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C’est des Roms – François Martel

Elle ne l’avait pas loupé. Plus il se regardait dans la glace, moins il se reconnaissait – ou alors était-ce sa nature profonde qu’elle avait ainsi révélée ? Foutaise… La petite mèche bien tracée, ce bout de moustache vertical… Il avait beau se peign
r et se repeigner, rien n’y changeait. Il ressemblait à Adolph. Mais qu’est-ce qui lui avait pris ? Pour un vieil anar – vieux, tout doux, à 50 ans on n’est pas fini  (en tout cas il essayait de s’en convaincre) – avoir la gueule du Fürher, ça lui retournait l’estomac. Cette petite peau de vache ne l’avait pas manqué.
Belle peau de vache, quand même…  Grain de peau pleine fleur d’une finesse à transpercer le papier, souligné par des rides naissantes dont le relief gommait la platitude d’une beauté trop lisse. La vie l’avait marquée, mais l’empreinte qu’elle y avait laissée invitait à gratter la surface. Sans parler de l’oreille droite. Et à explorer les dessous. Mais il s’égarait…
Quand même, sa barbe de trois jours anarcho-soigneusement entretenue, sa chevelure savamment négligée… Elle y était allée au taille-haie.  « Tu vas voir en rentrant, surprise ! Je t’ai rajeuni de vingt ans». Il aurait dû se méfier. 80 ans, oui !
Ce soir-là, elle l’avait congédié prématurément, prétextant une journée fort chargée et des clients plus grincheux qu’à l’ordinaire. Qu’est-ce qui lui avait  pris ?
Gabriel, alias le Poulpe (ce surnom lui collait à la peau comme une ventouse, mais c’est une autre histoire), sortit de la poche de sa veste le vieux portable à l’écran étoilé – séquelle d’un poing américain qui visait le foie (vu l’état de son foie et le gabarit du type, il l’aurait explosé). Le fidèle objet avait arrêté sa course dans la poche intérieure, qu’il portait heureusement très bas. God save Steve Jobs, qu’il repose en paix. L’écran étoilé donc rendait l’usage de l’appareil aléatoire pour le profane. Néanmoins, dans le répertoire, il effleura sans hésiter le nom de Chéryl, sa chère vache de coiffeuse.
– Bonjour, vous êtes bien Mademoiselle Chéryl, coiffeuse de son état ? articula-t-il en contrefaisant un accent allemand plus vrai qu’en
caricature.
– Je ne sais pas. C’est à quel sujet ?
– La police secrète de notre bien aimé Reich aurait quelques petites questions à vous poser.
– Arrête Gabriel. Serais-tu en rogne ?
– Qu’est-ce qui t’a pris de m’arranger le portrait pileux ? Je ne te plaisais plus ?
– Je te retourne la question. Qu’est-ce que tu faisais avec cette … fille, les bras enroulés autour de ton cou ?
– Quelle fille ?
– Ne fais pas ton vieil innocent. Dans le métro, hier soir. Station Gorge de Loup, pour être précis. En charmante compagnie, tendrement enlacés. Son déguisement était d’une efficacité toute relative. Quand on veut se faire passer pour une musulmane bon teint, on évite les accroche-cœurs blonds sur le front…
– Ecoute Chéryl, tu te goures complètement. Je t’explique, c’est une coïncidence…
– Ben voyons !
– Laisse-moi parler. Cette fille, je ne la connaissais pas, et je n’ai qu’une vague idée de qui elle est à l’heure où je te parle. Elle est littéralement tombée dans mes bras…
– Ben voyons ! Séducteur un jour, séducteur toujours…
– Arrête, je suis sérieux. Et c’est grave, apparemment.
– Si elle t’a mordu au cou, effectivement, tu risques d’y passer… Bon, tu as exactement 2 minutes pour t’expliquer.

*

Deux jours avant dans le métro automatique de la ligne D. La Fête des Lumières n’est plus très loin et les wagons ont pris des couleurs d’aquarium (vert), de boîte de nuit (bleu) ou de lupanar (rose).
Gabriel n’est pas dans son assiette. L’approche des fêtes de fin d’année a tendance à lui donner la nausée. En plus il a eu l’idée de génie – fin de mois difficile – de se prendre un double Big Mac avec sauce béarnaise (tu parles). Barbouillé le gars, et d’humeur saumâtre : il est dans un wagon aquarium. Et il n’a rien d’un poisson qui frétille. Une seule hâte, s’anéantir dans le moelleux de son lit. Et dormir 24 heures. Les derniers jours ont été éprouvants. De toute façon Chéryl n’est pas libre ce soir. « Beaucoup de travail. Des rendez-vous jusqu’à 22h. Pas possible cette nuit. A demain. Je t’embrasse ». Fin du texto. Mmouais. De toute façon, il a besoin de récupérer.
Soudain arrêt d’urgence à la station Valmy. L’aquarium s’éteint, se rallume, s’éteint, se rallume. Les portes s’ouvrent. Une silhouette noire et féminine s’engouffre dans la rame et vient terminer sa course dans ses bras. « Pas farouche pour une musulmane. S’accrocher au premier venu… »
Le voile qui la couvre des pieds à la tête laisse tout de même s’échapper une petite mèche blonde. Insolite. Un type s’est engouffré derrière elle juste avant que le train redémarre. Courte barbe sombre au visage et accordéon dans les bras, il commence à enchaîner une série de classiques bien de chez nous et par conséquent immortels, de Piaf à Trenet en passant par Sardou. La main gauche enfonce inlassablement le même accord, lancinant. Le métro repart. Le regard du type est fixé sur la nuque voilée. Impénétrable. Inquiétant. Et toujours cette lumière glauque.
– Monsieur, aidez-moi. On me poursuit.
– On vous poursuit ? Mais qui ?
–  Cet homme, là derrière moi. Mais pas lui le responsable.
– Qui êtes-vous ?
– Natacha Petrovna. Grand danger. Ils veulent me faire taire.
– Ils ? Qui ça, ils ?
– Pas le temps de vous expliquer. Prenez ceci, vous comprendrez. S’il vous plaît, aidez-moi !
– Mais je…
– Pas le temps, je descends ici ; dois leur échapper. Avec le déguisement que l’autre m’oblige à porter, aurai du mal à courir
– Mais… »
La rame s’est arrêtée, station Gorge de Loup. La silhouette élégante d’une femme brune et svelte se profile sur le quai, Gabriel ne la voit pas. Son regard est plongé dans les yeux noirs et égarés de l’inconnue nommée Natacha. Au dernier signal sonore, elle se précipite au travers des portes qui vont se refermer, non sans avoir glissé un baiser furtif sur le coin des lèvres d’un Gabriel médusé (à défaut de poisson), et un boîtier carré et plat dans sa poche. Trop sidéré pour réagir, il voit le type à l’accordéon se ruer sur la porte et forcer le passage. L’infortuné objet reste coincé par la bretelle, tandis que l’homme se précipite sur les talons de l’inconnue. Et c’est la mélodie aléatoire et agonisante du lamentable instrument se disloquant qui accompagne Gabriel dans la suite de son trajet nauséeux.

*

 – Voilà, tu sais tout, je suis innocent comme l’agneau, conclut Gabriel.
– Innocent, ne me fais pas rire !
– Mais que faisais-tu, toi, d’ailleurs, à Gorge de Loup ? Je croyais que tu avais des rendez-vous à ton salon jusqu’à 22h…
– Mêle-toi de ce qui te regarde. Je ne suis pas ta chose.
– Bon, on en reparlera.
– Quand tu veux. Ou plutôt quand moi je veux. C’était quoi cette boîte noire ?
– Non, la boîte n’est pas noire. Plutôt son contenu. C’est de l’explosif.
– Explosif ?
– Un CD rom avec des informations ultraconfidentielles, qui pourrait faire tomber pas mal de gens très bien placés et tellement respectables…

