depuis la classe de seconde jusqu’à la soutenance de ma thèse de doctorat. J’avais été interne au Lycée Jean Perrin sur la colline de Couzon au Mont d’Or, juste au-dessus du quartier de Vaise. Depuis le fief de la noblesse Lyonnaise, j’avais ensuite migré à l’antipode de la cité dans le quartier des Minguettes à Vénissieux. Puis le campus de la Doua, pour un «internement» de presque 10 ans…

Flore écoutait sans rien dire, elle souriait en me regardant. De temps à autre, elle se collait contre la vitre de la voiture et paraissait sonder le ciel gris avec inquiétude comme si elle cherchait la position exacte du soleil derrière les nuages. Je l’attirai doucement vers moi. J’ai souvent entendu mes collègues neurologues affirmer que cette sensation de désir amoureux ne serait qu’une vaguelette fugitive de neurotransmetteurs imbibant notre cerveau primitif. Cette houle de molécules déclencherait alors quelques spasmes hormonaux provoquant ainsi une accélération cardiaque et un arrêt temporaire de notre activité péristaltique. Voilà notre désir… Une petite cuillère d’adrénaline pour le cœur et un calmant pour les intestins ! A ce moment précis, cette théorie me paraissait tout simplement inconcevable. L’attirance violente que je ressentais pour cette femme me rongeait physiquement. J’étais certain que quelque chose de mon corps, dissout par l’acidité brûlante de mon désir, s’infiltrait dans le sien par nos pores accolés. Je sentais très distinctement cette transfusion chaleureuse descendre le long de mon bras. Puis je la voyais remonter dans le sien, gonflant ses veines délicates. Le petit grain de beauté, légère excroissance à la base de son cou, paraissait grossir doucement sous la pression de ma main autour de la sienne… Elle sentit que je l’observais de nouveau : « C’est un héritage de ma mère, dans la famille, nous avons toutes ce grain de beauté. »

Je lui souris, mais son regard vide m’apprit qu’elle avait peur maintenant. Dans la lumière froide de cette après-midi d’hiver, je remarquai que ses cheveux avaient perdu un peu de leur éclat. Son tailleur était froissé par le voyage et les fleurs sombres de son chemisier semblaient flétries. Elle m’apparut plus petite, tassée sur son siège. La peau de son visage jusqu’alors si fraîche et souple paraissait plus terne et plus sèche. Je passai un bras autour d’elle. « Vous semblez fatiguée, lui dis-je, il faut vous reposer. » Résignée, elle posa la tête contre mon épaule en poussant un long soupir. «Est-ce que ce sera vraiment long ? murmura-t-elle.»

***

Le taxi avait rapidement atteint la ville après avoir emprunté l’autoroute de Grenoble. Il filait maintenant sur le périphérique Sud, en direction de la gare de Perrache, puis du centre-ville. Je fus très surpris. Les presque douze années passées dans cette ville ne semblaient plus pour moi qu’un lointain souvenir. Pourtant, je ne l’avais quittée que depuis trois ans, lorsque j’avais obtenu ce poste en Angleterre.

Arrivé dans le quartier Sud, je reconnus les arcades du stade de Gerland. Un peu plus bas, je montrai à Flore les vitres de la formidable forteresse P4, ce laboratoire, construit par la dynastie des Mérieux et confié au CNRS pour l’étude des virus les plus terribles de la planète. La construction de ce laboratoire unique en Europe avait fait couler beaucoup d’encre et sans doute donné quelques sueurs froides aux habitants des environs. Je pensais en mon for intérieur que mes bactéries ne paraissaient pas aussi dangereuses que leurs terribles virus, et pourtant bientôt ils sauraient…

La peau de Flore avait pris une teinte jaunâtre. Je penchai la tête contre la sienne jusqu’à toucher son front, légèrement, du bout des lèvres. J’avais alors tout le loisir d’observer cette petite protubérance mystérieuse à la base de son cou. Tumeur honteuse, souffrance héréditaire, elle me semblait à la fois disgracieuse et attirante. Je suis sûr qu’elle avait grossi depuis la première fois. Flore s’était endormie, sans méfiance, et se lovait contre moi. Je la serrai plus fortement, son corps n’offrait pas de résistance. Elle me semblait tellement frêle maintenant que la fin du combat approchait. Comme chaque fois, je commençais à regretter de l’avoir attirée dans ce piège, mais je savais bien qu’il n’existait pas de retour en arrière. Le processus était lancé…

Le taxi traversait le pont Pasteur qui enjambe le Rhône juste avant le confluent. Nous avions vue sur la prison juste à côté de la gare de Perrache. J’imaginais, derrière les barreaux de sa fenêtre, un vieux condamné à perpétuité nous regardant passer. Lui seul, sans doute, pouvait repérer l’odeur du crime. Lui seul, sans doute, connaissait ce sentiment de puissance indescriptible qui vous traverse tandis que la victime s’abandonne dans votre mâchoire.

