Le cachot était plongé dans la pénombre. L’homme gisait au sol, entravé depuis des semaines. Tous ses membres étaient engourdis. On voulait le mater, le rendre fou mais il savait qu’à ce jeu-là, il serait le plus fort. Son visage ne traduisait aucune souffrance, aucune peur. Toute sa force, toute son énergie se concentrait sur sa tentative de sortir progressivement de son enveloppe charnelle. Il visualisa son gros orteil droit et constata que, peu à peu, il ne le sentait plus. Il respira longuement, profondément et poursuivit son effort. Cette sensation s’étendit insensiblement à tout son pied puis à sa jambe.
Après de nombreuses tentatives, c’était la première fois qu’il arrivait à ce stade. Surtout ne pas relâcher son effort. Son cœur ralentit pour ne battre qu’à quelques pulsations par minute. Son esprit se dilata, s’ouvrit vers l’infini et quitta totalement ce corps meurtri. Il flotta un instant et se vit : forme recroquevillée en chien de fusil. Il traversa l’épaisse porte de sa geôle. Il survola l’escalier et se retrouva dans la salle de garde où les deux gardiens, des brutes qui l’avaient torturé à maintes reprises, s’étaient assoupis.
Puis l’instant arriva où son âme explosa en une gerbe d’étincelle et de couleurs. D’un seul bond, il s’élança brusquement hors de la forteresse, s’éleva vers le ciel pour venir se nicher dans les étoiles. Cette même nébuleuse qui l’hypnotisait les soirs d’été de son enfance alors qu’il était allongé sur la plage avec ses frères. Il se vit, enfant, jouant dans le vaste jardin de la maison de sa grand-mère. Il contempla les couleurs automnales de son pays d’origine. Il admira à nouveau la démesure du grand canyon. Il s’attarda devant le coucher de soleil de Key West, là où le rayon vert, ultime trait lumineux, résiste à l’obscurité.
Toutes ces images s’estompèrent les unes après les autres pour laisser la place au visage de sa mère, puis de la femme aimée qui s’effacèrent à leur tour. Il tendit alors une main lumineuse et brillante vers le firmament resplendissant qui vibra à son contact. Son esprit dessinait encore la silhouette de son corps qui se tendit pour partir vagabonder parmi les étoiles.
Ce fut l’histoire d’un instant, suspendu à l’incertitude du temps. Une éternité pour l’homme qui comprit que cette escapade allait prendre fin quand son cœur accéléra pour reprendre, peu à peu, un rythme normal. La douleur, fulgurante, atroce, surgit quand il réintégra son corps toujours entravé. Mais le râle qui s’échappa de sa gorge était un cri de victoire. Première tentative réussie. Elle ne serait pas la dernière.
Quand Carole eut son premier enfant, Paul lui expliqua la grande chaîne de reproduction des végétaux et des animaux. La petite citadine était conquise. L’analogie de sa grossesse avec celle d’une vache la ravissait, Paul la rassurait ; c’est tout ce qui comptait.
Lors de la deuxième grossesse, Carole cessa de travailler. Elle se consacra à la vie de famille. Au bout de trois ans Paul exigea qu’elle reprenne son métier. Ils avaient besoin d’argent… Elle se débrouillait pourtant parfaitement. Carole, furieuse, redevint archéologue. Elle repartit à travers le monde. Paul, surprise !, s’occupa des enfants.
Chaque dimanche, Carole préparait la semaine à venir de la famille, organisait les activités, faisait les courses, cuisinait, vérifiait les cahiers d’école, écrivait les courriers, mais il n’y avait plus l’accompagnement quotidien. Finis les câlins et les histoires avant de dormir ! Finis les jeux, les regards, le temps qui s’écoule ensemble. Carole souffrait. Elle rédigeait les rapports de chantier à la maison lorsque c’était possible. Rarement en fait.
Peu à peu entre elle et lui ça commença à se gâter. Il n’y eut pas d’éclats mais le regard de Carole se dessilla. Elle retrouvait goût à l’archéologie, renouait avec ses collègues et ses amis, discutait de l’avenir du monde. Il devint distant, parla de moins en moins. Il disparaissait sans rien dire lorsqu’elle était à la maison. Il se levait tôt, elle se couchait tard. C’était parfait pour élever les enfants, totalement frustrant pour une vie de couple. La vie passa, la maison se vida. Les enfants partirent faire leurs études. Il ne contribua par financièrement à leur éducation.
C’est là qu’elle commença à avoir une liaison avec Fred, un de ses collègues. Ils se retrouvaient aux quatre coins du pays dans de folles escapades pour éviter les soirées solitaires dans les hôtels qui se ressemblent tous. Carole était prête à tout quitter, mais Fred souhaitait maintenir sa vie avec sa compagne et leurs deux enfants. Alors chacun rentrait chez lui le week-end, l’air de rien.
