C’est des Roms – François Martel

Elle ne l’avait pas loupé. Plus il se regardait dans la glace, moins il se reconnaissait – ou alors était-ce sa nature profonde qu’elle avait ainsi révélée ? Foutaise… La petite mèche bien tracée, ce bout de moustache vertical… Il avait beau se peign
r et se repeigner, rien n’y changeait. Il ressemblait à Adolph. Mais qu’est-ce qui lui avait pris ? Pour un vieil anar – vieux, tout doux, à 50 ans on n’est pas fini  (en tout cas il essayait de s’en convaincre) – avoir la gueule du Fürher, ça lui retournait l’estomac. Cette petite peau de vache ne l’avait pas manqué.
Belle peau de vache, quand même…  Grain de peau pleine fleur d’une finesse à transpercer le papier, souligné par des rides naissantes dont le relief gommait la platitude d’une beauté trop lisse. La vie l’avait marquée, mais l’empreinte qu’elle y avait laissée invitait à gratter la surface. Sans parler de l’oreille droite. Et à explorer les dessous. Mais il s’égarait…
Quand même, sa barbe de trois jours anarcho-soigneusement entretenue, sa chevelure savamment négligée… Elle y était allée au taille-haie.  « Tu vas voir en rentrant, surprise ! Je t’ai rajeuni de vingt ans». Il aurait dû se méfier. 80 ans, oui !
Ce soir-là, elle l’avait congédié prématurément, prétextant une journée fort chargée et des clients plus grincheux qu’à l’ordinaire. Qu’est-ce qui lui avait  pris ?
Gabriel, alias le Poulpe (ce surnom lui collait à la peau comme une ventouse, mais c’est une autre histoire), sortit de la poche de sa veste le vieux portable à l’écran étoilé – séquelle d’un poing américain qui visait le foie (vu l’état de son foie et le gabarit du type, il l’aurait explosé). Le fidèle objet avait arrêté sa course dans la poche intérieure, qu’il portait heureusement très bas. God save Steve Jobs, qu’il repose en paix. L’écran étoilé donc rendait l’usage de l’appareil aléatoire pour le profane. Néanmoins, dans le répertoire, il effleura sans hésiter le nom de Chéryl, sa chère vache de coiffeuse.
– Bonjour, vous êtes bien Mademoiselle Chéryl, coiffeuse de son état ? articula-t-il en contrefaisant un accent allemand plus vrai qu’en
caricature.
– Je ne sais pas. C’est à quel sujet ?
– La police secrète de notre bien aimé Reich aurait quelques petites questions à vous poser.
– Arrête Gabriel. Serais-tu en rogne ?
– Qu’est-ce qui t’a pris de m’arranger le portrait pileux ? Je ne te plaisais plus ?
– Je te retourne la question. Qu’est-ce que tu faisais avec cette … fille, les bras enroulés autour de ton cou ?
– Quelle fille ?
– Ne fais pas ton vieil innocent. Dans le métro, hier soir. Station Gorge de Loup, pour être précis. En charmante compagnie, tendrement enlacés. Son déguisement était d’une efficacité toute relative. Quand on veut se faire passer pour une musulmane bon teint, on évite les accroche-cœurs blonds sur le front…
– Ecoute Chéryl, tu te goures complètement. Je t’explique, c’est une coïncidence…
– Ben voyons !
– Laisse-moi parler. Cette fille, je ne la connaissais pas, et je n’ai qu’une vague idée de qui elle est à l’heure où je te parle. Elle est littéralement tombée dans mes bras…
– Ben voyons ! Séducteur un jour, séducteur toujours…
– Arrête, je suis sérieux. Et c’est grave, apparemment.
– Si elle t’a mordu au cou, effectivement, tu risques d’y passer… Bon, tu as exactement 2 minutes pour t’expliquer.

