Je suis l’élève de Monsieur Eusèbe Moustachu. Je souhaite que vous veniez l’inspecter. C’est un drôle d’instituteur que j’ai là. Croyez-moi, il n’est pas commode. Il crie tout le temps, tire les oreilles, met au coin, donne des coups de règle et moi, ça me glace. Je suis tétanisé, ses cris perpétuels m’effraient. C’est à cause de lui que je n’aime pas l’école. C’est à cause de ses cris que je ne progresse pas. Si mes notes sont piteuses, la faute lui en revient : il me terrorise avec les règles de grammaire et sa règle en fer. Je prends trop de coups, je rentre meurtri chez moi.
Alors Monsieur l’Inspecteur, je souhaite que vous veniez lui apprendre les bonnes manières dont il faut user avec les enfants. Ou plutôt non, je souhaite que vous le surpreniez en pleine brutalité, que vous le réprimandiez et lui mettiez une très mauvaise note, pire que celles dont il orne mes devoirs. Un zéro serait bien, mais je n’exigerai pas que vous soyez aussi sévère, même s’il mérite une note inférieure à zéro.
Voyez-vous, Monsieur l’Inspecteur, cette mauvaise note permettrait que je change d’instituteur et qu’enfin je puisse apprendre quelque chose. Tant que Monsieur Moustachu me fera la classe, je porterai le bonnet d’âne. Si vous me débarrassez de lui, je sais que je pourrai le refiler à plus mauvais élève que moi, parce que moi, Monsieur l’Inspecteur, je suis un bon bougre, sans malice, mais facilement impressionnable. Sauvez-moi de ce martyre quotidien ! Punissez-le pour qu’il ne me punisse plus !
Si vous ne pouvez pas faire ce que je vous demande, alors il ne me reste plus qu’à décamper de cette classe où je subis tous les jours la violence verbale et physique de Monsieur Moustachu, l’humiliation pluri-quotidienne de ses commentaires mesquins. Je n’en peux plus de ces vexations répétées. Si vous voulez que je sache lire, écrire et compter, remettez-le à sa vraie place : DEHORS.
Monsieur l’Inspecteur, je sais que vous êtes un homme bien, que vous comprenez mes plaintes et que vous aurez à cœur de me tirer de cette situation pénible, douloureuse et infernale.
Je vous remercie de votre attention. Je vous salue, Monsieur l’Inspecteur.
« 12 chèvres pour le Temple, 24 pour le Palais, encore 12 pour l’Intendant et 4 pour les crocodiles sacrés. »
Mer-E-Ptah considéra les hiéroglyphes qu’il venait de tracer. Tout semblait y être cette fois, les couleurs, les formes, l’orthographe, la syntaxe.
Il se redressa et étira ses membres endoloris.
– Alors, Mer-E-Ptah, encore en train de fainéanter?
Le jeune homme sursauta, reprit la posture correcte du scribe et, le cœur battant, tendit son travail au Maître des Ecritures.
Celui-ci l’examina longuement, d’un air dédaigneux.
– Mouais, vous avez encore oublié qu’il faut deux soleils après le faucon quand il s’accorde avec le chacal, mais ce n’est pas pire que d’habitude. Tenez, voilà un autre texte à copier.
Mer-E-Ptah jeta un coup d’œil sur le papyrus qu’on lui tendait. Oh, mon dieu, encore des chèvres! Il n’en pouvait plus des chèvres, il en rêvait la nuit. Et quand ce n’était pas des chèvres, c’étaient des vaches, des poteries ou des gerbes de blé.
Ce n’était donc que ça, pour eux, l’écriture? Il ne faudrait utiliser ces formes magnifiques, ces couleurs éclatantes, que pour compter des sandales ou des bêtes à cornes?
Ces vieux scribes étaient tous des esclaves de la routine. Un jour lui, Mer-E-Ptah, leur montrerait ce qu’on peut faire avec de l’encre et un calame.
Et d’ailleurs à ce sujet…
Il jeta discrètement un coup d’œil autour de lui. Personne ne le regardait, et le Maître des Ecritures s’était éloigné. Il tira doucement un autre papyrus de sous son écritoire et, le tenant dissimulé parmi les autres, reprit le fil de son récit:
« Alors, après avoir vaincu la terrible hydre à douze têtes, le Prince Horus se dirigea vers le Palais du redoutable Démon… ».
Combien de fois est-il venu dans ce bistrot, chaque soir à la même heure, jusqu’à ce qu’on le pousse dehors ? Sans voir les gens autour de lui, la tête dans un brouillard qui n’en finit pas, comme attendant qu’une bulle éclate enfin.
Ce soir, les habitués lui apparaissent différents, comme des êtres de chair et de sang, piliers de bar jouant au 421 sur le zinc, et réécrivant la Une des journaux à grands coups d’affirmations douteuses, accros du loto minute ou fêlés du PMU, les yeux rivés sur leurs écrans télé, tous rêvant de fortune illusoire et de jours à peine meilleurs.
