Le martin pêcheur quitta vite son pas de tir ce matin.
Ses plumes s’agitèrent sans peine, sans discorde, et pourfendirent l’air qui hurla en un cri monocorde.
Il remarqua sur le bord du lac une branche en forme d’arc. Doucement, il s’agrippa à celle-ci, et resta assis en se tenant à carreau, en guettant le miroir d’eau. Il prêcha, tête bêche avec son reflet, avant que son envie de pêche ne prenne le relais. La flèche bleue quitta son carquois et se déploya vers sa cible désormais visible. L’ombre n’eut aucune chance face à ce regard sombre, qui signa d’avance sa victoire en passant de l’autre côté du miroir.
Tout commence par une toile blanche. Paul regarde la main fébrile suspendue au-dessus du chevalet, munie d’un pinceau en poil de martre. Son regard s’attarde avec tendresse sur le relief bleuté des veines qui la parcourent. La main marque une brève hésitation avant d’entamer son ballet de couleurs. Elle danse au gré d’un florilège de teintes, tantôt douces, tantôt profondes. Paul n’est guère surpris de la voir commencer par le bleu. La nuance peut varier, mais c’est un rituel auquel il sait que sa grand-mère ne déroge jamais. Sa marque de fabrique. Sa signature. Si au fil des années, elle a dû malgré elle apprendre à maîtriser l’art de perdre, Alma n’a pourtant rien perdu de sa dextérité. En dépit des pertes successives, elle est restée virtuose. Paul sait que chaque tableau est pour elle un plongeon dans le passé. Un passé de plus en plus lointain, à mesure que les souvenirs les plus récents s’étiolent.
Ce matin, Barnabée peine à sortir de ses songes, il est en nage dans ses draps trempés. Cela arrive fréquemment. Nul ne sait si toute cette eau vient de son propre corps, ou s’il hydrate secrètement son lit avant de s’endormir : la sécheresse provoque en lui un fort sentiment de d’oppression.
Barnabée préfère l’eau à la terre. Il tient du poisson l’agilité de ses membres et le miroitement des écailles qui apparait dans ses yeux. Son regard n’a jamais la même teinte et glisse de l’aluminium au bleu roi, en fonction de la lumière de l’onde.
Elvie Latête était une future adulte rêveuse.
Un peu crédule, aussi.
La preuve : son premier lundi d’école primaire se passa en grande partie dans les toilettes derrière le préau, entre un urinoir et une poubelle un peu trop pleine. On a vu plus glorieux – et tout ça à cause de trois CM1 trop taquins. Elle avait trop tardé sur le chemin, s’attardant sans cesse pour admirer les chenilles dans les haies de son lotissement. Lorsqu’elle était enfin arrivée devant la grille de l’école, en même temps que les trois grands, ils avaient trouvé malin de l’asticoter.
Mon enfant ne sera jamais d’ici.
La nouvelle est tombée comme un couperet il y a maintenant dix ans. Je ne pourrai jamais avoir d’enfant. Je suis vide, incapable de porter la vie plus de quelques semaines. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Du plus réglementaire au plus loufoque, vaines tentatives désespérées. Je pourrais créer un bottin sur tous les praticiens de la région, voire même du pays et de la Terre entière. J’ai tenté un nombre inavouable d’acupuncteurs, homéopathes, étiopathes, et autres kinésiologues. Ne me demandez même pas qui fait quoi, je ne sais plus. Blanc bonnet, bonnet blanc. Ils ne m’ont pas offert un enfant d’ici.
La misanthropie, comme un cadeau de baptême, me tomba dessus à peine sorti du ventre de ma mère. Étonnante qualité qu’une fée malicieuse et joueuse en mal d’inspiration m’aurait offert en corbeille de naissance. Cette bile noire me sacra un matin de novembre et j’affrontai, atrabilaire et résolu, le monde gris et froid d’un irrévérencieux jet de pisse. L’accoucheur aspergé, interloqué, mais un brin amusé, moi infusé du ressentiment de cette mise au monde involontaire, le dur labeur d’une vie pouvait commencer. Fielleux de ma cohorte, je haïs l’humanité. Cet acte fondateur du mépris de mon espèce ne pourrait assurément jamais s’apaiser. Toute une vie, assignée à la détestation de mon semblable, commençait et, je l’avoue, fut profondément nourrie de ce sentiment sincère. Misanthrope je naquis et j’en fus fier. A chaque anniversaire et pendant de longs temps, l’anecdote de la glorieuse pisse égaya chaque nouvelle assemblée, petits et grands et même les vieux. « Quel misanthrope ! » se gaussaient-ils… certes, mais de naissance et de toute éternité.