Rouler, rouler, avaler le bitume, oublier, trouver un hôtel, louer un appart avec des collègues, Carole survivait mais contrairement à Fred elle n’avait plus envie que Paul se glisse dans le lit à ses côtés. Plus du tout. Ça ne se commande pas. Ils entamèrent une cohabitation.
Une semaine du mois de novembre, elle termina plus tôt un chantier de fouilles, passa à la base et décida de rentrer à la maison ; elle arriverait au milieu de la nuit.
Une voiture inconnue était garée près de la maison dans laquelle nulle lumière ne brillait. Carole sortit son sac de la voiture et se dirigea vers l’entrée. Elle poussa la porte qui n’était jamais fermée à clé, se demandant s’il y avait quelqu’un. Elle retourna à la voiture chercher son appareil de mesures qu’elle posa vers le porte-manteau. Ella alluma une cigarette qu’elle fuma rapidement. Elle but ensuite lentement un verre d’eau. Elle monta sans bruit l’escalier. Lorsqu’elle poussa la porte de la chambre de Paul – ils faisaient désormais chambre à part – elle entendit une respiration et distingua vaguement un amas de forme. Elle referma doucement et alla dormir.
Le lendemain matin, elle entendit un bruit de voix. Un instant, elle se demanda où elle était. Puis si elle n’avait pas rêvé car la maison était devenue silencieuse. Au même moment, Paul remarquait l’appareil de mesures de Carole.
Au même moment, Carole, l’esprit encore ensommeillé, hésitait entre plonger à nouveau dans le sommeil ou s’extraire de la couette. Et puis quelque chose en elle lui commanda de se lever, maintenant. Elle bondit dans ses jeans, dévala l’escalier et fit irruption dans la cuisine. Paul la salua, un air indéfinissable sur le visage. La radio laissait s’échapper Happy days des Beatles, c’est ce que Carole avait dû entendre.
– Bizarre, pensa-t-elle en voyant Paul qui restait dans la cuisine sans sembler savoir quel comportement adopter…
– Ça va ? demanda-t-il tout à coup. (Question qu’il n’avait pas posée depuis une décennie.) Tu veux un café ? Je te l’apporte, il est prêt, reprit-il d’un ton tout aussi mesuré.
La situation était de plus en plus inhabituelle. Carole s’assit. C’était comme si un nouveau jour se levait. Comme ça serait bien si c’était comme ça désormais, pensa-t-elle. Elle aurait aimé y croire. Elle voulait espérer et elle ressentit une vague de sentiments pour Paul. Puis il eut un air si affable que cela devint presque factice, faux. Elle tressaillit lorsqu’il déposa la tasse de café devant elle. Cela n’était plus arrivé depuis, depuis…cela n’était jamais arrivé.
Carole se leva.
– Où vas-tu ? s’enquit-il aussitôt.
Carole remarquait que quelque chose avait changé. Passer de l’indifférence à la sollicitude, c’était trop beau, voulait-il se réconcilier ? Il lui prêtait une telle attention, il venait de lui apporter une tasse de café, c’était bien réel – était-ce un nouveau tournant dans leur relation ? Et maintenant, il se préoccupait de ses mouvements, tel l’amant qui ne veut plus quitter sa bien-aimée. Que s’était-il passé ? Avait-il été chez le psy ? S’était-il fait remonter les bretelles par sa mère ? Par les copains ?
– Aux toilettes, répondit Carole.
Elle se leva, avançant machinalement, sous l’effet des surprises matinales. Et là, elle se trompa de portes – tant qu’elle n’a pas bu son café, Carole est au radar, elle ouvrit celle du placard.
– Ah !
Un grand type brun la fixa un instant, il sortit à toute allure du réduit et disparut. Quelques instants plus tard, une voiture démarra.
Carole revint à la cuisine. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. La voiture inconnue avait décampé. Paul était plongé dans le tri des déchets, comme si de rien n’était.
Dimanche matin. Encore personne dans les rues de si bonne heure. Le soleil est juste levé et reste le seul propriétaire de ces lieux. Ils ont été désertés par les derniers fêtards et les derniers maraudeurs aux premières lueurs de l’aube.
C’est maintenant la bascule entre deux mondes. Dans peu de temps, les acteurs du jour sortiront de dessous leur couette pour remplacer les ombres de la nuit, retournées à leur lit.
Mais dans ce rituel très bien assimilé, il en reste pour transgresser la limite séparant le jour et la nuit. Ils sont deux à l’arrêt du Tramway. L’un est assis, l’autre debout au bord des rails. Le premier s’est appuyé contre le dossier de sa chaise, faisant reposer sa tête contre la vitre de verre de l’abri. Chemise et jeans, chaussures de ville, ses vêtements et son visage éreinté témoignent d’une longue nuit.
Les yeux fermés, il semble déjà dormir.
– C’est magique, vous ne trouvez pas ?
Une voix, douce au vent, suffisamment forte pour résonner dans la rue.
