Pour rien au monde elle ne manquerait ce rendez-vous de septembre.
Rendez-vous avec sa grand’mère, petite femme vive, malicieuse, débordante d’affection, qui vit seule, aux limites du village, d’une petite pension de veuve de guerre. Rendez-vous avec cette ruralité laborieuse qui avait marqué sa jeunesse, avant cet exil à la ville, avant que sa mère ne sombre définitivement dans cette tristesse sans fond qui l’avait tuée. Rendez-vous avec ces ventes de la saint-Michel, quand, les dernières récoltes livrées à la coopérative, l’agriculteur qui prend sa retraite fait vendre à la criée tout le fond de ferme accumulé en une vie de travail avant de se retirer au bourg. Rendez-vous avec les grands vents d’équinoxe qui vous lavent la tête plus sûrement que n’importe quelle séance de psy.
Certes Jean dit que par temps d’orage, l’air se charge d’ions négatifs dont les effets bénéfiques sont bien connus, mais Jean ne fait que disséquer le monde qui l’environne. Elle, elle veut le vivre. Pas comme son père. Car paradoxalement il reste constamment à l’écart de ces joyeuses retrouvailles. Pire, il a toujours refusé de l’accompagner. Alors maintenant elle se contente d’un bref coup de fil ‘Je passe une semaine chez grand’mère’, sans l’inviter à profiter du voyage. Un sourire l’éclaire : c’est à croire que, comme dans les vieux clichés, son père cherche à éviter sa belle-mère. Quelque non-dit, accumulé, ressassé, risible sans doute. Il faudrait qu’elle prenne l’affaire en main un jour, qu’elle bouscule leurs habitudes.
Urbaine par nécessité, elle avait délibérément choisi de rentrer par ces chemins bordés de haies vives, traversant des hameaux ignorés par les grosses limousines à œillères qui filent sur la grand’route à deux kilomètres de là. Exceptionnellement elle était allée au loin, dans le département voisin. La boulangère, avec qui elle avait épluché les petites annonces locales, lui avait vanté cette grosse ferme fortifiée, bien connue dans le canton où elle était née.
– Pensez, donc, c’est la troisième génération dans la même ferme. Une vente comme on n’en verra plus avant longtemps : j’imagine déjà les barattes et moules à beurre qui viendront compléter votre collection. Et puis un cadre ravissant. Sans compter mon cousin qu’est restaurateur à côté. Il fait bon s’arrêter chez lui. Dites lui que vous venez de ma part.
Alors elle y était allée. Pour une journée de pur plaisir.
Au bruit de la voiture se garant dans la cour, sa grand’mère surgit sur le pas de la porte.
– Tu t’es pas trop ennuyée ? Tu ne connaissais personne là bas ? »
– Détrompe toi grand’mère, l’aboyeur c’était le grand Charles. La voix toujours aussi puissante, les blagues toujours aussi lestes. Bref l’homme de la situation dans ce méli-mélo d’agriculteurs en quête de matériel bon marché, de brocanteurs, de badauds, d’amateurs de tous poils. Rends toi compte, grand’mère, j’ai compté cinq coffres à grain anciens, trois balances romaines en fer forgé, des hache-pailles à ne savoir qu’en faire… »
– Et toi, qu’as-tu ramené ? »
– Des grès, grand’mère. Deux pleins cageots. Des potines, deux moines, un pichet, un petit saloir… ‘Etats variés’ comme dit Charles. Je les porte dans la cuisine pour que tu les voies. »
En posant le deuxième cageot, elle prend conscience d’une anomalie : sa grand’mère a dédaigné l’antique pelle à rissoler les pommes, une vraie trouvaille pourtant, à peine égrenée, et reste fascinée devant la tasse qu’elle tient en main. Tasse modeste qui a perdu son anse depuis longtemps. Tasse ajoutée au lot car invendable en elle-même. Tasse émaillée d’une quelconque glaçure jaune à l’intérieur, mais restée brute à l’extérieur.
– Où étais-tu déjà ?
L’aïeule a levé des yeux pleins de larmes »
– Grand’mère, qu’as-tu ? Veux-tu ton médicament ?
– Laisse mon médicament. Cette tasse. Regarde.
Sur le flanc de la tasse est incisé un prénom ‘Michel’, souligné d’une petite arabesque ; oh pas du grand art, non, mais où on devine tout le soin et l’amour que le graveur amateur y a introduit.
– Oui ? Grand’mère, tu as déjà vu cette tasse ?
Le silence s’installe un instant
– Cette tasse, après l’accident elle ne le quittait jamais. Mais ce n’est pas à moi à te raconter. La prochaine fois que tu vois ton père, dis lui simplement : ‘J’ai la tasse de Michel. Veux-tu la voir ?’… et attends… et puis reviens me voir.
Son père lui paraît plus faible, plus incertain, plus terne que jamais. Eternellement rongé par la mort de sa femme, rongé par cette banlieue grise, rongé par son refus obstiné de rentrer au pays, englouti dans sa solitude.
– La tasse de Michel !
Stupéfait, il n’ajoute rien, s’affaire soudain sur la cafetière avec nervosité. Quand ils sont assis enfin face à face, remuant leur bol de café de leur petite cuillère, d’un coup la digue semble se rompre, ses mains se mettent à trembler. Où ? Quand ? Il veut tout savoir, exige le moindre détail. Puis s’enferme longtemps dans le silence en retournant la tasse dans ses mains. Enfin il lâche :
– Michel, c’est ton frère aîné. Demande à ta grand’mère.
Elle sait qu’il n’en dira pas plus.
Elle parle, en phrases courtes, ponctuées de longs silences songeurs. Michel ? Ce frère aîné bien plus âgé qu’elle, qui la faisait jouer. Cet enfant tant aimé de sa mère. Et puis l’accident, le cheval emballé, l’adolescent redevenu simplet… Ensuite ? La guerre, la vraie, l’exode des femmes et des enfants, à pied avec une carriole à bras… les avions bombardant, mitraillant, déversant le chaos en une poignée de secondes terrifiantes… la famille s’égaillant dans les bois comme un vol de moineaux, la disparition du simplet, la longue quête aux alentours. Pour rien. Sauf que la mère, en l’absence du père prisonnier, du grand père mort, s’attribue toute la culpabilité, bascule dans le désespoir.
Le retour au village aurait pu permettre un lent travail de deuil. Mais ces temps durs avaient durci chacun. Et quand la mère entendit au marché une commère s’exclamer sur son passage « Moi j’vous l’dit. Le simplet c’était une charge. Elles l’ont liquidé en douce… », elle ne sut que courir pour tenter d’échapper à ce nouveau traquenard, s’enferma dans la ferme, laissant son cerveau partir à la dérive.
Elle reprend la tasse doucement des mains de sa grand’mère, la fixe longuement comme si elle voulait en apprendre chaque détail par cœur. Le reste ? Le retour de son père, leur fuite en ville où rien ne rappelait Michel, la dépression irréversible de sa mère… elle n’a plus besoin de poser de questions, tout est dans la tasse.