*

Deux jours avant dans le métro automatique de la ligne D. La Fête des Lumières n’est plus très loin et les wagons ont pris des couleurs d’aquarium (vert), de boîte de nuit (bleu) ou de lupanar (rose).
Gabriel n’est pas dans son assiette. L’approche des fêtes de fin d’année a tendance à lui donner la nausée. En plus il a eu l’idée de génie – fin de mois difficile – de se prendre un double Big Mac avec sauce béarnaise (tu parles). Barbouillé le gars, et d’humeur saumâtre : il est dans un wagon aquarium. Et il n’a rien d’un poisson qui frétille. Une seule hâte, s’anéantir dans le moelleux de son lit. Et dormir 24 heures. Les derniers jours ont été éprouvants. De toute façon Chéryl n’est pas libre ce soir. « Beaucoup de travail. Des rendez-vous jusqu’à 22h. Pas possible cette nuit. A demain. Je t’embrasse ». Fin du texto. Mmouais. De toute façon, il a besoin de récupérer.
Soudain arrêt d’urgence à la station Valmy. L’aquarium s’éteint, se rallume, s’éteint, se rallume. Les portes s’ouvrent. Une silhouette noire et féminine s’engouffre dans la rame et vient terminer sa course dans ses bras. « Pas farouche pour une musulmane. S’accrocher au premier venu… »
Le voile qui la couvre des pieds à la tête laisse tout de même s’échapper une petite mèche blonde. Insolite. Un type s’est engouffré derrière elle juste avant que le train redémarre. Courte barbe sombre au visage et accordéon dans les bras, il commence à enchaîner une série de classiques bien de chez nous et par conséquent immortels, de Piaf à Trenet en passant par Sardou. La main gauche enfonce inlassablement le même accord, lancinant. Le métro repart. Le regard du type est fixé sur la nuque voilée. Impénétrable. Inquiétant. Et toujours cette lumière glauque.
– Monsieur, aidez-moi. On me poursuit.
– On vous poursuit ? Mais qui ?
–  Cet homme, là derrière moi. Mais pas lui le responsable.
– Qui êtes-vous ?
– Natacha Petrovna. Grand danger. Ils veulent me faire taire.
– Ils ? Qui ça, ils ?
– Pas le temps de vous expliquer. Prenez ceci, vous comprendrez. S’il vous plaît, aidez-moi !
– Mais je…
– Pas le temps, je descends ici ; dois leur échapper. Avec le déguisement que l’autre m’oblige à porter, aurai du mal à courir
– Mais… »
La rame s’est arrêtée, station Gorge de Loup. La silhouette élégante d’une femme brune et svelte se profile sur le quai, Gabriel ne la voit pas. Son regard est plongé dans les yeux noirs et égarés de l’inconnue nommée Natacha. Au dernier signal sonore, elle se précipite au travers des portes qui vont se refermer, non sans avoir glissé un baiser furtif sur le coin des lèvres d’un Gabriel médusé (à défaut de poisson), et un boîtier carré et plat dans sa poche. Trop sidéré pour réagir, il voit le type à l’accordéon se ruer sur la porte et forcer le passage. L’infortuné objet reste coincé par la bretelle, tandis que l’homme se précipite sur les talons de l’inconnue. Et c’est la mélodie aléatoire et agonisante du lamentable instrument se disloquant qui accompagne Gabriel dans la suite de son trajet nauséeux.

*

 – Voilà, tu sais tout, je suis innocent comme l’agneau, conclut Gabriel.
– Innocent, ne me fais pas rire !
– Mais que faisais-tu, toi, d’ailleurs, à Gorge de Loup ? Je croyais que tu avais des rendez-vous à ton salon jusqu’à 22h…
– Mêle-toi de ce qui te regarde. Je ne suis pas ta chose.
– Bon, on en reparlera.
– Quand tu veux. Ou plutôt quand moi je veux. C’était quoi cette boîte noire ?
– Non, la boîte n’est pas noire. Plutôt son contenu. C’est de l’explosif.
– Explosif ?
– Un CD rom avec des informations ultraconfidentielles, qui pourrait faire tomber pas mal de gens très bien placés et tellement respectables…