L’homme de la nuit ouvre les yeux. L’autre n’a pas bougé d’un cil. Il l’ignore et se rendort.
– C’est mon moment préféré de la journée, reprend la voix, forçant l’oiseau nocturne à revenir à lui. Les rues sont vides, silencieuses… Il n’y a pas de voitures qui grondent, pas de femmes qui claquent leurs talons pour que la terre entière les entende ; pas de gamins pleurnichards ou d’hommes énervés… rien de tout cela. Juste le silence ; et ces rayons de soleil timides qui s’étonnent comme des enfants et se lancent à la découverte du monde. Notre monde. C’est une vision de rêve… n’est-ce pas ?
– C’est le matin, grogne l’homme assis. Y a rien d’extraordinaire.
– Au contraire, contredit le poète avec un sourire tout en se tournant vers lui. A aucun autre moment, vous pourrez contempler pareille tranquillité, pareille sérénité. C’est le propre même de la vie d’être bruyante et chaotique. Le simple fait de respirer dérange ce tableau sublime. Une œuvre d’art se doit d’être immobile pour qu’on la contemple.
– Si vous le dites, marmonne le dormeur.
– Mais je le dis. Profitez jeune homme ! C’est ce genre de beauté qui nourrit nos âmes et élève notre pensée ! Tous les jours, je me lève aux aurores pour marcher dans ces rues désertes et à chaque fois cette beauté m’émerveille.
– Z’avez rien d’autre à foutre ? rétorque le dormeur énervé.
– Non ! tique le poète. Non je n’ai rien d’autre à faire ! Ce spectacle justifie à lui seul mon existence…
– Ah oui ? s’esclaffe le dormeur. Pourtant vous venez de dire que la vie dérangeait votre tableau. Vous êtes en vie, non ? Si ce spectacle n’est beau que parce qu’il a personne de vivant, qu’est-ce que vous foutez là ?
Les traits du poète se froncent, son corps se raidit. Le regard sévère, il dévisage l’homme venu contrarier ses certitudes.
– Je pourrais vous retourner la même question, aboie-t-il. Vous ne devriez pas être couché à dessouler ?
– Ce n’est pas moi qui devrais dessouler l’ami, contre le dormeur. Vous êtes sérieusement perché ! Au lieu de perdre votre temps, comme un idiot, à vous extasier devant le matin, vous devriez trouver un boulot !
– J’ai un travail, qu’est-ce que vous me chantez ?
– A d’autres ! Quel honnête travailleur se lèverait tous les matins à l’aube pour aller se promener dans les rues sous prétexte que c’est beau ? Arrêtez ! Les temps ne vous paraissent pas assez difficiles comme ça ? C’est à cause de beaux rêveurs comme vous qu’on est dans la merde !
– Et les fêtards comme vous ?
– Les fêtards comme moi, monsieur, travaillent la semaine et décompressent le week-end. En plus de payer votre chômage, on fait travailler les bars et les boites de nuit. Vous, qu’est-ce que vous fait à part « vous nourrir l’âme » ? Pas grand-chose si je ne m’abuse. Vous faites juste chier ceux qui voudraient dormir !
Les deux hommes s’observent un instant dans le silence, l’un assis, l’autre debout. Puis, peu à peu, la tension retombe.
Le poète se redresse, reprend de son aplomb et dit :
– Savez-vous ce que l’on fait nous autres les rêveurs ?
– Non, rétorque l’autre de mauvaise humeur. Vous glandez ?
– Nous préservons les dernières beautés de ce monde.
– Mouais, marmonne le rêveur en refermant les yeux. Ou pas.
Une grande famille. Service contentieux clients – Mandarine Télécom
– Sandrine, le dossier Duval, vous l’avez mis où ? Vous n’êtes qu’une souillon, ma fille. On ne peut pas compter sur vous ; ça fait vingt minutes que j’attends. Et le client, lui, n’est pas patient. Et les concurrents ne manquent pas. Allons, bougez-vous, au lieu de me considérer avec cet air ahuri !
C’est le ton habituel de Martha, secrétaire en chef, souveraine du bureau contentieux clients depuis maintenant dix ans. Le regard dur, les traits acérés, la voix coupante, toujours prête à mordre. La chienne de garde du patron. Qui ne l’aime pas trop. Mais qui ne peut s’en passer : elle connaît les dossiers, et sait mener la barque. Sirupeuse avec les clients mécontents, impitoyable avec les employés placés sous ses ordres.
– Sandrine, mon café ! Je vous l’ai déjà dit cent fois : un demi-sucre ; pas un tiers, pas trois quarts : un demi. C’est trop compliqué pour votre petite tête ? Allez donc me faire une photocopie en trois exemplaires du litige Mérieux. On va le faire cracher au bassinet, celui-là !
Elle, c’est Esther, la kapo du bureau, qui nourrit deux passions : houspiller les employés (elle prend systématiquement le relais de Martha et excelle dans l’art du harcèlement) ; se composer un nouveau look chaque semaine. Son bureau ressemble à laboratoire d’esthéticienne : palette complète de maquillage, flacons de vernis divers et variés, trousse à ongles, etc.