*

 Ce que Gabriel ignorait, c’était comment ces documents étaient arrivés aux mains de Natacha. Cette dernière avait connu le sort de bien des filles de l’Est, fragiles alouettes attirées par les promesses illusoires d’individus peu scrupuleux qui leur faisaient miroiter des jours meilleurs et un statut social à l’Ouest. Histoire banale à pleurer, répétée indéfiniment. Pour son malheur Natacha était très jolie. Pas de la beauté plus mûre et plus subtile de la brune Chéryl, coiffeuse de son état, aussi talentueuse qu’orageuse.
« Coiffeuse Pour Elite », aimait-elle se proclamer. Aux rendez-vous aussi imprévisibles que facilement décommandés. Elle n’avait plus vingt ans depuis longtemps, mais l’âge avait déposé sur elle une patine à la fois douce et dure qui faisait tout son prix aux yeux de Gabriel. Cependant, outre sa jeunesse, Natacha avait tout ce qu’il fallait pour satisfaire les désirs interlopes de Joseph K., haut fonctionnaire frustré dans sa vocation.
Il exerçait ses talents multiples autant que discutables à la préfecture de Lyon. Homme de l’ombre, lui qui rêvait du feu des projecteurs médiatiques. Etait-ce la raison profonde pour laquelle il avait dévié progressivement, par compromis successifs – jusqu’à la compromission – des voies de la légalité, pour s’enfoncer peu à peu dans les méandres d’affaires de plus en plus douteuses, labyrinthe duquel il ne pouvait plus désormais s’extirper sans se condamner à se griller politiquement – et pénalement… ? Lui qui se voyait déjà avec son nom et sa photo sur des affiches plus grandes que lui… Mais les électeurs n’avaient pas voulu de lui… Il prenait maintenant sa revanche, à sa manière. Il leur montrerait où était le vrai pouvoir.
Cet homme important donc, quoique méconnu, avait notamment en charge le dossier épineux du projet de Grand Stade de l’Olympique Lyonnais. Appels d’offre, mise en concurrence… Le marché juteux avait attiré, parfois de loin, toutes sortes de requins soucieux d’élargir leur terrain de chasse. Un de ces prédateurs exotiques, un consortium poétiquement nommé KGB, leader du BTP russe notoirement contrôlé par la Mafia, était sur les rangs. Dehors parfaitement respectables, sociétés écrans tout ce qu’il y a de légal… Il leur fallait court-circuiter la concurrence et trouver le maillon faible. Qu’ils avaient trouvé en la personne de Joseph K.
Connaissant grâce à ses informateurs les penchants de ce dernier ainsi que sa position stratégique dans la prise de décision, cette organisation avait facilement réussi à pousser l’innocente Natacha dans les bras du fonctionnaire. Quelques vidéos aussi secrètes qu’explicites avaient permis de s’assurer de la bonne volonté et la soumission du personnage. Le chantage est une arme efficace, surtout quand sa victime est un respectable père de famille, décoré de la Légion d’honneur et fidèle serviteur de l’Etat.
Le côté particulièrement retors, mais combien habile, de cette manipulation, c’est que l’Organisation avait réussi à faire croire à Joseph K. que l’arrivée de Natacha dans son boudoir était le résultat de son pouvoir occulte. L’aimable individu exerçait en effet depuis plusieurs mois une pression sur la communauté rom de Villeurbanne, et avait exigé – menace d’expulsion à l’appui – que lui soit livré un gage de bonne volonté, en échange de sa tolérance – à cette seule condition, il retarderait indéfiniment la démolition du campement sauvage. Ce gage, ce fut bien sûr Natacha. Mais en réalité les instructions venaient de bien plus haut, et Joseph K. s’était lui-même lié les pieds et les poings, désormais marionnette docile de la mafia russe.
Seulement Natacha avait du caractère et des comptes à régler, et avait décidé de prendre sa revanche sur cet individu pervers – ses dernières exigences l’avaient dégoûtée et révoltée -, pervers mais faible. Elle avait profité du lourd sommeil de la bête pour pirater son ordinateur et copier les dossiers si sensibles que Gabriel avait maintenant en sa possession. Bien malgré lui (il s’en serait vraiment passé et commençait à se lasser de son rôle de pourfendeur des torts et de justicier : il ne lui avait attiré que des ennuis jusqu’à présent).

*

 Muni de toutes ces informations, qui l’embarrassaient à vrai dire – mais comment se dérober lorsqu’une belle fille victime d’une injustice criante remet son sort entre vos mains… – Gabriel résolut de s’attaquer au problème. La première étape fut de rendre une petite visite au dénommé Joseph K. Il savait que celui-ci restait souvent fort tard en son bureau de la préfecture, pas nécessairement pour des raisons professionnelles. Il décida de tenter sa chance le soir-même (tant pis, il dormirait plus tard). Toutefois avant toute chose il devait rectifier son image.
La mort dans l’âme, il se passa la tondeuse sur le crâne et sur le visage. Il avait maintenant l’air d’un skinhead, mais avec un bonnet bien enfoncé, ça passerait. Et puis les poils ça repousse toujours…
Il se rendit ensuite à la préfecture. Cette année-là, une exposition de photos géantes s’étendait sur tout le pourtour des grilles. Quelques années plus tôt, c’était « la Terre vue du ciel » ; seulement, depuis l’accident d’ULM de ce pauvre et regretté Yann Artus Bertrand, les robots avaient pris le relais, et le public avait sous les yeux « Mars vue du ciel ». Après la planète bleue, la planète rouge…
Gabriel se dit qu’à tout prendre, ça correspondait mieux à son état d’esprit actuel. Il sentait monter en lui la colère au fur et à mesure qu’il se rapprochait de sa cible. Il avait ses entrées dans le lieu, pas par la grande porte naturellement. Il avait naguère rendu service au portier, qui en échange lui avait remis un badge lui permettant  d’entrer en toute discrétion et à n’importe quelle heure. Son contact lui avait indiqué où se trouvait le bureau de K. 3ème étage gauche au bout du couloir.
Parvenu devant la porte il perçut des sons étouffés, comme des gargouillis. Etrange… Il sortit l’outil magique qu’il gardait toujours dans sa poche, hérité d’un petit cambrioleur débutant, mais bien équipé, qu’il avait un jour pris sur le fait, et qui lui avait cédé l’objet en l’échange de son silence bienveillant. Sans un bruit, il fit jouer expertement le verrou. La scène qui s’offrit à ses yeux le laissa sans voix (heureusement… il valait mieux rester discret…). Le dénommé K., prénom Joseph, était étendu sur un luxueux canapé de design post-moderne, revêtu d’une invraisemblable grenouillère jaune citron. Une fille déguisée en nurse lui donnait le biberon, le menaçant d’un martinet s’il ne déglutissait pas assez vite. Sur le contenu du biberon, il eut du mal à se prononcer.
– Alors, Joseph, on retombe en enfance ?
Ce disant, il fit signe à la jeune puéricultrice – une professionnelle à l’évidence – de rester silencieuse. Au vu de l’allure patibulaire de l’intrus – Gabriel avait ôté son bonnet – la demoiselle ne demanda pas son reste et s’en fut dans le coin le plus éloigné de l’élégant salon, quoique un peu tape à l’oeil.
– Qui, qui êtes-vous et que faites vous ici ? balbutia le vieux poupon.
– C’est moi qui pose les questions. Natacha, ça te dit quelque chose ?
– Je ne connais personne de ce nom-là. D’abord sortez, ou j’appelle un garde.
– Ah oui, dans cette tenue ? Vas-y, ne te gêne pas. J’ai besoin de distractions. J’ai eu une semaine difficile.
– Je ne dirai rien.
– Tu veux que je t’aide à boire plus vite ? A moins que quelque chose de plus consistant…
Gabriel avait porté la main à sa poche. Son allure froide et déterminée de mercenaire rasé eut raison de la résistance du gros bébé qui secoua la tête et souffla, soudain en proie à la panique :
– Que voulez-vous de moi ?
– Je veux que tu me dises où est Natacha.
– Ils l’ont retrouvée.
– Qui ça, « ils » ?
– Je vous jure que je n’en sais rien…
– Où est-elle ? Accouche !
– Je ne suis pas sûr, mais je les ai entendus parler d’une villa au bord du canal.
Un bruit. Derrière Gabriel. L’attaque fut si soudaine que le Poulpe ne vit pas d’où partait le coup, ni qui le lui portait. Cette fois-ci le poing américain atteignit son point faible, et il s’écroula en gémissant de douleur.

*

 Lorsqu’il reprit conscience, son poignet droit était solidement attaché par des menottes aux barreaux d’un lit métallique. Un goût amer de bile lui remonta à la bouche et il dut faire un gros effort pour maîtriser sa nausée. Des éclairs rouges de douleur traversaient ses paupières. Lorsqu’il parvint enfin à ouvrir les yeux et qu’il eut commencé à les accoutumer à la pénombre, il distingua une forme étendue à son côté. Une forme féminine. « Tout va bien », se dit-il, mon cauchemar n’est pas si désagréable…
Pivotant sur son flanc autant que la courte chaîne le lui permettait, et s’écorchant le poignet dans l’opération, il entreprit de dévisager sa compagne imprévue d’un soir. Natacha, bon sang, Natacha ! Mais ses yeux désormais habitués à la demi-obscurité – seul un faible rai de lumière filtrait sous la porte de sa geôle – lui firent découvrir un aspect beaucoup moins séduisant de la situation : un fin collier sombre soulignait la blancheur de marbre du cou de sa compagne involontaire.
Trop blanc, ce cou ; trop rouge, ce collier… Et il comprit. Ces salauds l’avaient étranglée, visiblement avec un fil d’acier. Elle en savait trop. Et lui, les flics n’allaient pas tarder à le trouver dans cette situation plus qu’ambiguë. C’est lui qui allait porter le chapeau, et le temps qu’il prouve son innocence – s’il le pouvait, il n’était pas dans de très bons termes avec la police, surtout depuis la dernière affaire  – les autres enfoirés auraient fait le ménage…
S’efforçant de maîtriser son début de panique, Gabriel passa en revue les solutions qui s’offraient à lui. Pas grand-chose, à vrai dire. Mais tandis qu’il crispait ses doigts sur son abdomen, tentant de maîtriser une nouvelle poussée fulgurante de douleur irradiant de son foie meurtri, il sentit un objet dur dans la doublure de sa veste.
« Non, pas possible, mon portable ! Ils ont sans doute fouillé mes poches, mais ils ne l’ont pas trouvé. »
Fébrilement, de sa main libre, il effleura la touche du répertoire et sans hésiter composa le numéro qu’il connaissait si bien. Cette fois-ci, il reconnut les avantages de la technique moderne : le GPS lui permettait de fournir une localisation très précise de son lieu d’internement.