*

 Ce que Gabriel ignorait, c’était comment ces documents étaient arrivés aux mains de Natacha. Cette dernière avait connu le sort de bien des filles de l’Est, fragiles alouettes attirées par les promesses illusoires d’individus peu scrupuleux qui leur faisaient miroiter des jours meilleurs et un statut social à l’Ouest. Histoire banale à pleurer, répétée indéfiniment. Pour son malheur Natacha était très jolie. Pas de la beauté plus mûre et plus subtile de la brune Chéryl, coiffeuse de son état, aussi talentueuse qu’orageuse.
« Coiffeuse Pour Elite », aimait-elle se proclamer. Aux rendez-vous aussi imprévisibles que facilement décommandés. Elle n’avait plus vingt ans depuis longtemps, mais l’âge avait déposé sur elle une patine à la fois douce et dure qui faisait tout son prix aux yeux de Gabriel. Cependant, outre sa jeunesse, Natacha avait tout ce qu’il fallait pour satisfaire les désirs interlopes de Joseph K., haut fonctionnaire frustré dans sa vocation.
Il exerçait ses talents multiples autant que discutables à la préfecture de Lyon. Homme de l’ombre, lui qui rêvait du feu des projecteurs médiatiques. Etait-ce la raison profonde pour laquelle il avait dévié progressivement, par compromis successifs – jusqu’à la compromission – des voies de la légalité, pour s’enfoncer peu à peu dans les méandres d’affaires de plus en plus douteuses, labyrinthe duquel il ne pouvait plus désormais s’extirper sans se condamner à se griller politiquement – et pénalement… ? Lui qui se voyait déjà avec son nom et sa photo sur des affiches plus grandes que lui… Mais les électeurs n’avaient pas voulu de lui… Il prenait maintenant sa revanche, à sa manière. Il leur montrerait où était le vrai pouvoir.
Cet homme important donc, quoique méconnu, avait notamment en charge le dossier épineux du projet de Grand Stade de l’Olympique Lyonnais. Appels d’offre, mise en concurrence… Le marché juteux avait attiré, parfois de loin, toutes sortes de requins soucieux d’élargir leur terrain de chasse. Un de ces prédateurs exotiques, un consortium poétiquement nommé KGB, leader du BTP russe notoirement contrôlé par la Mafia, était sur les rangs. Dehors parfaitement respectables, sociétés écrans tout ce qu’il y a de légal… Il leur fallait court-circuiter la concurrence et trouver le maillon faible. Qu’ils avaient trouvé en la personne de Joseph K.
Connaissant grâce à ses informateurs les penchants de ce dernier ainsi que sa position stratégique dans la prise de décision, cette organisation avait facilement réussi à pousser l’innocente Natacha dans les bras du fonctionnaire. Quelques vidéos aussi secrètes qu’explicites avaient permis de s’assurer de la bonne volonté et la soumission du personnage. Le chantage est une arme efficace, surtout quand sa victime est un respectable père de famille, décoré de la Légion d’honneur et fidèle serviteur de l’Etat.
Le côté particulièrement retors, mais combien habile, de cette manipulation, c’est que l’Organisation avait réussi à faire croire à Joseph K. que l’arrivée de Natacha dans son boudoir était le résultat de son pouvoir occulte. L’aimable individu exerçait en effet depuis plusieurs mois une pression sur la communauté rom de Villeurbanne, et avait exigé – menace d’expulsion à l’appui – que lui soit livré un gage de bonne volonté, en échange de sa tolérance – à cette seule condition, il retarderait indéfiniment la démolition du campement sauvage. Ce gage, ce fut bien sûr Natacha. Mais en réalité les instructions venaient de bien plus haut, et Joseph K. s’était lui-même lié les pieds et les poings, désormais marionnette docile de la mafia russe.
Seulement Natacha avait du caractère et des comptes à régler, et avait décidé de prendre sa revanche sur cet individu pervers – ses dernières exigences l’avaient dégoûtée et révoltée -, pervers mais faible. Elle avait profité du lourd sommeil de la bête pour pirater son ordinateur et copier les dossiers si sensibles que Gabriel avait maintenant en sa possession. Bien malgré lui (il s’en serait vraiment passé et commençait à se lasser de son rôle de pourfendeur des torts et de justicier : il ne lui avait attiré que des ennuis jusqu’à présent).