Flore se retourna mollement, je l’avais presque oubliée. Elle était maintenant affalée sur moi et je sentais à peine son poids. Elle ressemblait à une petite fille égarée, ses yeux étaient cernés de brun. Elle semblait ne plus respirer et la tumeur de son cou, qui atteignait maintenant la taille d’un petit œuf, avait pris une couleur violacée. J’eus soudain envie de crier au chauffeur de s’arrêter, envie de la pousser dehors et de lui épargner cette souffrance. Mais il était trop tard, je vivais en elle. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûr qu’elle souffrait déjà, mais plus elle se flétrissait et plus je me sentais reprendre de la force.

Le chauffeur donna un brusque coup de volant en marmonnant quelques jurons à l’encontre de la voiture immatriculée dans le département de la Loire et qui nous avait subitement coupé la route pour se garer. Nous étions face à l’opéra. Quelques années plus tôt, sous la grande voûte, la belle au bois dormant s’était piquée à sa quenouille et s’était assoupie pour l’éternité. Quelle pièce magnifique ! Les envolées lyriques de Tchaïkovski et les tourbillons de l’étoile me revenaient en plein cœur. Mais quelle fin stupide et fade ! Le prince, dominant sa conquête et donnant ce long baiser, l’avait ramenée à la vie, elle, si belle, si lumineuse. Pourquoi n’avait-il pas, tout simplement, aspiré ses humeurs de cent ans ?

La peau de Flore était devenue glaciale, blanche, presque transparente. Je remarquai avec stupéfaction qu’elle avait la taille d’une fillette de quatre ans alors que son visage se perdait dans un entrelacement de rides affreuses. Le peu de force qui restait en elle ne lui permettait plus d’ouvrir les yeux ni de parler, mais les tressaillements de son minuscule corps montraient qu’elle était traversée par d’atroces douleurs. Je tenais toujours sa main, et je voyais maintenant très clairement les ondulations régulières sous la peau de son bras. Ces petites boursouflures en chapelets remontaient par ses veines comme des petits wagonnets, ils allaient chercher la substance vitale pour se décharger dans ce cal informe qu’elle portait à la base du cou. Vision d’horreur ! Je tenais à bout de bras cette tumeur noire et rouge à laquelle était accroché un fœtus au visage de vieille femme. Je criai de toutes mes forces en repoussant loin de moi l’immonde créature.

***

Le chauffeur du taxi écrasa la pédale de frein. Comme je n’avais pas attaché ma ceinture, je m’écrasai à mon tour contre le siège avant, le nez sur l’autocollant publicitaire de l’office de tourisme de la ville « Visitez Lyon… à pied, en taxi ou en péniche ».

– Y’a un problème ? cria le chauffeur visiblement très en colère d’avoir été surpris.

– Désolé M’sieur, je … j’ai dû m’assoupir. Je suis très fatigué en ce moment.

Désemparé, je cherchai un indice, un détail qui aurait pu me dire que je n’avais pas rêvé. Je questionnai le chauffeur du regard à travers le rétroviseur, mais celui-ci ne semblait pas comprendre. Il se crut obligé de répondre. « Nous venons de quitter la jonction périphérique Ouest, nous arriverons à l’Université dans quelques minutes, le chemin que vous m’avez fait prendre est bien plus long, j’ai peur que vous ne soyez en retard à votre rendez-vous. »

Je commençai alors à défroisser les jambes de mon pantalon, ce qui fit virevolter quelques débris de feuilles sèches. Je remarquai que la moquette du taxi en était jonchée.

***

Le taxi se gara devant l’amphithéâtre de l’Université. Je reconnus tout de suite M. Longerond, mon cher professeur de Microbiologie. Le dernier jour du cours de maîtrise, alors qu’il me tendait ma copie d’examen barbouillée de stylo rouge, il s’était écrié, prenant le reste de la promotion à témoin : « M. Norbert – il était incapable de se rappeler un seul de nos prénoms –  j’espère que les échecs que vous avez accumulés tout au long de cette année vous auront amené à réfléchir sur l’orientation de votre carrière ! Il faut vous rendre à l’évidence, vous n’avez pas l’étoffe d’un chercheur universitaire. »

Je gonflai la poitrine et m’apprêtai à l’aborder. Depuis près de trois ans, j’avais concocté une réplique à rallonge sur le système universitaire français, les vertus de la mise à l’épreuve pratique avant l’acquisition des connaissances théoriques…

Mais quand il m’aperçut, il se rua sur moi. « Norbert, vous n’avez changé en rien ! Vous êtes en retard, c’est incroyable ! Allons, dépêchez-vous ! J’ai réussi à intervertir votre allocution avec celle d’un autre chercheur, mais cette fois, c’est à vous ! » Puis, sans attendre de réponse, il claqua les talons, et d’un mouvement de menton, m’invita à me taire et à le suivre au plus vite.