*

 L’attente lui avait paru durer des siècles. Et pourtant elle avait fait vite. Même pas pris le temps de se changer. Enfin, il entendit un léger grattement à la fenêtre. Sûrs de leur coup, les autres l’avaient laissée entrouverte. S’étant assurée que la voie était libre, Chéryl entreprit d’enjamber l’appui et se planta, hors d’haleine mais goguenarde, au pied du lit.
– Encore avec elle ? Monsieur l’innocent !
– Chéryl, comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ?
– J’ai fait du stop.
– Du stop, dans cette tenue ? Je comprends que ça ait marché…
– Même qu’un charmant camionneur musclé m’a déposé à 200 m d’ici. Tu aurais préféré que je prenne le temps de me pomponner ?
– Chéryl, il faudra qu’on ait une explication…
– En effet. Commençons par toi. Qu’est-ce que tu fais avec cette … créature ?
– Regarde-la de plus près. Cette créature n’est plus qu’un souvenir.
– Bon dieu, mais qui a fait ça ?
– Je ne sais pas, enfin pas exactement, même si j’ai ma petite idée. Le plus urgent est de ficher le camp d’ici. Tu peux me détacher ?
– Tu sais bien qu’une coiffeuse experte comme moi a plus d’une épingle à cheveux dans son sac…

*

– La prudence. La prudence la plus élémentaire ! Toi et ton côté chevalier servant… Tu nous as mis dans de beaux draps !
– J’aimerais y être, dans tes draps…
– Ecoute, ce n’est pas exactement le moment de faire de l’humour. Je suis trempée jusqu’à la moelle. Même pas eu le temps d’enfiler mon imper et mes bottes. Cette pluie qui n’en finit pas, comme ce chemin d’ailleurs. En plus, on n’y voit rien.
– Pas de panique. (Cette robe qui lui colle à la peau… Bon d’accord, ce n’est pas le moment.) Je sais où je vais, pas de problème.
– Tu sais où tu vas, toi !?
–  Je vois que je ne suis pas le seul à faire des bons mots déplacés. Je connais ce sentier. Je t’ai dit tout à l’heure qu’on arriverait fatalement dans une zone civilisée. Et après…
– Fatalement ! Tu as de ces mots… On est complètement paumés, oui ! Et c’est quoi ce bruit ?
– Quel bruit ?
– Cette espèce de clapotis.
– C’est le canal. Fais attention où tu mets les pieds. Reste bien collée à moi.
– Collée à toi ? L’envie m’en est un peu passée, figure-toi !
– Tiens, regarde là-bas, des lumières. Je te l’avais bien dit ! Tu ne me fais pas assez confiance.
– Tu comprendras qu’avec la situation où tu nous as fourrés cette nuit, j’ai quelques bonnes raisons ! … Tu entends ?
– Quoi encore ?
– Comme un chuintement, une sorte de succion, là-bas…

*

 Le tunnel obscur des arbres, ou plutôt des arbustes en rangs serrés qui forment un taillis impénétrable, s’est maintenant quelque peu entrouvert (déchiré)  sur un semblant de ciel. Un ciel sans lune et sans étoiles, mais qui dessine une vague trace brouillardeuse, fil d’Ariane incertain – trompeur ? – qui leur permet d’assurer mieux leurs pas – c’est ce qu’ils croient. Des relents de vase – la pluie incessante a encore accru le courant dans le canal – montent des tourbillons miroitant d’un reflet terne à travers la végétation des berges qui s’est peu à peu espacée et abaissée. S’y mêlent la pourriture insidieuse des feuilles et le parfum spongieux et tiède de l’humus saturé d’eau.
La pluie a brutalement cessé. Ils longent à présent un haut mur hérissé de barbelés, qui paraît ne devoir jamais finir. La lueur s’est maintenant accentuée. Elle semble surgir de la crête de la muraille opaque. L’éclat devient plus vif, mais sa clarté est encore brouillée par les gouttelettes en suspension dont l’air est saturé.
Puis soudain le chemin forme un angle droit. L’espace va enfin s’ouvrir. La lumière jaillit, aveuglante. De puissants projecteurs inondent la nuit liquide, qui les obligent à détourner leur regard.
Quand leurs yeux se sont péniblement accoutumés à la violence brutale de la lumière, ils découvrent qu’une haute grille étroitement cadenassée leur interdit d’aller plus loin. Au-delà s’enchevêtre un monstrueux réseau de tuyaux, enfichés dans les  gueules de pompes qui avalent et recrachent sans relâche leur contenu.
– Fatalement, tu disais … ?
Derrière eux ils aperçoivent les faisceaux de lampes torches qui trouent sporadiquement la nuit. Les loups sont en chasse. Et les voilà coincés dans ce trou à rat. A moins de se jeter à l’eau… Mais les chances de se noyer dans l’obscurité tourbillonnante les font reculer.
– Psitt…
– Quoi psitt ?
– Je n’ai rien dit, moi.
– Psitt, monsieur, madame, par ici…
La voix semble sortir de nulle part, mais l’appel répété leur permet de la localiser. Elle émerge  d’un fourré obscur, au-delà du grillage.
– Il y a un passage par ici. Un trou dans la grille. On l’utilise souvent avec mes frères quand on va chercher du bois.
– Qui es-tu ? Le tutoiement est venu spontanément, car la voix qui les appelle est très jeune, enfantine même.
– J’habite de l’autre côté, au campement, derrière l’usine de retraitement.
– Tu es un des Roms de Villeurbanne ?
– Oui.
– Alors mon garçon on te suit.

*

Quelques braseros éclairent aléatoirement la scène. Sur leur gauche, une vieille caravane sans roues profile sa carcasse. A droite, c’est un édifice improbable de tôle et de bois qui délimite le décor. S’y pressent, s’abritant comme ils peuvent de la pluie qui a repris sa litanie lancinante, quelques êtres anonymes aux visages maigrement éclairés par les feux. Anonymes ? Pas tous. Gabriel reconnaît très vite le visage de l’accordéoniste du métro, un accordéoniste désormais sans bretelles – et sans gagne-pain. Sa barbe accentue encore la maigreur de ses traits dans la lueur incertaine et changeante  des flammes de pétrole. D’une main, Gabriel serre celle de Chéryl, qui s’est mise à trembler de froid et de peur. De l’autre, il étreint la seule arme dont il dispose : l’épingle à cheveux qui a permis à Chéryl de le démenotter.
– Pourquoi tu as fait ça ?
– Je n’ai rien fait
– Ne mens pas ; je t’ai vu la poursuivre dans le métro.
– Je n’avais pas le choix. Ils tiennent ma fille. Pas le choix…
– « Ils » ?
– Ceux de la mafia. Les Russes.
– Qu’est-ce qu’ils veulent ?
– Ils ont des intérêts. Des gros intérêts. Et il fallait s’assurer de lui. Lui mettre le grappin dessus et qu’il d’enferre sur l’hameçon jusqu’à la gueule.
– « Lui » ?
– K. Joseph K.
– Comment ?
– La méthode classique. Lui jeter une belle fille dans les bras, puis le faire danser sur leur musique : un contrat juteux contre leur silence, et une belle prime de risque si l’affaire allait à son terme.  C’est tombé sur Natacha. Mais Natacha est une fille trop bien…
– « Etait ». Tu l’as tuée.  Pour ça ? Tu es une ordure…
– « Ils » l’ont tuée ? Je jure sur la tête de ma fille que je n’ai pas voulu ça. Ils voulaient juste lui faire entendre raison, qu’ils disaient. La remettre dans le bon chemin en lui donnant une petite leçon de conduite. Tout ce que j’ai fait, c’est la ramener à la villa. De force, d’accord, mais je n’ai pas voulu ça, Dieu m’en garde. J’ai une fille de 16 ans, comment voulez-vous que j’aie pu faire ça…
– Tu as l’air sincère. Tu ne serais donc qu’un pion dans cette affaire.  Mais il y en a qui vont payer, je te le jure. Et d’abord cet enfoiré de K.
– Attention à vous, ils sont puissants, bien plus puissants que vous croyez…
Ce disant, l’accordéoniste porta instinctivement la main à la croix qu’il portait au cou, le seul trésor auquel il pouvait encore se raccrocher.

*

– Dans quelle histoire t’es-tu encore fourré ? dit Chéryl en massant les côtes tuméfiées de Gabriel. Ils avaient enfin regagné le cocon modeste mais tellement accueillant et réconfortant de la coiffeuse. Après cette nuit de pluie et de larmes.
– Je n’y suis pour rien, elle est tombée dans mes bras, littéralement…
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– L’affaire est trop énorme pour moi. Ce n’est plus du gros poisson, c’est une pieuvre. Une pieuvre dont les tentacules s’étirent au-delà de l’Oural. Et ceux du Poulpe ne sont pas assez longs pour les atteindre. Il n’y a qu’une chose à faire.

*

Deux jours après, le CD rom que Natacha avait au prix de sa vie arraché à son tortionnaire se retrouvait sur le bureau du juge anti-corruption Van Brunbecke.  Le lendemain, le Progrès de Lyon titrait à la une : « Vaste affaire de corruption : un haut fonctionnaire mis en cause ».
– Iront-ils jusqu’au bout ? se dit Gabriel en repliant le journal. Et il eut une pensée pour Natacha et pour l’accordéoniste rom sans bretelles.