*

 Muni de toutes ces informations, qui l’embarrassaient à vrai dire – mais comment se dérober lorsqu’une belle fille victime d’une injustice criante remet son sort entre vos mains… – Gabriel résolut de s’attaquer au problème. La première étape fut de rendre une petite visite au dénommé Joseph K. Il savait que celui-ci restait souvent fort tard en son bureau de la préfecture, pas nécessairement pour des raisons professionnelles. Il décida de tenter sa chance le soir-même (tant pis, il dormirait plus tard). Toutefois avant toute chose il devait rectifier son image.
La mort dans l’âme, il se passa la tondeuse sur le crâne et sur le visage. Il avait maintenant l’air d’un skinhead, mais avec un bonnet bien enfoncé, ça passerait. Et puis les poils ça repousse toujours…
Il se rendit ensuite à la préfecture. Cette année-là, une exposition de photos géantes s’étendait sur tout le pourtour des grilles. Quelques années plus tôt, c’était « la Terre vue du ciel » ; seulement, depuis l’accident d’ULM de ce pauvre et regretté Yann Artus Bertrand, les robots avaient pris le relais, et le public avait sous les yeux « Mars vue du ciel ». Après la planète bleue, la planète rouge…
Gabriel se dit qu’à tout prendre, ça correspondait mieux à son état d’esprit actuel. Il sentait monter en lui la colère au fur et à mesure qu’il se rapprochait de sa cible. Il avait ses entrées dans le lieu, pas par la grande porte naturellement. Il avait naguère rendu service au portier, qui en échange lui avait remis un badge lui permettant  d’entrer en toute discrétion et à n’importe quelle heure. Son contact lui avait indiqué où se trouvait le bureau de K. 3ème étage gauche au bout du couloir.
Parvenu devant la porte il perçut des sons étouffés, comme des gargouillis. Etrange… Il sortit l’outil magique qu’il gardait toujours dans sa poche, hérité d’un petit cambrioleur débutant, mais bien équipé, qu’il avait un jour pris sur le fait, et qui lui avait cédé l’objet en l’échange de son silence bienveillant. Sans un bruit, il fit jouer expertement le verrou. La scène qui s’offrit à ses yeux le laissa sans voix (heureusement… il valait mieux rester discret…). Le dénommé K., prénom Joseph, était étendu sur un luxueux canapé de design post-moderne, revêtu d’une invraisemblable grenouillère jaune citron. Une fille déguisée en nurse lui donnait le biberon, le menaçant d’un martinet s’il ne déglutissait pas assez vite. Sur le contenu du biberon, il eut du mal à se prononcer.
– Alors, Joseph, on retombe en enfance ?
Ce disant, il fit signe à la jeune puéricultrice – une professionnelle à l’évidence – de rester silencieuse. Au vu de l’allure patibulaire de l’intrus – Gabriel avait ôté son bonnet – la demoiselle ne demanda pas son reste et s’en fut dans le coin le plus éloigné de l’élégant salon, quoique un peu tape à l’oeil.
– Qui, qui êtes-vous et que faites vous ici ? balbutia le vieux poupon.
– C’est moi qui pose les questions. Natacha, ça te dit quelque chose ?
– Je ne connais personne de ce nom-là. D’abord sortez, ou j’appelle un garde.
– Ah oui, dans cette tenue ? Vas-y, ne te gêne pas. J’ai besoin de distractions. J’ai eu une semaine difficile.
– Je ne dirai rien.
– Tu veux que je t’aide à boire plus vite ? A moins que quelque chose de plus consistant…
Gabriel avait porté la main à sa poche. Son allure froide et déterminée de mercenaire rasé eut raison de la résistance du gros bébé qui secoua la tête et souffla, soudain en proie à la panique :
– Que voulez-vous de moi ?
– Je veux que tu me dises où est Natacha.
– Ils l’ont retrouvée.
– Qui ça, « ils » ?
– Je vous jure que je n’en sais rien…
– Où est-elle ? Accouche !
– Je ne suis pas sûr, mais je les ai entendus parler d’une villa au bord du canal.
Un bruit. Derrière Gabriel. L’attaque fut si soudaine que le Poulpe ne vit pas d’où partait le coup, ni qui le lui portait. Cette fois-ci le poing américain atteignit son point faible, et il s’écroula en gémissant de douleur.

