Une nouvelle tuile pour Lecouvreur – Jean-Claude Carrega

Gabriel avait commandé un Fernet-Branca. C’est ce qu’il faisait toujours les lendemains de cuite. Il savait qu’il ne supportait pas le whisky après le Champagne, son amie Chéryl l’avait pourtant bien prévenu ! Ce matin, il retrouvait peu à peu ses esprits dans ce café de Labeaume, petit village du sud de l’Ardèche, où il passait quelques jours de vacances.
Il observait une dame qui buvait un café, attablée à quelques mètres de lui. La dame n’avait pas le charme de Chéryl, mais elle montrait une certaine classe. Grande, cheveux blonds, tailleur gris, elle pouvait avoir la cinquantaine. Tout à coup, elle se leva souplement et se dirigea vers la table de Gabriel.
– Puis-je vous parler d’une affaire délicate ?
– Je vous en prie, répondit Gabriel, prenez place.
– Vous êtes bien la Pieuvre, euh … je veux dire le Poulpe ?
– C’est ce qu’on raconte. Alors, quel est le problème ?
– Et bien voilà : j’ai reçu ce matin une demande de rançon. On me demande 250 000 euros pour retrouver ma fille Sabine vivante.
– Avez-vous averti la police ?
– Bien sûr que non. La lettre précise bien : “ Pas un mot à la police, sinon couic. ” Quelqu’un m’a parlé de votre présence dans le village ; alors, je suis venue.
– Vous savez, je suis en vacances dans ce bourg de l’Ardèche et je n’ai pas l’expérience de ce genre d’affaire. Puis, baissant la voix, il poursuivit : C’est bien couic qui est écrit dans la demande de rançon ?
– C’est bien couic, en effet.
– Désolé d’insister, mais dans ce genre de lettre, tous les mots comptent pour essayer de cerner les criminels. Avez-vous des soupçons ?
– En fait, j’ai tout de suite pensé à “ L’Ardèche bleue ”.
– L’Ardèche bleue ? questionna Gabriel.
– Oh, c’est une communauté qui s’est installée à Labeaume, il y a cinq ans. Cela ressemble à une espèce de secte. Leur maison se trouve à la sortie de village, dans la direction de Vallon-Pont-d’Arc. Plusieurs familles vivent là, mais on ne sait trop comment elles se procurent de l’argent. Ma fille, Sabine, les a même un peu fréquentées l’année dernière.
–  Ah oui, je vois où se trouve la maison, répondit le Poulpe. Bon, pour vous rassurer, je veux bien aller y faire un tour incognito. Mais, avant cela, j’ai besoin de quelques informations.
Vous donne-t-on un délai, dans la lettre ?
– Non, il est juste écrit “ instructions suivront ”. Tenez, voilà la lettre.
Tout en examinant la missive et son enveloppe, le Poulpe prononça à voix basse, comme pour lui-même :
– Bien, la lettre est tapée sur ordinateur et le timbre a été oblitéré à Aubenas avant-hier.
A peine Gabriel avait-il articulé ces mots qu’une jeune femme plutôt sexy fit irruption dans le café en criant :
– Allons Gabriel, tu as assez parlé avec la dame, on t’attend pour déjeuner !
– Oui, oui, j’arrive mon lapin, lança le Poulpe à Chéryl en colère. Puis se tournant vers son interlocutrice médusée, il ajouta : j’oubliais, comment sont vos rapports avec votre fille ?
– Plutôt mauvais, je dois vous le dire. Sabine a maintenant 20 ans ; depuis qu’elle est partie poursuivre ses études à Grenoble, nous la voyons très peu. Elle revient surtout quand elle a besoin de nous. Je suis Carole Dubois, la femme du notaire, ajouta-t-elle, en lui tendant une carte de visite.

– Ah, encore un mot, ajouta le détective en se levant, avez-vous apporté une photo de Sabine ?
– Oui, j’y ai pensé, mais, dans ma précipitation, je n’ai trouvé que celle-là. Elle est en maillot de bain sur une plage de Biarritz.
– Merci bien. Ah, je vois, c’est une très belle fille !
Le soir même, le Poulpe dirigea ses tentacules vers la communauté de « l’Ardèche bleue ». Pour cela, il se grima à l’aide d’une perruque, se munit d’une serviette et sonna. Un jeune homme vint lui ouvrir.
