Temps suspendu – Jean-Alain Roger

Combien de fois est-il venu dans ce bistrot, chaque soir à la même heure, jusqu’à ce qu’on le pousse dehors ? Sans voir les gens autour de lui, la tête dans un brouillard qui n’en finit pas, comme attendant qu’une bulle éclate enfin.
Ce soir, les habitués lui apparaissent différents, comme des êtres de chair et de sang, piliers de bar jouant au 421 sur le zinc, et réécrivant la Une des journaux à grands coups d’affirmations douteuses, accros du loto minute ou fêlés du PMU, les yeux rivés sur leurs écrans télé, tous rêvant de fortune illusoire et de jours à peine meilleurs.
Savent-ils qu’ils vivent dans un autre monde ?
Et lui, peut-il encore rêver ? Il ne sait…   Espérer peut-être…
Il tourne la cuillère dans la tasse de café, et, pour la première fois depuis si longtemps, il sort une feuille blanche et un crayon. Il lui revient l’image d’une trousse en cuir bleu, l’odeur de la craie sur le tableau, de l’éponge sur l’ardoise.
Ecrire… Oui… Ecrire. Cela lui est venu comme ça. Parce qu’aujourd’hui est différent d’hier, parce qu’aujourd’hui risque d’être l’image des autres demain, encore et encore. Il n’ose y penser.
Il lui faut traquer le passé. Pour raconter ces mois et ces années perdues à jamais ? Ce tunnel sans fin ? Non ! Certainement pas !…   Plus tard peut-être.
Ce soir, Il lui faut trouver d’autres mots, pour entrevoir une autre vie,   une vie qui ne pourra être que paisible, une vie qui laissera place au futur, aux projets, à l’exubérance, à la folie, la folie d’exister.
Lentement, en un apaisement incertain, la douleur glisse de sa poitrine vers la feuille de papier… Il doit maintenant retrouver avec soin les détails d’Avant, tous les détails, la chaleur d’un soleil de juin, le parfum des fleurs du jardin, le rire fou des enfants, les confidences oubliées, et, surtout, surtout, les souvenirs enfouis. Il faut extirper de la mémoire les   petits riens qui ramèneront tout cela, chercher les mots qui résonneront dans l’inconscient, les mots qui pourront réveiller le néant. Il faut tout noter. Tout. Pour ne rien oublier.
Mais, il le sait, demain il n’aura nul besoin de la feuille noircie ; tout sera dans sa tête. Il n’aura qu’à raconter, raconter et raconter sans cesse. Alors, il en est sûr, avec la force infinie des mots, Elle, si proche et si lointaine, se libérera un jour des chaînes du coma qui vient de l’engloutir.

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