– Et reprenez-moi ce café infect !
– Et retrouvez-moi ce dossier tout de suite !
Sandrine à l’habitude de ces traitements. C’est une jeune fille patiente et modeste. Entrée comme stagiaire il y a six mois, elle a décroché un CDD, en attendant mieux. Aussi fait-elle profil bas… Si elle obtient un poste fixe, peut-être que les deux autres finiront par l’accepter – et la traiter – comme collègue.
Soucieuse de ne pas contrarier les deux femmes, elle tend la main vers le gobelet de café ; mais dans sa précipitation, elle le répand sur le bureau. Et sur le dossier Duval … malencontreusement enfoui sous la panoplie de cosmétiques d’Esther.
– Non mais je n’y crois pas ! Vous n’êtes qu’une gourde incapable, une empotée, une petite greluche qui s’imagine qu’elle va s’incruster dans ce service.
Esther étouffe presque de rage, plus contrariée par la perte de ses précieux onguents que par la marée noire subie par le dossier Duval. Le doigt accusateur qu’elle agite en direction de Sandrine fait cliqueter l’assemblage invraisemblable de bracelets qu’elle porte au poignet.
– Ne vous en faites pas Esther. Je fais un rapport au patron.
Et Martha d’ajouter, avec un petit sourire carnassier et plantant son regard dans les yeux de Sandrine :
– Ma chérie, vous ne ferez décidément pas de vieux os chez nous. Tant va la cruche à l’eau…
La bonne fée
Ce n’est pas la première remontrance, ni la première humiliation que Sandrine subit. Elle en est même coutumière, comme vaccinée, blindée, se réfugiant habituellement dans ses rêves intérieurs. Rêves modestes de bonheur, de vie tranquille, d’un petit chez soi dont elle pourrait payer le loyer sans l’angoisse des fins de mois. Et peut-être, qui sait, un garçon gentil qui s’intéresserait à elle et partagerait sa vie. Mais aujourd’hui, la mesure est pleine, elle lâche la bonde à son chagrin. En pleurs, elle s’est réfugiée dans le seul endroit qui la protègera de la hargne des deux mégères : le local d’entretien où sont stockés les balais, les seaux et autres serpillères. Indifférente aux émanations doucereuses et chimiques des détergents, elle a sombré dans le néant illusoire de l’oubli, calée entre l’aspirateur et le ramasse- poussière.
Combien de temps est-elle restée ainsi prostrée ? La nuit s’est déjà installée depuis longtemps lorsqu’elle perçoit sur son bras la pression d’une main.
– Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ?
– …
– Eh, toi, je te cause, qu’est-ce que tu fais là ?
– Je …
– Tu sais quelle heure il est ?
– Je … je vais retourner au bureau ; excusez-moi !
– Mais t’as vu l’heure ? 8h ! 20h quoi !
– 20h !? Qui êtes-vous ?
Le visage un peu goguenard qui se penche sur elle ne rappelle rien à Sandrine. Des cheveux bruns coupés très courts (à l’exception d’une mèche orange et mauve zébrant le front), un anneau d’acier bleuté dans la narine, quelques clous à droite à gauche (sourcil, lèvre, menton…), cette apparition laisse Sandrine sans voix. Elle doit rêver encore ; un rêve bizarre quand même, où les repères se perdent.
– Qui êtes-vous ?, répète-t-elle
– Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? Excuse-moi d’insister.
– J’ai dû m’endormir
– OK. Dis-moi tout. Je ne vais pas te manger. Tu sais, moi je viens juste pour nettoyer. Technicienne de surface, qu’ils disent ! Tu parles, femme de ménage. A peine le SMIC. Travail de nuit. Mais bon, la nuit, ça m’éclate. Comment tu t’appelles ? Moi c’est Xénia.
– Je m’appelle Sandrine… Je comprends… J’ai dû m’endormir après cette scène…
– Tu bosses ici ?
– Oui
– Explique-moi
Et Sandrine de lui raconter son histoire, ses relations houleuses avec les secrétaires, les dernières avanies qui l’ont fait craquer.
– Ecoute, t’as besoin de décompresser, de te vider la tête. Mignonne comme t’es, t’as pas de souci à te faire. Profite ! T’occupe pas des autres sorcières. C’est que des frustrées qui se vengent sur toi. Joue pas leur jeu.
C’est à ce moment que Xénia proposa à Sandrine un plan qui allait faire basculer sa vie…
– Ecoute, voilà ce qu’on va faire. D’abord, tu vas t’arranger un peu. T’inquiète, je m’occupe de tout. Je t’apporte des fringues à moi, je te fais une allure de princesse, parole. On se retrouve demain soir, 21h, devant la boîte. Et après je t’emmène vers ton destin, celui que tu mérites.