Le Don Juan du Super U – Nadine Pitaud

Le Super U avait ouvert ses portes depuis un mois, on se demandait bien pourquoi d’ailleurs. Le quartier regorgeait déjà de city market mieux achalandés les uns que les autres. Il se trouvait sur le chemin de Valérie Messali. Elle décida de se faire établir une carte de fidélité – elle avait pris en effet l’habitude chaque soir d’y compléter ses courses hebdomadaires retirées au drive.
L’accueil portait mal son nom puisqu’il n’y avait jamais personne derrière la banque. Elle s’adressa donc à une caissière qui passa une annonce au micro : « Monsieur Giliberto est demandé à l’accueil, Monsieur Giliberto est demandé à l’accueil ! ». Monsieur Giliberto arriva. Avec sa chemise blanche et ses cheveux grisonnants, Valérie Messali crut voir Georges Clooney en personne. Il faut dire qu’il avait de l’allure et qu’il le savait. Avec un sourire d’une blancheur éclatante, il lui demanda quelle était sa requête. Le manager en profita pour initier un jeune homme en formation à l’ouverture d’une carte de fidélité. Tout à ses explications, il ne remarqua pas qu’elle le buvait des yeux. Sa voix était rocailleuse, ses mains couraient avec dextérité sur les touches du clavier. C’est d’une voix chaleureuse que le manager lui remit sa carte : « Bienvenue parmi nos fidèles clientes! » Elle lui rendit un sourire béat et s’égara dans les rayons pour acheter deux trois bricoles inutiles.
De retour chez elle, elle décida de s’offrir un petit apéritif avant d’attaquer la préparation du repas familial. Elle ouvrit donc le paquet de pistaches Bouton d’Or qu’elle avait acheté au Super U et en fit glisser quelques unes sur la table. Alors là, son rôle de ménagère de moins de cinquante ans reprit le dessus. Qu’est-ce que c’était que ces pistaches? Il y avait autant de coquilles vides que de coquilles pleines! Elle irait dès le lendemain faire une réclamation ! Non mais, nouvelle cliente et déjà déçue par la qualité des produits Bouton d’Or ? Satisfaite d’avoir trouvé un prétexte pour revoir son bellâtre du Super U, elle assuma son rôle de mère de famille pour le restant de la soirée.
Le lendemain, sur le chemin du retour, elle demanda à voir monsieur Giliberto. Il arriva, aussi avenant et sûr de lui que la veille. Elle lui signifia son mécontentement. Soucieux de satisfaire sa cliente, il alla chercher un paquet de pistaches en rayon, avec un déhanché sensuel. Il l’ouvrit, versa son contenu dans une panière. Force lui fut de constater le nombre impressionnant de coquilles vides. Ils en profitèrent pour tester le goût des pistaches, les yeux dans les yeux, chacun scrutant la réaction de l’autre. Une pensée l’effleura : « Elle a de jolis yeux vert pistache ! » Oublier l’espace de cinq minutes son chiffre d’affaire qui avait du mal à décoller lui faisait du bien. Et puis il aimait les femmes, toutes les femmes… Il remplit la fiche de réclamation. La dernière rubrique demandait de mentionner si le client s’était montré agressif. Comment expliquer sur un formulaire que tout au contraire la personne s’était montrée charmante?
Quelques jours plus tard, Valérie Messali reçut un courrier du service consommateur l’assurant que le service production serait alerté afin d’améliorer la qualité de leur produit et qu’ils espéraient lui donner pleinement satisfaction à l’avenir. Bravo, Monsieur, Giliberto, quel sérieux, quelle efficacité ! Elle ouvrit une bouteille de cidre Bouton d’Or pour fêter cette bonne nouvelle. Il fallait bien donner une nouvelle chance à cette marque au nom si bucolique. Pouah ! Quelle amertume! Elle irait se plaindre dès le lendemain…
« Monsieur Giliberto, votre cidre est imbuvable ! »
Sa colère feinte avait rougi ses yeux et mettait des éclairs dans ses prunelles émeraude (c’est quand même plus élégant que vert pistache!). Quoique légèrement décontenancé, monsieur Giliberto trouva que la colère lui allait bien. Ni une ni deux, il alla chercher en rayon une bouteille de cidre et un sachet de gobelets. Il versa le breuvage, chacun prit son gobelet et là… le temps fut suspendu. Le magasin disparut autour d’eux. Ils levèrent le coude sans se quitter des yeux.
– Il n’est pas si mauvais, madame, fit-il avec un clin d’œil complice.
-Un peu amer quand même, répondit-elle d’une voix acidulée.
Il remplit quand même la fiche de réclamation. Dans la case « Attitude du client », il aurait aimé écrire : « Craquante, surtout sous le coup de la colère! » Le service qualité assura madame Messali qu’ils ne feraient plus appel au sous-traitant Loïc Raison. Trop tard : elle commençait à la perdre…
Si tôt rentrée au logis, elle versa un bouchon de lessive Bouton d’Or dans le bac de sa machine à laver et lança le programme « Laine ». Le lendemain soir, elle se planta devant la banque d’accueil, rouge, tremblante. Un caissier, reconnaissant l’habituée des réclamations, abandonna sa caisse pour aller chercher son manager.
« Monsieur Giliberto, la dame, là, vous savez celle avec qui vous avez bu du cidre hier soir ? Elle vous attend, elle est bizarre! »
Le responsable se précipita à l’accueil ! Dès qu’elle le vit, elle se mit à transpirer et à bafouiller :
« Monsieur, votre lessive ça ne va pas du tout, mon pull est tout rêche, touchez ! »
Interloqué, il ne savait pas quoi faire avec cette femme si courtoise la veille encore.
« Touchez, vous dis-je, touchez-moi! »
En bon professionnel, il avança sa main vers son bras. Elle la lui attrapa et la plaqua sur son sein gauche. Il avança l’autre main pour la repousser mais elle l’agrippa et le força à l’enlacer. Elle placarda ses lèvres sur les siennes et lui donna le baiser le plus fougueux qu’il ait reçu depuis longtemps. En général, c’était lui qui prenait les initiatives, au magasin comme en amour.
Témoins de cette agression, les employés appelèrent la police et le SAMU. Les premiers la menottèrent, les seconds la piquèrent. Comme un seul homme, ils l’embarquèrent.
Consciencieusement, Monsieur remplit la fiche de réclamation :
Motif de la réclamation : pull rêche suite à lavage avec lessive Bouton d’Or spécial laine
Avis du responsable : produit d’une redoutable efficacité; extrême douceur du textile lavé
Attitude de la cliente : délicieusement surexcitée…

A vous, Seigneur – Gaëlle Douguet

« Pardonnez-moi mon Père car j’ai péché.
Péché d’orgueil car nul autre que Le Seigneur ne m’a semblé digne d’ouïr ma confession. Vous Seul savez combien l’humble serviteur que je suis a sacrifié l’essence mortelle de son être à sa communauté. Le Malin prend moult visages mais mon œil, guidé par mes prières, les a débusqués et mon doigt vengeur s’est abattu sur eux.
Sous ma férule, Votre Demeure s’est enrichie de vitraux et d’ors, comme il sied à votre mesure. Malheureusement, on trouve nombre d’ingrats chez le menu peuple qui ne songe qu’à son ventre et geint contre la dîme à Ta Gloire, quand il lui faudrait se soucier de sa rédemption. Et cet au-delà est maintenant si proche.
Le crépuscule vient de déposer son obscur manteau sur les chaumines et l’aube ne poindra point. Les trompettes de l’Apocalypse feront résonner leur chant funèbre et la Résurrection nous éveillera à Tes côtés.
Certes, j’ai parfois succombé au péché de la chair mais c’était pour Ta Gloire la plus grande. Celles qui ont accepté mes faveurs ont souvent mis par la suite leur vie à Ton Service et comptent parmi tes nonnes les plus dévouées. Celles qui refusaient ou menaçaient par leurs paroles l’intégrité de Notre Église ont brûlé sur mon ordre en criant Ton Nom. Ces sorcières ont accru Ta Puissance. Les accusations que j’ai dû leur porter étaient nécessaires : le peuple n’aurait pas compris qu’on brûle ses filles pour Ta Grandeur. Les larmes des mères ont nourri les fleuves de la Foi : au soir du monde chrétien, Ton Rayonnement éclaire tout l’occident et m’emplit de cette fierté si humaine, pour en être l’un des rouages divin. Ma pierre, si modeste fut-elle, participe à Ton Edifice.
C’est pourquoi, à quelques heures du Jugement, je cloue ce parchemin sur ma porte, que Tes Anges lisent qu’ici réside Ton Serviteur le plus dévoué et qu’ils me placent à Ta Droite, au plus haut des cieux. »