– Je suis envoyé par la préfecture de Privas, annonça Gabriel, c’est pour le contrôle des termites !
Ce petit subterfuge permit au Poulpe de visiter à sa guise chaque pièce de la grande bâtisse qui abritait la communauté, depuis la cave jusqu’au grenier. Il ne sentit aucune résistance particulière au cours de sa visite et en conclut que Sabine ne se trouvait pas retenue dans ces lieux.
A la sortie, le jeune homme qui l’avait accueilli, l’interpella :
– Vous connaissez peut-être Henri Magnan, c’est un copain, il travaille, comme vous, à la préfecture de Privas ?
– Magnan, oui, ce nom me dit quelque chose. Mais je ne le connais pas vraiment, il n’est pas dans mon service.
– Il s’occupe des Cartes grises et des permis de conduire. Il est resté longtemps dans notre communauté. Mais l’an passé, il nous a quittés, il a préféré se rapprocher de Privas.
– A-t-il gardé un contact avec votre communauté ?
– Disons qu’il passe quelquefois pour nous saluer. La dernière fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé changé. Beaucoup d’ambition, il espère réussir grâce à la politique.
– Marié ? lança Gabriel.
– Non, mais ce n’est pas les filles qui lui manquent.
– Filles du village ? se hasarda le Poulpe.
– Pas toujours, mais il est sorti longtemps avec Sabine, la fille du notaire.
Gabriel eut soudain l’impression de ne pas avoir trop perdu son temps à discuter avec le jeune homme de « l’Ardèche bleue ». Il prit congé et regagna le centre de Labeaume, après avoir retiré  sa perruque.
Gabriel retrouva Cheryl chez la coiffeuse du village. Les deux femmes semblaient en grande discussion. Il leur fit juste un petit signe et sans dire un mot se mouilla les cheveux et se plaça sous un casque pour les faire sécher. Il avait l’habitude de procéder ainsi dans le salon de Cheryl à Paris. Il disait que cette situation lui permettait de bien se concentrer.
Cinq minutes plus tard, il finit d’arranger ses cheveux à la main, puis enlaça la taille de guêpe de Cheryl en déclarant :
– Ma crevette adorée, je t’enlève.
– Mais, où allons-nous mon Poulpe chéri ?
– A Privas, si tu veux bien me suivre.

Deux heures plus tard, en fin d’après-midi, Gabriel et Cheryl se trouvaient au guichet des cartes grises de la préfecture de Privas.
– Bon, Cheryl, tu as bien pigé. Tu inventes n’importe quoi. Ce que l’on veut, c’est voir la tête de cet Henri Magnan, l’ami de Sabine.
Gabriel se mit en retrait, pendant que Sabine s’avançait vers la jeune fille qui tenait le guichet.
– J’aimerais parler à Henri Magnan, s’il vous plait.
– C’est à quel sujet ? répondit l’employée de la préfecture.
– C’est personnel, répliqua Cheryl d’un ton sec.
L’employée disparut sans un mot et revint presque aussitôt accompagnée d’un jeune homme en costume-cravate.
– Je vous prie d’excuser mon audace, susurra Cheryl. J’ai préféré m’adresser au chef. Puis, tout en jouant de ses longs cils et de ses lèvres pulpeuses, elle poursuivit :
Je vous ai adressé une lettre, voilà plus d’un mois, et je n’ai pas eu de réponse.
– J’en suis désolé, c’était à quel sujet ?
– Je demandais un duplicata de mon permis de conduire.
– En fait, on a besoin pour cela d’une pièce d’identité. Mais ma secrétaire va vous le faire tout de suite.
Un quart d’heure plus tard, Cheryl rejoignait Gabriel avec une copie de son permis de conduire dont elle n’avait nul besoin.
– Bravo ma puce, lui dit-il. On connaît maintenant Henri Magnan. Il est bientôt six heures, il ne va pas tarder à sortir. Surveillons le parking, on essaiera de le suivre. Assieds-toi plutôt à l’arrière et dès que tu le voies, baisse-toi, il ne faut pas qu’il te reconnaisse.
Une heure plus tard.