Le bal (où Sandrine rencontre son Prince Charmant dans une rave party)
La journée suivante fut très semblable aux précédentes. Les deux mégères s’acharnèrent une fois de plus sur Sandrine. Mais, encore plus que d’habitude, leurs traits semblaient ricocher sur une cuirasse invisible. Enfin vint le moment de retrouver la bonne fée des banlieues.
– Sandrine, tu as bien compris. On va à la teuf. On reste ensemble. On s’éclate tant qu’on veut. Mais attention : dernier métro à minuit. Sinon : galère…
Au sortir du terminus, on commençait à percevoir des flux d’individus semblant mus par un instinct commun : se diriger vers ce cœur lointain qui battait sourdement. Au fur et à mesure de la progression, Xénia et Sandrine pouvaient se repérer de plus en plus facilement en suivant la zébrure que les fouets de lasers infligeaient au ciel noir. Ciel qui ne criait pas grâce car il rendrait les lacérations au centuple.
Maintenant, le battement sourd était relevé par des sonorités plus nettes. L’espace qui s’ouvrit soudainement devant elle révéla des milliers de silhouettes qui roulaient et tanguaient d’un commun accord sur le rythme hypnotique orchestré par un maître de cérémonie invisible, et donc mystérieux – et par conséquent attirant – ce qui fascina immédiatement Sandrine.
– N’oublie pas, Sandrine, dernier métro à minuit. Si on se perd de vue, on se retrouve à la station. Ah, j’oubliais, pour que tu en profites au maximum et que tu tiennes la route, quelques vitamines. Amuse-toi, ma belle…
Xénia lui glissa un comprimé d’ecstasy dans le creux de la main que Sandrine avala sans commentaire. Elle avait toute confiance en elle. Elle allait rêver maintenant en trois ou quatre dimensions, et en couleurs (pas forcément naturelles). Rêver, c’est le mot…
Fascinée comme l’est le papillon de nuit (inexpérimenté, qui plus est, comme elle – mais à quoi sert l’expérience quand on s’est brûlé les ailes ?), elle se fraya difficilement un chemin vers ce qui ressemblait à une scène.
Et IL apparut. Le peu dont elle se souvenait de sa maigre et lointaine culture religieuse, allié aux effets du psychotrope, lui fit apercevoir l’ange Gabriel. DJ Groove s’agitait aux manettes, nimbé d’une sorte d’auréole artificielle, mais pour elle surnaturelle, bien sûr. Les vitamines ont parfois des effets inattendus sur les perceptions.
Nous ne fatiguerons pas le lecteur avec des considérations usées sur le coup de foudre qui la frappa. Nous ne décrirons pas la danse éperdue dans laquelle elle se lança pour attirer son regard. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’attira, le regard de ce dieu vivant, qui pour un moment s’embrouilla dans ses manettes. Déclenchant ainsi un rythme effréné que beaucoup eurent du mal à suivre. Leurs regards donc se croisèrent – elle sublimée par le travail esthétique et chimique de sa bienfaitrice Xénia, et lui enveloppé dans sa lumière quasi-divine…
Cependant – si le lecteur a bien suivi le récit, il se souvient que le Ciel avait modérément apprécié la flagellation électro-photonique – la nuée exaspérée par tant d’audace humaine et prométhéenne décida (si tant est qu’une nuée décide de quoi que ce soit, mais nous sommes dans le conte), décida donc de déverser son fiel sur tant de présomption. Ce qui se traduisit par un déluge et des éclairs qui firent pâlir d’envie les lasers les plus expérimentés. Noyée et submergée par le flot, la fête prit fin dans l’apocalypse.
Effondrée dans un coin, Sandrine avait perdu conscience ainsi qu’une partie de ses vêtements – libéralement prêtés par Xénia. DJ Groove le charmant désespérait quant à lui de retrouver l’éclat de la belle fugitivement entrevue. Finalement, parmi le décor ravagé de la fête, il identifia une pièce en lambeaux du gilet chamarré que portait la jolie inconnue qu’il avait fait entrer en transes. Dans le gousset dudit gilet se trouvait – c’est prosaïque – un badge professionnel, dont malheureusement la pluie diluvienne avait effacé une partie des inscriptions. Tout ce qu’il put déchiffrer, c’était : Sandrine … et les premières lettres de la société où elle travaillait.
L’enquête (la quête, quoi)
Evidemment, Sandrine avait perdu de vue sa nouvelle amie et bonne fée, Xénia. Nous ne savons (et ne préférons pas savoir) par quel moyen elle regagna son modeste logis, étant donné que le dernier métro lui était passé sous le nez – elle n’émergea de l’inconscience qu’à 3h du matin. Nous supposons qu’une âme charitable accepta de la ramener à son domicile, malgré son état de décrépitude et l’heure avancés.