Archevêque Enguerran d’Herblain
L’an de grâce 999 de l’ère de Notre Seigneur

Le déménagement – Christine Tixier

Le nouveau gardien de la résidence a le nez sensible. Il s’asperge de parfum. Il vaporise le local poubelles de produits, anesthésiant toutes émanations de pourriture. Il tue tout ce qui pue. Madame Dubois s’approche de lui et le salue.
– Bonjour Monsieur Pietra.
Toujours prêt à interrompre sa tâche, il répond en minaudant d’un ton mielleux :
– ‘Jour M’dame Dubooaas. Fais beau aujourd’hui.
– Brillantissime, j’espère que cela va continuer. C’est si agréable.
Madame Dubois pose ces sacs et s’apprête à appeler l’ascenseur.
– Voui, voui, ça va durer quéque jours. Et la santé ? Ça va ti mieux ?
– Je vous remercie Monsieur Pietra. Tout va bien maintenant.
– Z’avez plus de traitement?
Madame Dubois laisse repartir l’ascenseur sans le prendre.
– Non, la chimiothérapie est terminée. Je suis plus sensible aux écarts de température.
Il opine de la tête. Heureuse d’avoir une oreille attentive, elle reprend:
– Vous savez, la vie devient si précieuse lorsque l’on a frôlé la mort…Tout prend une saveur, chaque moment devient un don, chaque plaisir compte. Les choses simples prennent un éclat particulier. Un rayon de soleil illumine la journée…
Madame Dubois semble rêveuse.
– Z’allez mieux alors! reprend le gardien pour résumer ces propos qui lui ont un peu fait tourner la tête.
Madame Dubois sourit avec gentillesse.
– Je pars prendre ma retraite dans le Sud, continue-t-elle.
– Fini le travail à l’hosto alors ?
Madame Dubois hoche la tête.
– J’ai aimé mon métier d’infirmière. J’ai eu de belles satisfactions. Mais….ça change. Il y a l’informatique maintenant. La jeune génération, de nouvelles méthodes. Il est temps pour moi de partir. Je serai bien dans le sud.
Pietra pense à Bastia puis à Marseille. Une série d’images se bousculent. Cela a été une aubaine pour lui ce job de gardien dans une résidence de grand standing.  Pour sortir et se faire oublier du milieu !
Mais déjà madame Dubois interrompt ses pensées.
– A ce sujet, samedi, je voulais vous demander de mettre les plots. Il faut réserver le stationnement pour notre déménagement.
D’un naturel nonchalant, Pietra, tel un Mister Hyde, se raidit avant la métamorphose. Il a une mission. Le jeune régisseur, diplômé en droit, lui a répété qu’il avait plein pouvoir en sa qualité de gardien de la résidence. A ce titre, monsieur Pietra a savouré ce mot : à ce « titre », le régisseur a insisté, personne ne donne des ordres à monsieur Pietra en dehors de la régie. Monsieur Pietra sait que les épouses des penthouses, les luxueux duplex en dernier étage passent le temps en supervisant l’entretien des espaces verts par les jardiniers. Elles n’y connaissent rien,  leurs époux leur laissent carte blanche pour la paix des ménages, les autres résidents paient les factures. Et attention aux déménagements ! Lors des manœuvres, il ne faut pas abimer la pelouse ni le système d’arrosage installé en bordure.
Pietra demande d’un ton sec :
– C’est quoi comme véhicule ?
Madame Dubois perçoit une tension, passe outre. Face au visage vide du gardien, elle précise, c’est une entreprise de déménageurs d’Arles.
– Voui. Mais ils ont quoi comme tonnage ?
– C’est un camion, précise madame Dubois convaincue de fournir une réponse satisfaisante.
Pietra sursaute. Sa voix devient coupante, sèche, rauque.
– Savez quel tonnage ? expulse-t-il.
– Ah! je crois….heu 40m3, oui c’est ça. J’ai payé pour un 40m3.
La moutarde monte au nez de Pietra. D’un coup, il s’emporte. Se transforme.
– Faut le laisser dehors, faut pas rentrer les camions dans la résidence, z’avez pas le droit, rugit -il.
– Mais, monsieur Pietra, on habite la résidence depuis vingt ans et…
– C’est le règlement. Interdit ! Z’avez pas le droit. Le règlement, z’êtes pas au courant ? Non mais! Vous’ve prenez pour qui?
Madame Dubois est abasourdie. Elle ignore qu’il n’y a rien de tel qu’un repenti pour faire appliquer un règlement à la lettre, aussi bête, stupide, incongru soit-il.
Le gardien repart vers sa maison, joli pavillon à l’entrée de la propriété.
– Non mais, c’est pas vrai ! Pas de camion. Non, mais !
Il gesticule et vocifère des commentaires, se parlant à lui même à voix haute en s’éloignant.
Madame Dubois entre dans l’ascenseur, toute tremblante. Quelques minutes plus tard, dans le hall d’entrée au sol de marbre écru, aux boites aux lettres lisses, sur le panneau d’information fermé à clé, une note de deux pages énonce et confirme l’interdiction d’accès aux camions de déménagement dans l’enceinte de la copro. Le gardien a toute autorité.

Deux jours plus tard, après avoir fait signer une pétition d’autorisation du véhicule de déménagement dans la résidence (les femmes des étages intermédiaires se sont empressées d’apposer leur griffe de soutien mais les derniers étages avec leurs épouses ont refusé et rappelé avec grande autorité le règlement), les vingt-cinq amis de l’infirmière récemment rescapée de son cancer du sein et sa fille  s’activent .
Le camion entre dans la résidence sous l’œil critique du gardien. Monsieur Delatour,  membre du conseil syndical, et Pietra, sourcils froncés,  marchent à côté du camion qui vient de parcourir 300 kilomètres et doit se garer en double file : l’emplacement ne lui a pas été réservé.
L’un des déménageurs descend le hayon. Pietra se penche, un sourire aux lèvres.
Le conducteur descend de son véhicule, il vient les rejoindre à l’arrière.
– Vot ‘camion là, c’est un 20m3 ? lui demande alors le gardien.
– Et voui !
Pietra éclate de rire… Elle s’est fait rouler m’dame Dubooooas. Ah ah ah!!! C’est pas un camion, ça!

Pourquoi t’es triste m’man- Raphaëlle Barnoud (écrite pour Quai du polar 2013)

C’est le soir. Arthur, sept ans, est couché dans son lit. Kate, sa mère, est assise à côté de lui.
– M’man…
– Oui, mon chéri.
– Quand est-ce qu’on va voir papa ?
– Je ne sais pas.
– Il me manque, tu sais.
– Je sais, moi aussi il me manque. Il me manque beaucoup.
– Pourquoi on peut pas aller voir papa ? Demain, par exemple. J’ai pas école demain. Ce serait bien qu’on y aille. M’man, pourquoi demain on pourrait pas prendre la voiture comme d’habitude pour aller voir papa ?
– On ne peut pas y aller comme ça, sans prévenir. Et, en ce moment, c’est un peu compliqué
Arthur croise les bras sur sa poitrine en boudant.
– Pourquoi c’est compliqué ? Moi j’veux voir mon papa
– Arthur, je suis désolée, ce n’est pas possible.
– …
– M’man ?
– Oui.
– Pourquoi papa il vient jamais ici ? Pourquoi on doit toujours aller là-bas ? J’m’ennuie un peu là-bas. On attend trop longtemps. Ce serait bien qu’il vienne vivre ici, avec nous.
– Ça aussi ce n’est pas possible. Je te l’ai déjà expliqué. Il ne peut pas quitter l’endroit où il habite.
– Pourquoi ?
– Parce que des gens ont décidé qu’il devait rester là-bas et qu’il ne pouvait pas sortir.
– Il est puni ? Comme moi, quand la maîtresse me dit qu’j’suis pas sage et qu’ j’dois rester en classe pendant la récré ?
– Oui, c’est ça.
– Ah bon.

– M’man ?
– Oui, mon cœur.
– Pourquoi il était fâché papa, la dernière fois ? J’ai fait que’que chose de mal ?
– Oh non, mon chéri. Papa n’était pas fâché contre toi. Surtout ne pense pas ça. Jamais. Papa t’adore. Tu es la personne qui compte le plus pour lui. La dernière fois, papa était très triste et un peu en colère. Mais pas contre toi.
– En colère? Pourquoi ?
– Parce que les gens ne veulent pas l’écouter.
– Et il est encore triste ?
– Oui
– Et en colère ?
– Oui.
– Alors m’man, il faut aller voir papa, pour le réconforter.
Kate caresse les cheveux de son fils. Des cheveux blonds, un peu bouclés. Comme ceux de son père.
– Tu devrais dormir maintenant, Arthur. Veux-tu que je te lise une histoire? Celle du petit lapin ?
– Non m’man, j’veux pas d’histoire. J’vais dormir.
Arthur prend son doudou dans ses bras, un petit lapin dont le tissu est par endroits un peu usé. Kate allume la veilleuse puis attend que son fils s’endorme avant de sortir de la chambre. Elle se rend dans le salon silencieux et reste immobile, assise sur son canapé, jusqu’au moment où la sonnette de la porte d’entrée retentit. C’est l’avocat de son mari.
– Vous allez tenir le coup ? lui demande-t-il
– J’ai le choix ? répond-elle, furieuse, avant d’ajouter, plus doucement : Pardonnez-moi, je ne devrais pas vous parler comme ça. Vous vous occupez de la défense de Peter depuis le début. Je sais que vous faites le maximum. Mais là…
– Je comprends. Vous n’avez pas à vous excuser. Et Arthur ? Il est couché ?
– Il vient de s’endormir. Pauvre Arthur. Il n’aura connu son père que dans ce couloir, toujours habillé de cette immonde combinaison orange. Je ne supporte plus l’orange. Je ne supporte plus le bruit des chaînes, des clés dans les serrures, des grilles qui se referment bruyamment. Je ne supporte plus de le voir sourire, sachant qu’il veut donner le change, pour nous préserver. Je ne supporte plus cette attente, ces espoirs détruits les uns après les autres. Et Arthur, comment lui dire ? Comment lui dire que son père va être exécuté dans deux jours ?
– Vous avez encore l’appel du gouverneur.
– L’appel du gouverneur ? En pleine réélection ? Vous y croyez? Donnez-moi le nom d’un condamné qui a bénéficié de la grâce de ce cher gouverneur. Un seul nom.
– …
– Vous voyez, on ne peut rien espérer de ce côté-là. Voilà presque sept ans que l’on passe d’appel en appel, tous rejetés les uns après les autres. En sept ans, on n’a pas fait le moindre pas qui nous fasse espérer le voir sortir un jour. Cette attente est la pire des tortures.
– Après-demain, vous avez le droit à une dernière visite, de plusieurs heures. Voulez-vous venir avec Arthur ?
– Non. C’est trop nous demander et de toute façon, Peter ne veut pas.
L’avocat se lève alors que son téléphone sonne. Il s’isole dans la cuisine pour revenir quelques instants plus tard, la mine sombre.
– J’ai de mauvaises nouvelles. Hier soir, votre mari a été découvert dans sa cellule, inanimé. Il a fait une tentative de suicide en prenant des médicaments. Il a été transféré à l’hôpital, en réanimation. Ses jours ne sont plus en danger.
– Ses jours ne sont plus en danger ? ricane-t-elle nerveusement. Il est en réanimation ? Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?
– Ecoutez…
– Mais enfin que cherchent-ils exactement ? Le remettre sur pieds ? Bien le chouchouter ? Pour qu’il soit en pleine forme pour le grand jour ?
– Kate…
– C’est monstrueux. Pourquoi font-ils ça ? Pour tout bien maitriser ? Jusqu’au bout ? Mettre en scène son exécution pour pouvoir dire qu’elle a été appliquée avec empathie – oh, comme je déteste ce mot – et humanité ? Parce que je l’ai entendu ce discours. Tout ça, c’est des putains de conneries.
– Calmez-vous, Kate.
Kate se penche en avant et prend sa tête entre ses mains.
– Cette tentative de suicide changera-t-elle quelque chose ? demande-t-elle au bout d’un instant
– Non. L’exécution sera peut-être reportée, d’un jour ou deux, mais elle aura bien lieu… Kate…
– Oui ?
– Vous étiez au courant, n’est-ce pas ? Vous saviez qu’il voulait se suicider.
– C’était…comment dire…le seul acte de liberté qui lui restait. On ne lui a même pas accordé ça.
Arthur, dissimulé derrière la porte du salon, retourne se coucher sur la pointe des pieds et serre son lapin dans ses bras.
– T’as vu, lapinou ? M’man était triste. Elle est souvent triste m’man, j’le vois bien. J’crois que c’est à cause de papa. Tu t’rends compte, elle a dit des gros mots. Putains de conneries. C’est pas beau ça, de dire des gros mots…

… Lapinou, tu sais ce que ça veut dire toi, e-sé-cution ?