*

 Lorsqu’il reprit conscience, son poignet droit était solidement attaché par des menottes aux barreaux d’un lit métallique. Un goût amer de bile lui remonta à la bouche et il dut faire un gros effort pour maîtriser sa nausée. Des éclairs rouges de douleur traversaient ses paupières. Lorsqu’il parvint enfin à ouvrir les yeux et qu’il eut commencé à les accoutumer à la pénombre, il distingua une forme étendue à son côté. Une forme féminine. « Tout va bien », se dit-il, mon cauchemar n’est pas si désagréable…
Pivotant sur son flanc autant que la courte chaîne le lui permettait, et s’écorchant le poignet dans l’opération, il entreprit de dévisager sa compagne imprévue d’un soir. Natacha, bon sang, Natacha ! Mais ses yeux désormais habitués à la demi-obscurité – seul un faible rai de lumière filtrait sous la porte de sa geôle – lui firent découvrir un aspect beaucoup moins séduisant de la situation : un fin collier sombre soulignait la blancheur de marbre du cou de sa compagne involontaire.
Trop blanc, ce cou ; trop rouge, ce collier… Et il comprit. Ces salauds l’avaient étranglée, visiblement avec un fil d’acier. Elle en savait trop. Et lui, les flics n’allaient pas tarder à le trouver dans cette situation plus qu’ambiguë. C’est lui qui allait porter le chapeau, et le temps qu’il prouve son innocence – s’il le pouvait, il n’était pas dans de très bons termes avec la police, surtout depuis la dernière affaire  – les autres enfoirés auraient fait le ménage…
S’efforçant de maîtriser son début de panique, Gabriel passa en revue les solutions qui s’offraient à lui. Pas grand-chose, à vrai dire. Mais tandis qu’il crispait ses doigts sur son abdomen, tentant de maîtriser une nouvelle poussée fulgurante de douleur irradiant de son foie meurtri, il sentit un objet dur dans la doublure de sa veste.
« Non, pas possible, mon portable ! Ils ont sans doute fouillé mes poches, mais ils ne l’ont pas trouvé. »
Fébrilement, de sa main libre, il effleura la touche du répertoire et sans hésiter composa le numéro qu’il connaissait si bien. Cette fois-ci, il reconnut les avantages de la technique moderne : le GPS lui permettait de fournir une localisation très précise de son lieu d’internement.

*

 L’attente lui avait paru durer des siècles. Et pourtant elle avait fait vite. Même pas pris le temps de se changer. Enfin, il entendit un léger grattement à la fenêtre. Sûrs de leur coup, les autres l’avaient laissée entrouverte. S’étant assurée que la voie était libre, Chéryl entreprit d’enjamber l’appui et se planta, hors d’haleine mais goguenarde, au pied du lit.
– Encore avec elle ? Monsieur l’innocent !
– Chéryl, comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ?
– J’ai fait du stop.
– Du stop, dans cette tenue ? Je comprends que ça ait marché…
– Même qu’un charmant camionneur musclé m’a déposé à 200 m d’ici. Tu aurais préféré que je prenne le temps de me pomponner ?
– Chéryl, il faudra qu’on ait une explication…
– En effet. Commençons par toi. Qu’est-ce que tu fais avec cette … créature ?
– Regarde-la de plus près. Cette créature n’est plus qu’un souvenir.
– Bon dieu, mais qui a fait ça ?
– Je ne sais pas, enfin pas exactement, même si j’ai ma petite idée. Le plus urgent est de ficher le camp d’ici. Tu peux me détacher ?
– Tu sais bien qu’une coiffeuse experte comme moi a plus d’une épingle à cheveux dans son sac…

