Il existe sous nos pieds des peuples méconnus. Parmi eux, dans les souterrains, se trouvait la nation des souris. Tout y était rangé, organisé et agencé parfaitement comme les rouages d’une horloge. A la tête de cet engrenage siégeait la souris dictatrice. Elle contrôlait le moindre détail de la vie de ses sujets, l’heure du réveil et du coucher, les fréquentations, le travail et les loisirs, en somme l’accomplissement de chaque action jusqu’à la plus insignifiante. La souris dictatrice écrivait le destin de son peuple, rien n’était laissé au hasard. Comment la souris dictatrice était-elle devenue cheffe d’Etat ?
Ils arrivent, là, juste derrière moi, je les sens. Ils sont proches.
Je déambule dans la rue. La nuit obscurcit la ville, la moindre lumière m’éblouit. En marchant, je me fais discret. Ma capuche sur la tête, je presse le pas discrètement, je ne veux pas me faire attraper. Cette soi-disant autorité n’a aucune raison de m’arrêter. Ils inventent tout, je n’ai rien fait. Ma vingtaine d’années est passée trop vite. Je n’en ai pas profité. Je ne rencontre pas âme qui vive. Ils sont sans doute chez eux pour éviter de me croiser. Ils ont peur. C’est ironique, c’est moi qui fuis, je suis terrorisé. Je longe les immeubles des ruelles, à la recherche d’un moyen pour m’enfuir au large.
L’ennui peut parfois être moteur des histoires les plus improbables. Celle-ci commença lorsque Dassun, honnête et humble fermier, fut victime d’une malchance proprement inouïe. Tout d’abord, la foudre s’abattit sur sa grange lors d’un après-midi orageux, enflammant le bâtiment. Il avait espéré que l’incendie ne se répandrait pas, mais un deuxième éclair lui fit comprendre le contraire. Presque toute la grange brûla. C’était un coup dur pour une famille modeste avec trois enfants à nourrir, mais ils s’en remettraient en travaillant dur et en se serrant la ceinture. Ce qui avait été détruit pouvait être reconstruit.
Une rayure. Une micro-rayure. Là, sur le verre, près du goulot. Si ténue qu’on ne pouvait la voir à l’œil nu. Si fine que les effets de Moiré qu’elle produisait sous l’éclairage de détection de défauts étaient impressionnants, débordaient de tous les côtés du tapis – rayures, spirales, tourbillons, éclatement fractal de brun et de blanc.
Nous sommes deux sœurs liées comme les doigts de la main. Telles les nervures d’une feuille alimentées par la même sève, nous ne pouvons nous séparer sans déchirer le limbe qui nous unit. Comme la nuit s’accroche au jour par le fil de l’aurore, nous tenons l’une à l’autre par un cordon magique. La nuit, nous dormons enlacées, les mains jointes, les doigts croisés, les bras mêlés, notre cœur battant à l’unisson. Nous nous aimons.
Ouch ! Une brusque et intolérable douleur me plie en deux.
_ Laura, tout va bien ?
Respiration coupée. Dents serrées à m’en fissurer la mâchoire.
_ Laura ?!
Je m’effondre. Sol froid. Je suis brûlante. Sol humide. Ai-je à ce point sué ?
_ Laura, que se passe-t-il ?
J’agonise. Une putain de douleur. Mon ventre se déchire.
_ Laura, j’appelle les pompiers, ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas seule, ça va aller.
Je m’extraie. Partir, partir loin de ce corps comme je sais si bien le faire. Un vrai talent. Le seul que j’ai, d’ailleurs. Et voilà, je ne les entends plus. Ces questions incessantes, cette incompréhensible panique. Loin, loin de moi. Foutez-moi la paix, bordel ! Laissez-moi crever. En plein cours, comme ça, à vos pieds. Ce serait comique, non ? Mourir une deuxième fois, au même endroit.
Le fil cassa, le garçon poussa un cri, et le carré rouge s’envola.
C’était Joao qui l’avait fabriqué, ce garçon au regard sombre et à la tignasse de jais, qui courait si légèrement dans les ruelles, sous le linge multicolore ; ce garçon qui travaillait et s’amusait et qui serait bientôt un homme. Pour cela, Joao avait découpé un sac en papier rouge, chapardé de la colle derrière une usine, récupéré les baguettes et le fil d’un ancien cerf-volant, perdu au combat. Assis devant sa maison, appliqué, il avait donné le vol au carré rouge, et ainsi lui avait donné la vie.
« Ça serait bien d’arriver avant 20 heures, comme ça je pourrai lancer la machine, et j’aurai le temps de l’étendre avant de dormir. »
Cette phrase tournait en boucle dans la tête de Tim, les mots résonnaient parce que rien n’avait été dit depuis. Il n’avait entendu aucune parole, aucun cri. Il avait juste assisté, comme déjà paralysé, à la dérive de la voiture. Puis à l’immense vacarme du choc, qui avait fait taire tous les oiseaux de la fin d’après-midi. Il se rappelait peu à peu. Il tournait le volant et rien ne se passait, comme dans un cauchemar. Il ne contrôlait plus rien, sans même avoir le temps de s’en rendre compte.
Malgré moi, j’inspire, et mes poumons se remplissent d’eau.
Autour de moi tout est noir. Les bruits de la surface se sont tus. L’eau n’est pas froide, mais je frissonne. Jamais encore je n’avais eu aussi peur.
Il m’avait semblé connaître cet endroit par cœur. J’y ai passé toute ma vie, bien qu’à mon âge, toute la vie se résume à pas grand-chose. J’y ai grandi, en tout cas, et avec le temps, j’ai appris à m’y sentir chez moi. Je connais la mer comme ma maison, et je sais en sentir toutes les subtilités, même les yeux fermés. Je n’ai jamais besoin de regarder le ciel ni d’humer les embruns pour deviner ses caprices : je les sais. Je la comprends avant même qu’elle ne s’agite.
Ce soir, je pense au tombeau. Au mien. À celui de mes proches. À celui de l’inconnu croisé ce matin et dont j’ai oublié le visage. Invariablement, lorsque je pense à ma fin prochaine, je pense aussi à la fin des temps. Après tout, selon toute vraisemblance, ces deux évènements ne sont qu’un seul. Il semble en effet que “le temps” n’existe que lorsque je suis là pour le percevoir. En l’absence de preuve du contraire, il serait bien stupide d’envisager un univers vide de ma présence.