Descends-moi tes cheveux – Estelle Raffin

Elle se souvient.
Des voix.
Des cris.
Des sons lourds, profonds, pénibles…
Des bruits qui pincent, griffent, brûlent…
Un souffle chaud, vicié, perfide…
Un rire monstrueux.
Vacarme qui ne s’arrête pas.
Le corps se déchire. Le sang pleut.
Des gouttes rouges coulent et glissent, glissent… rouge, écarlate. Perles fines et brillantes qui éclatent au sol en se projetant sur la moquette…
La lame chante sous la lampe.
Symphonie terrible. Crissements glacials.
Les yeux noirs pétillent de plaisir. Le sourire est hilare.
Le sang pleut… arrose et repeint.
Les bruits. Les bruits !
Les os qui craquent. Le corps qui s’effondre et se brise.
Les cris.
Le rire.
La musique qui joue…
Les voix qui hurlent, supplient, se tordent et se perdent…
Un supplice, répété à l’infini.
Elle est assise. Elle est immobile. Son regard est perdu dans le vide, au-delà de la fenêtre ouverte sur le parc. Ses mains osseuses sont posées sur ses genoux caillouteux. Elle se tient droite, ses longs, très longs cheveux blonds tombant en cascade contre son dos. Elle est jeune mais ses traits sont tirés par la maigreur et ses yeux sont voilés par des horreurs. Cette jeune fille est perdue, prisonnière d’un passé monstrueux. Elle est incapable de s’échapper, condamnée, enfermée et cela depuis ses douze ans. Depuis que son père, pris de folie, eut massacré sous ses yeux toute sa famille.
Quatre ans qu’elle souffre ainsi, immobile dans sa douleur, insensible au monde extérieur, revivant pour l’éternité cette monstrueuse soirée.
Elle a seize ans et n’a plus goût à rien. Sa vie est déjà gâchée. Ses journées se résument à cette position, à cette attente interminable. Le matin, on vient la lever, on l’assoit sur cette chaise et on la laisse. Quelques fois quelqu’un apparait pour lui tendre des choses à avaler mais ils viennent et repartent sans un mot, incapable de l’atteindre. Le soir, ils la couchent sur un lit sommaire où elle reste les yeux grands ouverts.
Derrière ces orbites humides, derrière ces pupilles d’un noir d’encre, le même bras se lève encore et encore. Il s’abat sans cesse et se relève, accompagnés de tous ces bruits, de ces gargouillements et de ces cris. Il n’y a pas d’émotion, pas de pensées, juste de la curiosité pour toutes ces images et ces sons. Des détails. Des notions.
Pourquoi le sang est-il aussi rouge ? Pourquoi brille-t-il si sombrement ?
Alors que la goutte tombe, il y a une certaine beauté à sa chute. Cette projection qui s’élève telle une vague, s’étire puis s’écroule… un sentiment indéfinissable.
Et ces yeux… éclatants. Puissants.
Malaise étrange. Sentiments contradictoires.
Comment définir ce que cela représente quand il n’y a plus d’esprit pour juger ? Bien ? Mal ? Beau ? Hideux ? Où se trouve la réponse ?
Le temps ternit les images. Leurs successions deviennent plus floues, moins présentes, moins véridiques. Restent juste les détails : les contours poisseux et gluants de cette tâche qui se forme, l’éclair lumineux qui file le long du tranchant de ce couteau, la blancheur de ces dents qui sourient… Voilà seulement ce qui persiste.
Ils claquent, brusquement, dans un crissement de protestation. Des ciseaux. Il se penche contre elle, sa tête passée au dessus de son épaule, son souffle caressant son oreille. Il les tient à bout de bras juste au dessus d’elle et doucement il chuchote :
– Descends-moi tes cheveux, Raiponce.
Les mots magiques. La jeune fille tourne la tête, son prince est là. Jeune, beau, joyeux. Il lui sourit. Le même sourire que son père. Il montre les ciseaux, lui fait un clin d’œil puis se met au travail. Les lames crissent, les cheveux tombent. Elle le regarde, il ne la quitte pas des yeux. C’est lui, lui qu’elle attend tous les jours, immobile, tandis que ses cheveux poussent. Il est le seul qui l’atteigne, le seul qu’elle entend, le seul qu’elle voit. Son prince.
La première fois le bruit familier des lames l’avait éveillée de sa torpeur. Elle avait alors posé les yeux sur cet homme magnifique qui l’avait nommé ainsi : Raiponce, pour ses cheveux. Depuis lors, à chaque fois qu’elle entend les mots, elle refait surface, renouant de plus en plus avec la réalité de cet homme. A chaque fois qu’il part cependant, elle retourne à son attente. Vers les images. Mais plus il vient, moins elle s’y intéresse. Elle se surprend parfois à revenir à elle et à tourner la tête dans l’espoir de le voir près d’elle.
Un jour même, elle se lève. Elle va jusqu’à la porte, l’ouvre et sort dans le couloir. Elle parcourt vibrante ce monde nouveau. Elle croise des gens, les découvre, leur sourie. Elle voie d’autres chambres que la sienne, d’autres personnes comme elle. Soudain elle l’aperçoit au bout du couloir. Il n’est pas seul. Il sourit beaucoup. Il tient dans sa main celle d’une femme qu’il attire contre lui et embrasse.
La jeune fille s’arrête, fait demi-tour. Elle retourne s’asseoir et attend que les images reviennent.
Longtemps après, les ciseaux crissent à nouveau et la voix se fait entendre :
– Descends-moi tes cheveux, Raiponce.
Elle tourne la tête vers lui. Elle lui sourit.
Soudain le jeune homme recule, son beau sourire évanoui. Il regarde son torse. Une tâche rouge s’y forme. Il relève les yeux sur la jeune fille. Dans sa main une paire de ciseaux brillants à la lumière du jour. Il titube et s’effondre dans un gargouillement. Elle, elle regarde l’arme sanglante puis suit des yeux une goutte qui tombe. Elle sourit à pleines dents, le regard brillant.
Magnifique.

La véritable histoire du chat malicieux – Denis Truchot

Il était une fois un riche industriel qui possédait une immense fortune et la perdit lors de l’affaire du canal de Panama qui projetait de créer cette ouverture sur le Pacifique. Celle-ci se révéla si désastreuse qu’elle provoqua chez lui le désespoir de trop qui lui fit perdre la vie. Pour sauver les meubles de famille ou ce qu’il en restait, il avait été contraint de faire un legs des trois biens qui étaient encore en sa possession. Sa femme étant  morte lors de l’accouchement de leur troisième fils, il avait établi auprès d’un notaire, un testament pour le moins inéquitable mais qui, disait-il, aurait l’avantage de mettre en avant l’habilité de chacun pour mettre en valeur la partie de l’héritage qui lui revenait.
Le premier reçut la gentilhommière où toute la famille vivait, le deuxième deux chevaux de course qui avaient participé au derby d’Epson et le troisième reçut le chat, le compagnon de tout un chacun, qui vivait libre et heureux dans cette demeure confortable aux portes de Paris. C’était la belle époque et malgré la crise, la vie battait son plein en festivités de tout genre, du French cancan des Folies Bergère au très classique chant lyrique à l’opéra Garnier.
Comme il avait compris qu’il n’était plus désiré, le benjamin partit avec son sac sur le dos pour chercher fortune avec son compagnon le chat. Cela ne l’enchantait pas de le traîner avec lui mais il fit de sa mauvaise fortune, bon cœur. Quant au chat il ne se laissait pas abattre. Il n’avait pas d’état d’âme quand il s’agissait de survivre, pour lui, la fin justifiait les moyens. Ce félin avait gardé une nature indépendante tout en ayant préservé son statut d’animal domestiqué.
Tout en marchant avec son baluchon vers la capitale, son chat sur les talons, le jeune garçon était absorbé par ses pensées quand tout à coup, il entendit ces mots : « Ne t’inquiète pas, nous allons nous en sortir».  Le jeune garçon répondit sans savoir d’où provenait cette voix « J’aimerais bien y croire ! » Puis il prit conscience que les paroles émises étaient celles de son chat. Il fut si étonné qu’il le regarda fixement pour s’assurer qu’il ne rêvait pas alors que la nuit commençait à tomber. « Tu parles, toi un chat » lui dit-il. « Oui, la nature m’a donné ce pouvoir. Donc, écoute-moi. Tu vois le musicien qui joue du violon à la terrasse de ce café. Je détourne son attention et tu t’empares du violon. »
Le chat se positionna en face des clients de ce café à la mode de la Place Clichy, puis se mit à faire quelques facéties pour amuser la galerie. Le tzigane, vexé d’être mis en concurrence à son insu, posa son violon et poursuivit le chat qui décampa aussitôt. Tout le monde assista à la scène médusé sans prendre garde que le compagnon du chat s’emparait de l’instrument pour s’enfuir dans une rue sombre et étroite. Arrivé près d’un porche, celui-ci entendit : « maitre, me voici » et le chat d’ajouter : « Maintenant, retourne donner le violon au tsigane pour que tu puisses faire la preuve de ton héroïsme en leur disant que tu as couru après le voleur, et que tu as risqué ta vie pour lui reprendre son bien.»
De retour vers le restaurant, une foule de badauds entourait une importante personnalité qui était de passage. C’était le président de la république lui-même. Le jeune garçon remit l’instrument au tzigane qui le remercia vivement. Témoin de cet acte de bravoure, le président l’interpella ainsi : « Comment vous appelez-vous jeune homme ? » «  Ernest de  Profiterole », répondit le jeune homme avec une certaine fierté. « Je vous présente ma fille Eugénie. Elle tient actuellement un rôle de soprano à l’opéra de Paris. Mais permettez-moi de vous offrir ce petit pécule pour vous récompenser » conclue le président en tendant quelques billets d’anciens francs à Ernest de Profiterole.
Ravi par cette opportunité, le jeune homme retrouva son ami le chat à l’angle d’une rue, puis ils se dirigèrent côté rive gauche de la Seine. Il leur suffit de passer le pont de l’Alma avec son zouave célèbre pour avoir cette impression de liberté retrouvée. Ernest trouva enfin un restaurant, il s’installa à une table et commanda au serveur du poulet à la crème qu’il partagea subrepticement avec son compagnon le chat. De même, il réserva une chambre dans une mansarde, ce qui permit au chat de passer discrètement  par les toits.