– Tiens, le voilà ! lança tout à coup Cheryl en se pliant en deux à l’arrière de la voiture. Regarde, il est monté à bord de cette 207, là. Allez, suis-le !
Puis, une fois sur la route :
– Tu crois vraiment que ce type va te conduire à la fille que tu cherches ? grogna la belle coiffeuse d’une voix étouffée.
– Mon flair légendaire me dit que ce n’est pas impossible. On sait qu’il a eu une relation intime avec Sabine. C’est un indice à ne pas négliger.
Après avoir traversé la ville, les deux véhicules se retrouvèrent dans une banlieue pavillonnaire, puis véritablement à la campagne. Gabriel veillait à rouler à une bonne centaine de mètres de la 207 de Magnan. Bientôt celle-ci ralentit et emprunta un chemin de traverse conduisant à une villa. Le Poulpe se gara aussitôt sur le bord de la route.
– Quel est ton plan ? dit Chéryl en émergeant de la banquette arrière.
– Mon plan, je l’ai imaginé sous le casque de ta collègue, coiffeuse à Labeaume. D’abord, il fallait savoir qui était ce Magnan. Grâce à toi, c’est fait. Ensuite, nous devions savoir où il habitait, nous y sommes. Et maintenant, je compte pénétrer chez lui pour y trouver quelques traces de notre Sabine.
– Pénétrer par effraction ? demanda son amie.
– Tu sais bien que l’effraction ne me gêne pas et même souvent m’enchante, mais en présence du propriétaire, il vaut mieux jouer la convivialité.
Là-dessus, Gabriel sortit de sa poche un petit sac en plastique contenant quelques accessoires pour se déguiser. Grâce au rétroviseur, il ajusta sa perruque et sa fausse moustache.
– Voilà, lança-t-il, je suis prêt.
– Bravo, mon Arsène Lupin adoré, s’exclama Cheryl. Je t’attends dans la voiture. Je mets mon portable en marche, on ne sait jamais.
La villa d’Henri Magnan était en fait une ferme aménagée. Gabriel traversa la cour, puis sonna. Bien sûr, cette fois, il n’était pas question de refaire le coup de l’envoyé de la préfecture chassant les termites.
– Désolé de vous déranger, déclara Gabriel, lorsque Magnan vint lui ouvrir. Je suis en vacances dans la région, à la recherche d’une maison à vendre. Avez-vous des informations à ce sujet ?
– En tout cas, ma maison n’est pas à vendre, mais il est possible d’acheter dans le coin une ferme désaffectée et de la retaper. C’est bien ce que j’ai fait l’année dernière.
– C’est une réussite, dit le Poulpe. Avez-vous pu conserver la cuisine et sa cheminée ?
– Bien sûr, d’ailleurs, c’est la pièce principale. Vous pouvez regarder.
En pénétrant dans la pièce, Gabriel eut le temps d’entrevoir une silhouette féminine en train de sortir. Il n’y avait pas de doute, il avait bien reconnu le visage de Sabine avec ses yeux clairs et ses cheveux blonds coupés courts. Spontanément, il imagina la fille en maillot de bain, ce qui confirma sa première impression.
– Très belle pièce, en effet, bien aménagée, déclara-t-il.
Il nota deux adresses que lui suggérait Henri Magnan, remercia, puis sortit pour rejoindre Chéryl dans la voiture.
– C’est bien ce que je pensais, annonça-t-il à son amie en ôtant son déguisement. La fille se trouve bien chez lui, en toute liberté. C’est un coup monté, avec son accord, pour extorquer de l’argent à sa propre famille ! Je ne vois pas d’autre explication.
– Voilà une affaire rondement menée, s’exclama Chéryl, il ne te reste plus qu’à avertir la jolie maman de Sabine. J’ai l’impression qu’elle ne sera pas trop surprise par cette triste réalité.
– Bah ! On fera cela demain, répondit Gabriel, Madame Carole Dubois apprendra bien assez tôt la trahison de sa fille. Je la laisserai libre aussi de poursuivre, si elle le désire, le petit freluquet de la préfecture qui a dû tout manigancer. En attendant, rentrons à Labeaume pour fêter l’événement.
– Tu as mille fois raison, mon gros calamar. Mais attention, pas de whisky après le champagne. Tu ne le supportes pas.

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