Jour 1
4h29 au réveil, lorsque je daigne le regarder. Je me sens étrangement épuisé. Le rêve se délite peu à peu, à la manière d’une toile d’araignée déchirée par la pluie. Je l’admire encore un peu. J’en compte les spires, les rayons, les perles d’eau suspendues. Puis je m’en arrache à regret et le plafond me fixe, tandis que je reste étendu, telle une bête blessée. Curieux goût en bouche : les dernières notes sucrées d’un mélange de passion et de calme.
Un vieillard traîne avec peine sa silhouette courbée jusqu’au pas de sa porte. Il n’aime pas sortir. Dehors, tout va trop vite. Les foules se pressent, les voitures klaxonnent, l’agitation de la ville semble ne jamais s’arrêter. L’air est chargé de bruits, d’odeurs, de lumières ; une effervescence étourdissante. Il sort son trousseau rouillé, tourne deux coups secs dans la serrure, puis claque la porte avec mauvaise humeur. Il se déchausse maladroitement, époussette son manteau et le dépose sur le dos d’une chaise qui peine à tenir debout elle aussi.
On me tire, on m’étire, on me met en place. Je suis le maître de ces lieux, ils me regardent avec un air anxieux. J’attends, la face rigide et l’œil vide. Je dois respecter les apparences, ils ne sont que des pions dans mon jeu. Mes cavaliers ne tiennent plus en place devant la foule qui s’amasse. J’inspire, respire, je me calme. C’est ma première et dernière chance. Je le sais et ils le savent. Tout doit être parfait ou je mourrai, accueilli à bras ouverts par la solitude et l’oubli. Mais je n’ai pas peur. Un technicien m’a soufflé que tous les acteurs, comme le scénariste, étaient de renommée mondiale. J’imagine déjà le scénario.
Il existe sous nos pieds des peuples méconnus. Parmi eux, dans les souterrains, se trouvait la nation des souris. Tout y était rangé, organisé et agencé parfaitement comme les rouages d’une horloge. A la tête de cet engrenage siégeait la souris dictatrice. Elle contrôlait le moindre détail de la vie de ses sujets, l’heure du réveil et du coucher, les fréquentations, le travail et les loisirs, en somme l’accomplissement de chaque action jusqu’à la plus insignifiante. La souris dictatrice écrivait le destin de son peuple, rien n’était laissé au hasard. Comment la souris dictatrice était-elle devenue cheffe d’Etat ?
Ils arrivent, là, juste derrière moi, je les sens. Ils sont proches.
Je déambule dans la rue. La nuit obscurcit la ville, la moindre lumière m’éblouit. En marchant, je me fais discret. Ma capuche sur la tête, je presse le pas discrètement, je ne veux pas me faire attraper. Cette soi-disant autorité n’a aucune raison de m’arrêter. Ils inventent tout, je n’ai rien fait. Ma vingtaine d’années est passée trop vite. Je n’en ai pas profité. Je ne rencontre pas âme qui vive. Ils sont sans doute chez eux pour éviter de me croiser. Ils ont peur. C’est ironique, c’est moi qui fuis, je suis terrorisé. Je longe les immeubles des ruelles, à la recherche d’un moyen pour m’enfuir au large.
L’ennui peut parfois être moteur des histoires les plus improbables. Celle-ci commença lorsque Dassun, honnête et humble fermier, fut victime d’une malchance proprement inouïe. Tout d’abord, la foudre s’abattit sur sa grange lors d’un après-midi orageux, enflammant le bâtiment. Il avait espéré que l’incendie ne se répandrait pas, mais un deuxième éclair lui fit comprendre le contraire. Presque toute la grange brûla. C’était un coup dur pour une famille modeste avec trois enfants à nourrir, mais ils s’en remettraient en travaillant dur et en se serrant la ceinture. Ce qui avait été détruit pouvait être reconstruit.
Une rayure. Une micro-rayure. Là, sur le verre, près du goulot. Si ténue qu’on ne pouvait la voir à l’œil nu. Si fine que les effets de Moiré qu’elle produisait sous l’éclairage de détection de défauts étaient impressionnants, débordaient de tous les côtés du tapis – rayures, spirales, tourbillons, éclatement fractal de brun et de blanc.
Nous sommes deux sœurs liées comme les doigts de la main. Telles les nervures d’une feuille alimentées par la même sève, nous ne pouvons nous séparer sans déchirer le limbe qui nous unit. Comme la nuit s’accroche au jour par le fil de l’aurore, nous tenons l’une à l’autre par un cordon magique. La nuit, nous dormons enlacées, les mains jointes, les doigts croisés, les bras mêlés, notre cœur battant à l’unisson. Nous nous aimons.
Ouch ! Une brusque et intolérable douleur me plie en deux.
_ Laura, tout va bien ?
Respiration coupée. Dents serrées à m’en fissurer la mâchoire.
_ Laura ?!
Je m’effondre. Sol froid. Je suis brûlante. Sol humide. Ai-je à ce point sué ?
_ Laura, que se passe-t-il ?
J’agonise. Une putain de douleur. Mon ventre se déchire.
_ Laura, j’appelle les pompiers, ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas seule, ça va aller.
Je m’extraie. Partir, partir loin de ce corps comme je sais si bien le faire. Un vrai talent. Le seul que j’ai, d’ailleurs. Et voilà, je ne les entends plus. Ces questions incessantes, cette incompréhensible panique. Loin, loin de moi. Foutez-moi la paix, bordel ! Laissez-moi crever. En plein cours, comme ça, à vos pieds. Ce serait comique, non ? Mourir une deuxième fois, au même endroit.