L’ange Gabriel – ou présumé tel – avait du bon sens (en plus de celui des affaires). Il consulta donc Internet, et chercha les entreprises dont le nom commençait par les quelques lettres sauvegardées sur le badge (vous suivez toujours ?). Nous épargnerons au lecteur les fastidieuses recherches, les rebuffades qu’il essuya, avant de se retrouver au siège de Mandarine Télécom. Glissons sur les retrouvailles, forcément empreintes d’émotion. Et passons si vous le voulez bien au dénouement
Le dénouement
Après s’être reconnus, les deux tourtereaux deviennent amants. DJ Groove (pour être franc, il s’appelle Jean Durand) l’invite au restaurant. Elle laisse tomber Mandarine Télécom – non sans avoir fait la nique à Esther et Martha, et même à son patron. Comme Jean Durand gagne très bien sa vie – les DJ ont le vent en poupe en cette période post-pop-rock, ils s’installent dans un superbe appartement avec vue sur la mer ; il l’emmène en tournée et tous deux sont élus couple de l’année par Vogue. Naturellement, ils auront beaucoup d’enfants, mais cela, c’est une autre histoire.
La vraie histoire, c’est qu’effectivement Jean Durand séduit (euphémisme) Sandrine. Laquelle se retrouve enceinte. Quand il l’apprend, DJ Groove va voir ailleurs (une dénommée Belle Dubois, née Dormant). Sandrine sombre dans la dépression et fait appel à sa bonne fée Xénia pour commander des vitamines. L’histoire se termine dans une ambulance dont les hurlements couvrent les gémissements désespérés d’une Sandrine qui appelle la mort. Mais On ne l’entend pas… (Le Ciel a ses raisons que la raison ne connaît pas….)
Cette fin, hélas la seule véridique, est un peu « téléphonée ».
Pour préparer son parfait pudding, la pauvre princesse paraissait perdue, privée de sa puissante fée. Dans un frou-frou, flapflap, flip, froutch flappinant, elle franchit la porte de sa cuisine et sortit de ses placards les outils nécessaires à son savant souper, décidée dans l’heure, après s’être pouponnée, préparée, maquillée, habillée d’une longue robe en satin et traîne.
Et vlan, la casserole sur le fourneau, bang, la planche à découper sur la table, clac les couteaux contre le bois, bwouf la farine dans le saladier, sarde bringuebalant. Et voici qu’un ding, ding dong interrompit la pauvrette dans ses préparatifs hâtifs.
Dans un flip flap flatulent, elle alla ouvrir à l’importun qui osait l’interrompre, buta contre la chaise, glissa contre le sol et badaboum, s’affala avant de se redresser péniblement pour aller, argh argh, à la porte où sa bonne fée attendait, retardée par un méli mélo de baguettes magiques.
Ha ha, Hii, proféra la princesse, se pensant tirée d’affaire dans son entreprise périlleuse mais en oubliant toute prudence et n’entendant pas le léger et inquiétant psshiit dans la cuisine. Mais heureusement, tagada, tagada, tagada tsoin tsoin, le beau prince surgit pic poil de nulle part sur son fier destrier pour sauver la belle et sa bonne fée du désastre, arrêtant d’un geste la belle, empêchant l’étincelle destructrice et qu’éclate un wham formidable, ruinant définitivement cette belle initiative vouée à l’échec.
23 heures, 12 minutes, 26 secondes et quelques millièmes…
Sinistre compte à rebours ! Les digits de l’horloge atomique défilent en rouge sang sur l’écran du labo souterrain. Demain la terre ne sera plus, mais le temps ne s’arrêtera pas pour autant… Il a débuté avec le Big Bang et a étiré l’espace jusqu’à créer notre pauvre terre et n’en faire qu’une poussière dans l’infinité. L’Univers continuera bien sans nous.
Ici, à 6000 m d’altitude, je suis un des derniers survivants de cette planète ridicule et je suis chargé d’une mission tout aussi ridicule. Il me faut expliquer pourquoi notre monde va disparaitre, traduire ce message en binaire et l’envoyer dans l’espace comme une bouteille que l’on lance à la mer. Non pour être sauvé mais pour tenter d’expliquer. Il n’y a en effet rien d’autre à faire : le caillou qui va heurter notre planète a une taille telle que tout sera pulvérisé ! Pfittt !
La probabilité est faible qu’une intelligence quelque part puisse décoder ce message et je souris en pensant à vous les experts qui ne manquerez pas de vous engueuler devant ces zéros et ces uns apparemment ordonnés et pourtant incompréhensibles. C’est bien ça ? Vous ne comprenez rien à ce message ? Tant pis, je continue car il me faut surtout vous parler de l’homme, l’être vivant qui a malheureusement réussi à dominer cette planète.