Savent-ils qu’ils vivent dans un autre monde ?
Et lui, peut-il encore rêver ? Il ne sait… Espérer peut-être…
Il tourne la cuillère dans la tasse de café, et, pour la première fois depuis si longtemps, il sort une feuille blanche et un crayon. Il lui revient l’image d’une trousse en cuir bleu, l’odeur de la craie sur le tableau, de l’éponge sur l’ardoise.
Ecrire… Oui… Ecrire. Cela lui est venu comme ça. Parce qu’aujourd’hui est différent d’hier, parce qu’aujourd’hui risque d’être l’image des autres demain, encore et encore. Il n’ose y penser.
Il lui faut traquer le passé. Pour raconter ces mois et ces années perdues à jamais ? Ce tunnel sans fin ? Non ! Certainement pas !… Plus tard peut-être.
Ce soir, Il lui faut trouver d’autres mots, pour entrevoir une autre vie, une vie qui ne pourra être que paisible, une vie qui laissera place au futur, aux projets, à l’exubérance, à la folie, la folie d’exister.
Lentement, en un apaisement incertain, la douleur glisse de sa poitrine vers la feuille de papier… Il doit maintenant retrouver avec soin les détails d’Avant, tous les détails, la chaleur d’un soleil de juin, le parfum des fleurs du jardin, le rire fou des enfants, les confidences oubliées, et, surtout, surtout, les souvenirs enfouis. Il faut extirper de la mémoire les petits riens qui ramèneront tout cela, chercher les mots qui résonneront dans l’inconscient, les mots qui pourront réveiller le néant. Il faut tout noter. Tout. Pour ne rien oublier.
Mais, il le sait, demain il n’aura nul besoin de la feuille noircie ; tout sera dans sa tête. Il n’aura qu’à raconter, raconter et raconter sans cesse. Alors, il en est sûr, avec la force infinie des mots, Elle, si proche et si lointaine, se libérera un jour des chaînes du coma qui vient de l’engloutir.
C’est tout récemment que Mathieu m’a avoué le métier qu’il aurait aimé faire. Nous étions assis à la terrasse d’un café, nous parlions de nos études, de nos carrières scientifiques, de notre passion commune pour les Mathématiques, lorsque brusquement Mathieu changea de ton et me dit :
Ce que j’ai bien aimé dans la recherche en Mathématiques, c’est la création. Inventer une structure, l’étudier, la mettre en relation avec les structures connues. Mais dans mon âme, je suis un littéraire, un amateur de mots. Au fond, le métier que j’aurais aimé faire est vendeur de mots.
– Tu veux dire, écrivain ?
– Non, écrivain, j’en aurais été incapable ! Je pense plutôt à quelqu’un qui invente de nouveaux mots et qui en fait un commerce. J’imagine une boutique avec une enseigne du genre: Aux bons mots , comme d’autres s’appellent: Au bon lait . A l’intérieur: un bureau, des chaises pour faire attendre les clients, des dictionnaires en rayon.
Je l’interrompis :
Y – a – t’il vraiment une demande pour cela ?
– Certainement ! Il y a d’abord les industriels qui doivent nommer un nouveau produit. Ils me diront, c’est pour un bâtonnet qui enlève les taches. Je leur proposerai : Patache, purpulin, blanzipan, clairstyl, immaculo, ola-neige.
– Bon d’accord. Tu veux être le roi du néologisme.
– J’avoue que lancer un néologisme sur le marché et le retrouver quelques années après dans les dictionnaires ! C’est mon rêve, le plus fou.
– Pour avoir plus de clients, je pense que le métier d’écrivain public te conviendrait mieux.
– Oh, non ! Pas de phrases, juste des mots. Certains viendraient me voir pour trouver le mot juste. Une femme me dirait :
– Je crois que mon mari me trompe, il fait cela en cachette, mais je n’arrive pas à le dire exactement .
– Il fait cela en tapinois, répondrais-je.
– En tapinois, çà alors ! Merci, combien vous dois-je ?
– Pour en tapinois, c’est deux euros, dirais-je .
Je préparerais aussi des listes de mots ayant une certaine harmonie. Ces listes pourraient servir aux écrivains . Par exemple : Engoulevent, escarboucle, marcassite, azuréen, flamboyant, adamantine, hypoténuse.
– Quel jaillissement ! Bravo, si tu improvises ! Mais crois-tu vraiment que le mot hypoténuse soit harmonieux ?
– Oh, excuse-moi ! C’est mon ancien métier qui revient. En fait, l’harmonie des mots n’est pas universelle. On peut trouver harmonieux des mots qui nous sont chers. Pour moi, c’est le cas pour liberté, droiture, générosité, exemplaire.
– Mon cher Mathieu, je te souhaite beaucoup de réussite dans ta boutique exemplaire. Ses vitres seront traitées au blanzipan. Je les imagine entourées de marcassite. Sur le seuil, des engoulevents chanteront. J’y viendrai, sans qu’on me remarque, en tapinois.