*

– La prudence. La prudence la plus élémentaire ! Toi et ton côté chevalier servant… Tu nous as mis dans de beaux draps !
– J’aimerais y être, dans tes draps…
– Ecoute, ce n’est pas exactement le moment de faire de l’humour. Je suis trempée jusqu’à la moelle. Même pas eu le temps d’enfiler mon imper et mes bottes. Cette pluie qui n’en finit pas, comme ce chemin d’ailleurs. En plus, on n’y voit rien.
– Pas de panique. (Cette robe qui lui colle à la peau… Bon d’accord, ce n’est pas le moment.) Je sais où je vais, pas de problème.
– Tu sais où tu vas, toi !?
–  Je vois que je ne suis pas le seul à faire des bons mots déplacés. Je connais ce sentier. Je t’ai dit tout à l’heure qu’on arriverait fatalement dans une zone civilisée. Et après…
– Fatalement ! Tu as de ces mots… On est complètement paumés, oui ! Et c’est quoi ce bruit ?
– Quel bruit ?
– Cette espèce de clapotis.
– C’est le canal. Fais attention où tu mets les pieds. Reste bien collée à moi.
– Collée à toi ? L’envie m’en est un peu passée, figure-toi !
– Tiens, regarde là-bas, des lumières. Je te l’avais bien dit ! Tu ne me fais pas assez confiance.
– Tu comprendras qu’avec la situation où tu nous as fourrés cette nuit, j’ai quelques bonnes raisons ! … Tu entends ?
– Quoi encore ?
– Comme un chuintement, une sorte de succion, là-bas…

*

 Le tunnel obscur des arbres, ou plutôt des arbustes en rangs serrés qui forment un taillis impénétrable, s’est maintenant quelque peu entrouvert (déchiré)  sur un semblant de ciel. Un ciel sans lune et sans étoiles, mais qui dessine une vague trace brouillardeuse, fil d’Ariane incertain – trompeur ? – qui leur permet d’assurer mieux leurs pas – c’est ce qu’ils croient. Des relents de vase – la pluie incessante a encore accru le courant dans le canal – montent des tourbillons miroitant d’un reflet terne à travers la végétation des berges qui s’est peu à peu espacée et abaissée. S’y mêlent la pourriture insidieuse des feuilles et le parfum spongieux et tiède de l’humus saturé d’eau.
La pluie a brutalement cessé. Ils longent à présent un haut mur hérissé de barbelés, qui paraît ne devoir jamais finir. La lueur s’est maintenant accentuée. Elle semble surgir de la crête de la muraille opaque. L’éclat devient plus vif, mais sa clarté est encore brouillée par les gouttelettes en suspension dont l’air est saturé.
Puis soudain le chemin forme un angle droit. L’espace va enfin s’ouvrir. La lumière jaillit, aveuglante. De puissants projecteurs inondent la nuit liquide, qui les obligent à détourner leur regard.
Quand leurs yeux se sont péniblement accoutumés à la violence brutale de la lumière, ils découvrent qu’une haute grille étroitement cadenassée leur interdit d’aller plus loin. Au-delà s’enchevêtre un monstrueux réseau de tuyaux, enfichés dans les  gueules de pompes qui avalent et recrachent sans relâche leur contenu.
– Fatalement, tu disais … ?
Derrière eux ils aperçoivent les faisceaux de lampes torches qui trouent sporadiquement la nuit. Les loups sont en chasse. Et les voilà coincés dans ce trou à rat. A moins de se jeter à l’eau… Mais les chances de se noyer dans l’obscurité tourbillonnante les font reculer.
– Psitt…
– Quoi psitt ?
– Je n’ai rien dit, moi.
– Psitt, monsieur, madame, par ici…
La voix semble sortir de nulle part, mais l’appel répété leur permet de la localiser. Elle émerge  d’un fourré obscur, au-delà du grillage.
– Il y a un passage par ici. Un trou dans la grille. On l’utilise souvent avec mes frères quand on va chercher du bois.
– Qui es-tu ? Le tutoiement est venu spontanément, car la voix qui les appelle est très jeune, enfantine même.
– J’habite de l’autre côté, au campement, derrière l’usine de retraitement.
– Tu es un des Roms de Villeurbanne ?
– Oui.
– Alors mon garçon on te suit.