Je traversai la salle de conférence, sur les talons de mon guide, pour aller vers le pupitre des conférenciers. Tout en marchant, je respirais lentement comme pour tenter de repérer l’effluve végétal qui m’avait envoûté, il y quelques heures auparavant. Je scrutai l’assemblée dans l’espoir de trouver une chevelure cuivrée pointant par-dessus un fauteuil. L’esprit vide, je m’approchai du micro. Prenant  ma respiration pour parler, j’eus l’étrange sensation de ne pas avoir la moindre idée des mots qui allaient sortir ma bouche. Je restai donc bouche bée, quelques interminables secondes. Le discours que j’avais écrit, réécrit plus de cent fois et que j’avais désespérément tenté d’apprendre par cœur dans l’avion, me revenait peu à peu :

– «Bonjour… je m’appelle Robert Macagiu – dis-je lentement en me tournant vers M. Longerond qui se détourna de mon regard. Je suis actuellement étudiant en stage Post-Doctoral à l’Université de York, en Angleterre, au laboratoire d’Ecologie de la flore bactérienne des sols. Je vais vous parler aujourd’hui de mes travaux de recherche sur une bactérie appelée Agrobacterium tumefaciens. Cet organisme est une bactérie naturelle du sol de la famille des -Protéobactéries. C’est une espèce très commune, présente dans chacun de vos jardins ici à Lyon, mais aussi dans la plupart des régions du monde. Cette bactérie, dans sa forme que l’on peut qualifier de libre, est extrêmement discrète et complètement inoffensive.»

Je cherchais encore le visage de Flore parmi les personnes assises au premier rang, mais peu à peu, les choses devenaient de plus en plus limpides.

– «En revanche, chez cette espèce, certains individus possèdent une arme redoutable capable de se déclencher à la moindre alerte. Imaginez, quelque part dans l’environnement proche de la bactérie, qu’une plante soit blessée accidentellement. Une vulgaire petite blessure faite par un insecte, un mauvais coup de sécateur, un enfant qui arrache une feuille pour sa maman… La bactérie détecte aussitôt l’incident. Ce n’est évidemment pas la blessure elle-même qui est perçue par notre bactérie, mais plutôt son odeur. En effet, une plante agressée répond toujours par une émission chimique de composés phénoliques. Ces molécules diffusent dans le sol et vont littéralement transformer notre Agrobacterium. En activant ses cils vibratoires, la bactérie va remonter la trace, le gradient chimique de la molécule attractive, jusqu’à sa source. La bactérie vient alors se fixer au niveau du collet de la plante, exactement là où la tige devient racine. Ce qui s’accomplit ensuite est tout à fait extraordinaire.»

Je repris mon souffle et bus un peu d’eau, tout en prenant le temps d’observer M. Longerond qui faisait les cent pas à l’arrière de la salle. Il relevait la tête de temps à autre pour observer les diapositives.

– «Je disais donc, ce qui suit est absolument incroyable ! La plante et la bactérie vont se mettre à communiquer, communiquer chimiquement bien sûr. Tout d’abord, la bactérie va découper une partie de son propre génome. Un morceau d’ADN contenant une vingtaine de gènes et que l’on appelle l’ADN transféré. Ce petit bout d’ADN bactérien va alors s’entourer de protéines, protection obligatoire pour le grand voyage vers le noyau de la cellule de la plante. Car, en effet, ce morceau d’ADN empaqueté de protéines va traverser la paroi bactérienne, puis la paroi végétale, puis la membrane du noyau pour enfin s’intégrer dans le génome de la plante. Cette intégration nous paraît encore assez hasardeuse, mais il faut dire que nous sommes encore bien loin d’avoir élucidé complètement ce mécanisme. Il s’agit là d’un cas pathologique mais complètement naturel de fabrication d’un organisme végétal génétiquement modifié, ou OGM. »

«Le système redoutable de la bactérie provient de sa capacité à détourner le métabolisme de la plante à son profil. Grâce à l’introduction, dans le chromosome de la plante, de gènes codant des hormones de croissance végétale, les cellules de la plante vont proliférer de façon anarchique selon un mécanisme que l’on peut comparer au développement d’une tumeur cancéreuse. Cette tumeur va grossir rapidement permettant à la bactérie d’y trouver refuge et nourriture. Ce processus, appelé galle du collet par les agriculteurs, provoque un affaiblissement de la plante et aboutira à son dépérissement. Une fois le végétal mort, la bactérie achèvera le pourrissement des tissus et retournera dans le sol, pour une longue dormance et dans l’attente d’un nouveau signal de détresse végétale…»