Son pouvoir de nuisance ? La pollution chimique et nucléaire qui a eu raison de toute vie sur cette terre. Un déclin, lent et insidieux, dû simplement, tout simplement, à une augmentation inexorable et irréversible de la stérilité animale et végétale. Chers collègues – je peux bien vous appeler ‘chers collègues’- peut-être vous reproduisez-vous par clonage ? Ou par scissiparité, ce qui serait amusant. Bon, je n’ai pas vraiment le temps de vous expliquer ici comment cela se passait pour nous …
Très vite il n’est resté que des vieux, et le nuage chimique enserrant la terre en a eu raison sans difficulté. Seuls quelques insectes ont survécu et il est bien difficile de dire ce qui reste au fond des eaux radioactives des océans, sans doute de monstrueux mutants. Les océans eux-mêmes ont donné un coup de main. Ils n’ont rien trouvé de mieux que de lâcher de gigantesques pets de méthane qui, en s’enflammant, ont cramé la végétation autour du globe. Enfin, ce qui en restait, après l’accélération du réchauffement climatique dû à l’activité humaine.
Bref, je survis dans ce bunker sous l’Observatoire, m’amusant chaque soir à regarder ce caillou minable qui fonce vers moi et dont l’homme n’avait nul besoin pour anéantir la terre. Demain je vais assister à ce qui ne sera finalement que le grand nettoyage nécessaire.
‘Poussière, tout n’est que poussière et nous retournerons en poussière’. Cela ne vous dit rien ? Probable ! Donc c’est pour demain soir et c’est un peu triste tout de même d’être seul pour vivre en direct, et en bien plus majestueux, l’expérience des dinosaures. Chers Collègues, je ne vais pas avoir le temps de vous expliquer ce qu’est un dinosaure.
Ah, une dernière chose, il ne sera pas nécessaire d’envisager une visite, vous seriez déçus ! Même si vous apercevez encore une planète bleue, le temps d’arriver, les miettes se seront dispersées dans la galaxie !
22 heures, 43 minutes, 12 secondes et quelques millièmes…
Le feu d’artifice va être grandiose.
Sûr, dans quelques heures je vais bien m’éclater !
Un seul regret, je ne pourrai pas vous raconter…
Bertille et Bertrand, jumeaux, étaient tout à fait dissemblables. La première était vive, le second apathique. Il avait pris l’habitude de suivre sa jumelle en tout : elle décidait, il suivait.
L’appartement était cossu, situé dans un ancien hôtel particulier. Madame vaquait à ses occupations mondaines et charitables tandis que Monsieur dirigeait l’entreprise. Les enfants n’étaient pas leur préoccupation première sauf en matière d’éducation. On ne parlait pas dans cette famille, on discutait, on susurrait, on roucoulait. Jamais un propos plus haut que l’autre. Les repas étaient compassés, pris dans une salle à manger disproportionnée : Monsieur et Madame chacun à l’un des bouts de la table tandis que les enfants se partageaient les deux côtés dans la longueur. Le valet de pied passait les plats dans un silence religieux et s’éclipsait jusqu’au plat suivant, relégué près de la desserte.
A la fin du repas, Monsieur et Madame passaient au salon où était servi le café. Lui lisait le journal pendant que Madame bâillait aux corneilles, attendant patiemment que son époux s’extraie de son fauteuil, donnant ainsi le signal du coucher. Pendant ce temps-là, les jumeaux travaillaient chacun dans leur chambre. Les horaires étaient stricts : à 9h, ils étaient au lit.
En 1968, les événements bousculèrent la belle ordonnance de ces us et coutumes. Monsieur s’inquiétait des troubles, fronçait les sourcils, ne pipait mot. Madame, toute à ses mondanités, ne commentait rien d’autre que les vernissages auxquels elle était invitée, les expositions à la mode, les concerts auxquels elle cherchait vainement à emmener son époux. Quant aux enfants, mêlés à la rue pour se rendre à l’école, ils prenaient l’air du temps.
– Mais enfin, que signifie ceci ? s’enquit sur un ton étonné Madame.
Bertille venait, telle une trombe, de surgir au salon.
– Maman, vous ne le savez peut-être pas, mais le monde change.
– Que racontez-vous ?
– Oh, rien !
Et Bertille sortit sans plus de commentaire.
Madame se replongea dans sa revue. Bertille rejoignit Bertrand dans sa chambre et lui lança :
-Bertrand, l’immobilisme, ça va bien, mais ça doit changer. Maman est complètement à l’ouest, Papa n’est préoccupé que par sa boîte. Et nous, nous sommes libres de faire comme nous l’entendons. Ras-le-bol de vivre à côté de mes pompes !
– Qu’est-ce qui te prend ?
– Mais tu ne vois donc pas que ça bouge ? Les étudiants sont dans la rue, les ouvriers les ont rejoints. Les CRS sont appelés en renfort.
– Oui, et alors ?
– Je n’ai pas l’intention de passer à côté. J’ai rencontré des étudiants, ils m’ont tout expliqué. Je marche avec eux. Et toi ?