Je flotte dans des limbes de pensées éparses, monnayant mes mains qui repoussent sans cesse contre des bribes de vie d’autrui, juste pour exister un instant. Un souffle brûlant gémit à mes oreilles. Je suis entièrement nue, mangeant un caramel trop coulant au bord d’un orage. Je m’inquiète que mes pieds soient mouillés alors que mes cheveux dégoulinent.
Le caramel a un goût de praline et je regarde, éperdue, l’ombre d’un ami disparaître entre deux éclairs. Je suis sous le porche d’une maison que j’ai cru habiter, une autre fois, peut-être bientôt ou alors depuis longtemps.
La lettre était arrivée, enfin. Jamais il n’avait tant espéré, tant prié pour une chose qu’il savait pourtant impossible. Mais désormais elle était là et rien ne pourrait la lui enlever. Les larmes de ces longues nuits passées, hagard, à observer le ciel de Paris s’évaporèrent et les souvenirs lui revinrent, à vif. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf. La France était libre, la France avait vaincu, mais en payant l’espérance au prix du sang. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf. On lui avait dit que tout était fini, mais lui n’avait pas voulu croire. Lui ne croyait que ce qu’il voyait. Il avait vu l’horreur, alors il ne croyait plus. Un an, huit jours et dans quelques instants bientôt neuf. Dans une clairière de Rethondes, le onzième jour du onzième mois, à la onzième heure, l’Allemagne avait capitulé. Lui était rentré, dans son deux pièces de la rue Bonaparte, et avait pleuré. La guerre envolait avec elle l’espoir de revoir ceux qui étaient tombés. Tant qu’elle subsistait, elle était un cauchemar ; en s’arrêtant elle était devenue réalité. Et d’une réalité, on ne se réveille pas. Un an, huit jours et dans quelques minutes bientôt neuf ; cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas revu le Gamin.
« Les deux jours les plus importants de votre vie sont le jour de votre naissance et le jour où vous découvrez pourquoi ». Mark Twain
Je creuse.
Pourtant cette journée a commencé comme un dimanche lambda. Bien avant même. Ma mère m’a appelée quelques jours plus tôt pour que je passe commande de mon menu dominical qu’elle se plait tant à préparer. Comme à mon habitude j’ai opté pour la surprise du chef, lui faisant confiance pour se surpasser avec une énième recette sortie tout droit des entrailles de Marmiton.
Tout a commencé ainsi. Un jour du Seigneur pour lequel je me suis apprêtée afin de ne pas avoir à supporter les sempiternelles remarques de ma mère sur ma façon peu féminine de me vêtir. C’est aussi mon anniversaire. Je me plie aux diktats familiaux à défaut de me faire plaisir. Tout comme pour le menu, j’ai opté pour un consensualisme à sens unique : mini-jupe selon les préceptes de ma mère. « Quand on a des jambes comme les tiennes, on les montre. C’est ton atout ». Une paire de guibolles comme atout, ça reste très limité. Bref, là, je me retrouve engoncée dans ce foutu bout de tissu, mes bottes pleines de terre molle fraichement remuée mêlée à de la neige. Perdu pour perdu…
Jour Nup n° 1141-104-38-14, 55:34:12, Grand Auditorium
« Il faut de tout pour faire un monde. »
C’est ce sur quoi porte la conférence d’Angëlika, la directrice du laboratoire. Quoique technique, sa présentation est très claire, parfaitement maîtrisée. Sa voix est posée mais assez forte pour maintenir l’attention, ses gestes sont parlants et pertinents, son regard capte celui des membres éminents du public. On dirait qu’elle est née pour ça. C’est sûrement le cas. Ce laboratoire est l’un des plus importants de l’État et elle le gère d’une main de maître. Je ne l’ai jamais vue prendre une seule mauvaise décision et le personnel lui voue respect et obéissance. Comme j’occupe un poste critique au sein du laboratoire, elle est ma responsable directe. Elle a toute ma confiance.