Le lendemain, au petit déjeuner Ernest compta l’argent qui lui restait et regarda son chat pour lui signifier qu’il ne mangerait toujours pas d’ortolan ce soir. Ils commencèrent  par se promener sur les grands boulevards puis passèrent devant le grand magasin Au bonheur des Dames. La foule déambulait à travers les rayons sur un parquet grinçant, un incessant mouvement de cliquetis de caisse bruyante rendait difficile la communication entre les chalands et la caissière. Le chef de département vérifiait que tout se passait bien à chaque transaction signalée par un glin glin qui retentissait dans la salle de ce grand magasin.
Le chat dit à son maitre : « Je vais emprunter une automobile que je précipiterai vers l’entrée du magasin, et je m’arrêterai face à toi quand tu feindras de bloquer la voiture en criant à tout le monde : C’est la bande à Bonnot ». Aussi dit, aussi fait, le chat saute dans un vieux tacot qui passait devant le magasin et dit au conducteur « haut les mains peau de lapin ». Celui-ci fut si terrifié d’entendre un félin parler qu’il lâcha le volant. Le chat s’en saisit et le conducteur appuya sur l’accélérateur au lieu du frein, ce qui fit une telle pétarade, que l’on crut due à une décharge de fusil à répétition dans une panique générale.
Le tacot fonçait sur l’entrée du Bonheur des Dames quand notre héros du moment fit barrage en faisant de grands gestes à la voiture, tout en criant. « Attention, c’est la bande à Bonnot, qui déboule pour s’octroyer la recette»  Mais comme par enchantement, le conducteur retrouva la pédale de frein, puis après s’être arrêté, il se mit à reculer pour s’enfuir vers une destination inconnue.
Le président, qui passait de nouveau par là accompagné de sa fille avec sa limousine et la garde nationale à cheval, fut heureux de retrouver Ernest de Profiterole, harangué et félicité par la foule en délire. « Encore merci, dit le président à ce héros coutumier du fait ». Il l’invita à venir à l’Opéra le soir même où sa fille devait tenir le rôle de Tamina dans la Flûte Enchanté à l’opéra Garnier..

Le jeune homme retrouva le chat un peu plus tard sans qu’il eut besoin de le chercher. Tous deux décidèrent de trouver une tenue habillée pour la soirée. Ernest trouva un magasin de costumes pour homme à proximité de la rue de Rivoli. Il pouvait encore dépenser ses derniers francs mais le chat lui fit comprendre que c’était un peu cher et qu’il ne voulait pas renoncer à sa pâtée du soir pour un bout de tissu. Ils prirent donc la poudre d’escampette lorsque le marchand retourna dans l’arrière-boutique pour aller chercher quelques épingles afin de faire quelques retouches. Ils arrivèrent devant le palais Garnier et virent une longue file d’attente des spectateurs inconditionnels de Mozart. Ils prirent l’entrée des artistes et pénètrent dans les coulisses de l’opéra où tout le monde s’affairait pour mettre son costume. Mais une discussion s’était engagé entre le directeur artistique, le metteur en scène et le chef d’orchestre sur le remplacement de Papageno car le chanteur qui devait tenir ce rôle était souffrant et il ne pourrait être présent pour la représentation de ce soir. Il fallait de toute urgence trouver un remplaçant  à l’oiseleur qui capture les oiseaux déguisés en perroquet tout en imitant leur chant.
Le grand ténor Caruso devait jouer Tamino. La principale raison pour laquelle il avait choisi ce rôle était qu’il était très épris de la fille du président. Etant donné que l’apothéose était à la fin du spectacle quand Tamino et Tamina finissaient dans les bras l’un de l’autre. Pourtant ce rôle avait la particularité de n’être ni chanté, ni parlé car Tamino avait fait le vœu de subir l’épreuve du silence pour obtenir la délivrance de Tamina, sa bien-aimée, retenue par le lugubre Monostatos. Ce qui est un comble pour un ténor, mais convenez-en, seul l’amour peut provoquer ce genre de déraison. En conséquence de quoi, le directeur artistique, le metteur en scène et le chef d’orchestre signifièrent au grand Caruso qu’il devait  prendre le rôle de Papageno car les circonstances l’exigeaient. Le chant lyrique était le domaine où il excellait, il ne ferait donc que son devoir et pourrait se montrer à la hauteur pour émouvoir un public venu nombreux. Quant à Ernest qui se trouvait là par hasard, lui revenait le rôle de Tamino puisqu’il ne restait plus que lui. Il était le dernier espoir pour sauver le spectacle de ce soir. En désespoir de cause, tous les acteurs le dévisagèrent en lui signifiant qu’il lui fallait interpréter Tamino.
En retrait, le chat fit signe à Ernest d’accepter.  Un baiser langoureux, et sa fraicheur de jeune premier ferait le reste.
L’opéra fut joué comme si rien n’était.  Au dernier acte, au moment où Tamino embrasse Tamina, toujours en gardant le silence, le très jaloux Caruso faillit s’interposer en s’avançant subitement vers les amoureux transis, ce qui aurait changé le cours des choses et aurait pu être aussi un affront à l’encontre de Mozart qui n’avait jamais imaginé transformer Papageno en funeste Otello. Mais heureusement, debout sur ses pattes arrières avec des bottes de circonstance, le chat reposait son épaule contre un pilier du théâtre comme un larron qui envisageait un larcin. Il dévisagea le pauvre Papageno dans sa tenue de perroquet tout en mâchouillant des plumes qu’il avait dérobées au costume de scène et l’interpella: « Zurück Caruso! J’aime particulièrement les oiseaux des tropiques et je ne ferai de toi qu’une bouchée. » Dissimulé dans son costume d’oiseau des îles, le pauvre Papageno fut terrifié par ces propos menaçants et se mit à reculer, pour tomber dans une trappe que notre ami le chat semblait avoir actionnée malencontreusement.
Le baiser de Tamino et Tamina dura plus longtemps que prévu, mettant dans l’embarras le directeur artistique, le metteur en scène et le chef d’orchestre suspendu à ses baguettes. Ernest et Eugénie étaient donc tombés amoureux pendant la représentation de la Flûte Enchantée, sans doute une ruse que notre ami le chat avait encore provoquée sans le vouloir. Le président ne pouvait que convenir  de cette alliance aussi improbable qu’inattendue et finit par accorder la main de sa fille.

Ils se marièrent et eurent deux enfants car les mœurs changent avec le temps.

Clélia, ma toute petite, ma toute douce – Nadine Pitaud

Je vais te raconter ce qui se passe, je vais tout t’expliquer. Tu n’as que quelques mois, tu ne sais pas parler. Tu n’as rien fait de mal, les autres non plus. Personne ne voulait que notre histoire se termine comme ça. Ils ont été maladroits, imprudents, ils ont manqué de clairvoyance. Ils ont eu peur de ne plus avoir d’énergie et ils ont développé le nucléaire. Ils s’y sont mal pris. Ils ont fait des bêtises, ma Clélia, et toi tu partiras sans en avoir jamais fait. Tu es née au début de la réaction en chaîne. Elle a été lente et insidieuse alors que toi tu devenais de plus en plus vive et éveillée. J’ai eu le temps de te faire découvrir la légèreté du printemps. Les enfants riaient encore les derniers jours dans les squares, inconscients de ce qui se tramait. Les mamans ne disent rien, elles ont l’air grave et résigné, c’est tout.
Clélia, mon trésor, mon amour, tu mourras demain. L’onde mortifère n’est plus qu’à quelques dizaines de kilomètres, elle éteint tout sur son passage. Ce sera la nuit pour toujours et pourtant le soleil continuera à illuminer notre dévastation.
Je serai là jusqu’à ton dernier souffle, je te parlerai, je te sourirai, je t’embrasserai. Je te raconterai tous les bonheurs que tu ne connaîtras pas. Je t’inventerai une enfance, une jeunesse et une vie de femme. Je te parlerai de l’amour et je te bercerai. Peut-être que tu t’endormiras avant que la fission n’arrive.
N’aie pas peur, ma Clélia, je ne te laisserai pas seule, je resterai en vie tant que tu auras besoin de moi. Puis je partirai moi aussi, sans souffrance, ils nous l’ont promis. Je laisserai mes cellules se fissurer les unes après les autres. Alors seulement je penserai à moi, à mon enfance heureuse, au bonheur de t’avoir donné la vie, aussi brève soit-elle. A moi aussi j’inventerai un avenir où tu seras à mes côtés et je partirai la tête pleine de rêves.
Je t’aime ma Clélia,