*

Quelques braseros éclairent aléatoirement la scène. Sur leur gauche, une vieille caravane sans roues profile sa carcasse. A droite, c’est un édifice improbable de tôle et de bois qui délimite le décor. S’y pressent, s’abritant comme ils peuvent de la pluie qui a repris sa litanie lancinante, quelques êtres anonymes aux visages maigrement éclairés par les feux. Anonymes ? Pas tous. Gabriel reconnaît très vite le visage de l’accordéoniste du métro, un accordéoniste désormais sans bretelles – et sans gagne-pain. Sa barbe accentue encore la maigreur de ses traits dans la lueur incertaine et changeante  des flammes de pétrole. D’une main, Gabriel serre celle de Chéryl, qui s’est mise à trembler de froid et de peur. De l’autre, il étreint la seule arme dont il dispose : l’épingle à cheveux qui a permis à Chéryl de le démenotter.
– Pourquoi tu as fait ça ?
– Je n’ai rien fait
– Ne mens pas ; je t’ai vu la poursuivre dans le métro.
– Je n’avais pas le choix. Ils tiennent ma fille. Pas le choix…
– « Ils » ?
– Ceux de la mafia. Les Russes.
– Qu’est-ce qu’ils veulent ?
– Ils ont des intérêts. Des gros intérêts. Et il fallait s’assurer de lui. Lui mettre le grappin dessus et qu’il d’enferre sur l’hameçon jusqu’à la gueule.
– « Lui » ?
– K. Joseph K.
– Comment ?
– La méthode classique. Lui jeter une belle fille dans les bras, puis le faire danser sur leur musique : un contrat juteux contre leur silence, et une belle prime de risque si l’affaire allait à son terme.  C’est tombé sur Natacha. Mais Natacha est une fille trop bien…
– « Etait ». Tu l’as tuée.  Pour ça ? Tu es une ordure…
– « Ils » l’ont tuée ? Je jure sur la tête de ma fille que je n’ai pas voulu ça. Ils voulaient juste lui faire entendre raison, qu’ils disaient. La remettre dans le bon chemin en lui donnant une petite leçon de conduite. Tout ce que j’ai fait, c’est la ramener à la villa. De force, d’accord, mais je n’ai pas voulu ça, Dieu m’en garde. J’ai une fille de 16 ans, comment voulez-vous que j’aie pu faire ça…
– Tu as l’air sincère. Tu ne serais donc qu’un pion dans cette affaire.  Mais il y en a qui vont payer, je te le jure. Et d’abord cet enfoiré de K.
– Attention à vous, ils sont puissants, bien plus puissants que vous croyez…
Ce disant, l’accordéoniste porta instinctivement la main à la croix qu’il portait au cou, le seul trésor auquel il pouvait encore se raccrocher.

*

– Dans quelle histoire t’es-tu encore fourré ? dit Chéryl en massant les côtes tuméfiées de Gabriel. Ils avaient enfin regagné le cocon modeste mais tellement accueillant et réconfortant de la coiffeuse. Après cette nuit de pluie et de larmes.
– Je n’y suis pour rien, elle est tombée dans mes bras, littéralement…
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– L’affaire est trop énorme pour moi. Ce n’est plus du gros poisson, c’est une pieuvre. Une pieuvre dont les tentacules s’étirent au-delà de l’Oural. Et ceux du Poulpe ne sont pas assez longs pour les atteindre. Il n’y a qu’une chose à faire.

*

Deux jours après, le CD rom que Natacha avait au prix de sa vie arraché à son tortionnaire se retrouvait sur le bureau du juge anti-corruption Van Brunbecke.  Le lendemain, le Progrès de Lyon titrait à la une : « Vaste affaire de corruption : un haut fonctionnaire mis en cause ».
– Iront-ils jusqu’au bout ? se dit Gabriel en repliant le journal. Et il eut une pensée pour Natacha et pour l’accordéoniste rom sans bretelles.

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