Ta maman

Découverte à Malval – Jean-Claude Carrega

Le cri du hibou vient de fendre la nuit pour la deuxième fois. Ils marchent d’un bon pas sur le bord de la route. Lui, porte une chemise rayée ; elle, une veste de toile légère. Ils marchent côte à côte en évitant le fossé et les pierres. La lune, presque pleine, permet d’entrevoir l’orée du bois avec ses conifères et ses châtaigniers.
– Bon, Valérie, c’est le moment de te rappeler exactement ce que tu as aperçu cet après-midi sur le bord de la route.
– Mais Pierre, je te l’ai déjà dit cent fois. Un peu après le col de Malval, j’ai aperçu un corps allongé près d’un arbre à quelques mètres de la chaussée.
– Oui, tu me l’as déjà dit, mais pourquoi ce corps t’a-il paru suspect ?
– Tu sais, je l’ai vu pendant une ou deux secondes. Bouche ouverte, visage tendu, bras écartés, le corps semblait figé dans une grande détresse.
– Un homme, tu m’as dit ?
– Oui, plutôt un homme, si j’en juge par ses cheveux courts et son pantalon.
– Tu n’as pas cherché à t’arrêter ?
– C’était difficile. Je n’ai même pas pu ralentir car j’étais suivie par un camion.
– Tu penses qu’il était mort ?
– En tout cas, c’est vraiment l’impression que j’ai eue.

Il a plu dans la soirée, la route est encore mouillée et le sous-bois exhale une odeur de feuilles humides et de champignons.
– Pierre as-tu entendu ?
– Oui, ce craquement provient certainement de la course d’un chevreuil ou d’un sanglier.
– Et le couinement ?
– Ah, ce bruit aigu ! C’est peut-être une martre ou une fouine. Bon, on doit approcher du lieu maintenant.
– Je le pense Pierre, malheureusement, dans l’émotion, je n’ai pas pensé à prendre des repères. Je me souviens juste d’un épicéa un peu plus grand que ses voisins. Oh ! tu as vu ce rayon lumineux ?
– En effet, tiens encore un là-bas. C’est une lampe qui semble éclairer le bord de la route.
– Et ces craquements ! Cette fois ce n’est pas un chevreuil mais des individus. D’ailleurs, on aperçoit une voiture au bord de la route. J’ai l’impression que c’est le lieu que l’on recherche.
– Mettons-nous à couvert, dans le sous-bois, et avançons prudemment chuchota Pierre à l’oreille de Valérie.
Ils se trouvaient maintenant à quelques mètres des individus qui éclairaient le lieu avec des lampes torches. Un corps était porté par deux hommes, l’un tenant les épaules et l’autre les jambes. Ils avançaient vers la voiture, éclairés par une troisième personne.
– Relève le numéro de la voiture, souffla Valérie. Maintenant, je crois qu’il est temps de téléphoner à la police.
– Oui, bien sûr, mais on appellera plutôt la gendarmerie de Vaugneray. Franchement Valérie, que s’est-il passé d’après toi ?
– Peut-être une querelle qui a mal tourné. Cela a pu se dérouler dans l’après-midi. Les agresseurs ont pris la fuite après le drame et ils viennent à l’instant d’emporter le corps de l’homme qu’ils ont tué.
– C’est plausible en effet, répondit Pierre, mais pourquoi revenir si tard ? Beaucoup de personnes comme toi ont dû voir ce corps insolite au bord de la route. Certaines ont peut-être déjà alerté les autorités.
– Mon cher Pierre, ce que nous allons dire, nous, aux gendarmes est fondamental, car avec le numéro minéralogique que tu as relevé, ils n’auront pas de peine à remonter jusqu’à l’assassin.

Le lendemain, dans l’après-midi, deux gendarmes se trouvent devant l’entrée d’une villa d’Yzeron. Un homme d’une cinquantaine d’années apparaît sur le perron.
– Monsieur Antoine Dumont ? questionne l’un des gendarmes, qui semble être le chef.
– Oui, c’est à quel sujet ?
– Monsieur Dumont, je n’irai pas par quatre chemins, je vous demande où se trouve le corps qui a été transporté dans votre voiture, hier soir, au col de Malval.
– Bon, je vois que vous êtes au courant. Ce corps est celui de mon frère, qui malheureusement est décédé.
– Décédé, dans quelles circonstances ? insiste le chef des gendarmes.
– Comme d’ habitude, mon frère Jacques a profité hier de son jour de congés pour marcher dans les bois près de Malval et de La Luère. Tard dans la soirée, un voisin nous a dit avoir vu le corps de Jacques inerte au bord de la route, près de Malval. Nous sommes partis aussitôt, moi, mon fils et le voisin pour aller le chercher. Nous avons constaté son décès. Le docteur, appelé dès notre arrivée, a conclu à une crise cardiaque.
– Pourrait-on voir le rapport du médecin et le permis d’inhumer ?
– Bien sûr, je vous les apporte.
Après avoir parcouru les documents et les avoir transmis à son jeune collègue, le Brigadier chef reprend la parole.
– Où peut-on voir le corps ?
– Il se trouve depuis ce matin au funérarium de Vaugneray.
Sur le chemin du retour, le jeune gendarme, qui n’avait encore rien dit, intervient :
– Chef, vous y croyez à cette histoire de crise cardiaque ?
– Oh, je pense que le docteur est sincère, mais je ne suis pas sûr qu’il ait examiné le mort en détails. Seul un médecin légiste pourrait s’exprimer avec certitude.
– Allez-vous demander l’examen du légiste ?
– Il faudrait pour cela faire transporter le corps à l’Institut médico-légal de Lyon. Que de complications ! Bon, je crois qu’on va en rester là.

Deux jours plus tard, Pierre et Valérie trouvent enfin dans le Progrès l’article qu’ils attendaient. L’article relate la découverte de Malval. Ils sont d’abord très flattés de voir leurs noms cités dans le journal. Ils sont les promeneurs citoyens qui ont permis d’identifier des individus suspects. Mais, tout à coup, Valérie explose :
– Quoi ! Une crise cardiaque ! L’enquête a visiblement été bâclée. Décidemment, tout est fait pour dénigrer notre découverte…

Braconnier, Qui veut? Ou qui peut? – Frédérique Rouyard

En cet après-midi ensoleillé, malgré la froidure de l’hiver qui s’attarde, Monsieur de Petitbedon fait le tour de son domaine, canne à pommeau d’argent bien arrimée dans sa main droite. Plongé dans ses pensées, il ne voit pas Félix, le garde-chasse à la retraite depuis peu.
– Bonjour M’sieur l’Comte, dit ce dernier d’une voix respectueuse.
De Petitbedon sursaute, regarde qui l’interpelle et répond :
– Félix, mon bon Félix, vous ici ? Si je m’attendais à vous voir…
Silence. D’habitude, Monsieur de Petitbedon est volubile mais là, il ne sait pas pourquoi, rien ne lui vient à l’esprit.
Il se ressaisit : Alors, Félix, cette retraite ?
– Heu, ça va bien, M’sieur l’Comte.
– Mais encore ?
– Ben vous savez c’que c’est, faut changer les habitudes.
– Changer ?
– Ben oui ! C’est pas facile vous savez. J’avions la manie de m’lever tôt, avant même le soleil, j’courais le domaine, j’vérifiais l’état des barrières, des bois, j’pistais les braconneux…
– Oui, mon brave Félix, vous faisiez tout cela et fort bien. Aujourd’hui, point n’est besoin que vous vous leviez aux aurores. Prenez le temps de vivre sans contrainte, sans horaire.
– C’est qu’j’m’ennuie, M’sieur l’ Comte.
– Comment diable, vous vous ennuyez… C’est bien fâcheux d’avoir du temps pour soi et de ne pas  savoir en profiter…
– Mais M’sieur l’Comte, vous comprenez pas, courir les bois, c’est tout’ma vie.
– Certes et vous le fîtes fort bien. Cependant, aujourd’hui, vous méritez de vous reposer, de penser à autre chose, d’avoir une activité…
– Penser à quoi, M’sieur l’Comte ? Quelle activité ?
– Par exemple, vous pourriez lire, peindre… Ou voyager, que sais-je ?
– J’aurions p’t’être ces idées si j’avions point passé tout mon temps à faire le garde-forestier. J’ai jamais lu, la peinture, c’est pas dans mes cordes sauf passer la chaux sur l’étable, et voyager, mais pour aller où ? J’connais pas l’monde, moi, j’ai jamais quitté l’domaine sauf pour aller à l’église et c’est pas loin d’ici.
– Allons, allons,  mon brave Félix, vous avez bien un hobby…
– C’est quoi un hobby ?
– Un violon d’Ingres, un passe-temps si vous préférez.
– Ben, à part courir les bois, j’voyons rien.
– Mais alors, c’est très simple Félix, continuez à courir les  bois puisque c’est ce qui vous plaît. Au revoir Félix.
Et Monsieur de Petitbedon reprend d’un pas compassé sa promenade.
Tout d’un coup, Félix est à ses côtés et lui dit tout de go :
– Dites, M’sieur l’Comte, maint’nant qu’chuis plus à vot’ service, j’peux braconner ?