– Heu…
– Tu n’en as pas marre de l’aspect feutré de notre vie, comme si rien d’autre n’existait en-dehors de notre petit monde ? Tu supportes que mère se languisse à longueur de journée, qu’elle n’ait rien à dire, qu’elle ne sache même pas combien coûte un kilo de pommes ? Et père qui ne nous regarde même pas tant il ne voit qu’à travers son affaire ? T’a-t-il jamais dit quelque chose d’autre que « C’est très bien mon fils » quand il visait ton carnet scolaire ?
– Ben…
– Pour moi, c’est décidé, je monte sur les barricades, je vais affronter les CRS. D’ailleurs, ce soir, je vais à une réunion avec des ouvriers. Tu m’accompagnes ?
Ils prirent un sac, y glissèrent quelques vêtements et sortirent.
Le lendemain, quand Madame vit sa fille, elle émit d’un ton pincé :
– Mais enfin, Bertille, qu’est-ce que cet accoutrement ? D’où sortez-vous ces oripeaux ? Vous ne songez pas à sortir ainsi attifée ?
– Eh bien si, Maman. Vous ne voudriez quand même pas que je lance des pavés en petit tailleur ?
Bertille sortit sans plus attendre, suivie de Bertrand.
De réunions en barricades, de rencontres en échauffourées, les jumeaux se muaient en contestataires. Ils ne rentraient plus guère sous le toit paternel, préférant se mêler aux étudiants (les lycéens avaient rejoint le mouvement).
La rencontre décisive, ce fut un soir comme tant d’autres, au milieu des manifestants. Marie-Hélène, meneuse vigoureuse, interpela Bertille :
– Alors, on s’encanaille ?
– Pardon ?
– Toi, ça se voit, tu es une bourgeoise. Que fais-tu ici ?
– Je suis peut-être bourgeoise, mais je hais le conformisme. Ras-le-bol des conventions ! Et puis, ce n’est pas le milieu qui détermine les actes, mais la réflexion.
– Tiens, tu t’emballes. Je t’ai piquée au vif, dirait-on.
– Et alors ? Tu ne vas pas m’interdire de me mêler de ça. Il est interdit d’interdire.
– Je vois qu’on connaît ses classiques. Bon, puisque tu es là, reste ! Mais fais gaffe, ça va chauffer ce soir.
D’un côté il y avait les CRS, de l’autre les manifestants. Les jumeaux suivaient le mouvement sans se quitter d’une semelle. Les lacrymos pleuvaient, les CRS enfonçaient la foule qui résistait tant qu’elle pouvait contre les matraques et les boucliers. Les étudiants reculaient ; certains tombaient, d’autres étaient agrippés par les CRS, traînés par terre, embarqués avec brutalité.
Brusquement séparée de son frère, les yeux rougis par les larmes, Bertille ne savait plus où elle était. Elle résistait au désir de fuir, mais désemparée, continuait à suivre le mouvement. A son tour, elle fut jetée à terre, malmenée et bientôt se retrouva dans le panier à salade avec d’autres étudiants ou qui semblaient tels. Marie-Hélène fut jetée dans la camionnette sans ménagement.
– CRS – SS, dit-elle.
La porte claqua. Dehors des cris, des slogans, des pétarades à peine étouffées par la colère qui grondait.
Ils passèrent tous la nuit au poste. C’était inconfortable. Avant de les enfermer, on recensa leur identité. Fichés, tous fichés. Sauf Bertille.
Le lendemain son père vint la chercher et ne dit rien. Bertille abandonna ses compagnons le cœur gros. Elle avait passé une grande partie de la nuit à échanger avec Marie-Hélène. Les mots « liberté, partage » répétés à l’infini s’étaient imprimés fortement en elle. Mais surtout son amie d’un soir lui avait fait comprendre que chacun avait sa place, qu’on était libre en acceptant qui on est, en faisant siens l’éducation et les principes. Question de choix, mais sans renier ses origines. C’était, selon elle, ainsi que s’effectuait le passage de l’enfance à l’état adulte.
De retour chez elle, Madame se récria en découvrant sa fille couverte d’ecchymoses, un œil à demi-fermé.
– Mais enfin Bertille, qu’est-ce qui vous a pris ? Jean-Edmond, c’est inadmissible. Dites quelque chose !
– Allons, ma chère, l’adolescence, c’est comme l’acné, ça passe avec le temps, lui répondit-il d’un ton placide. Vous verrez, ma chère, tout va rentrer dans le rang.
Quelques années plus tard, Bertille était devenue enseignante. Elle avait retrouvé Marie-Hélène et le lien d’un soir avait donné vie à une amitié réelle. Toutes deux militaient dans un syndicat. Bertrand, lui, avait intégré l’entreprise paternelle.
Aujourd’hui, samedi, je décide de prendre les choses en main. Un nouvel agencement des objets de la maison s’impose. Je dois mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm digne de la cache d’Ali Baba qui se nomme le grenier. Je gravis l’escalier dans sa direction afin de ranger, classer, positionner, redresser, et éliminer toute affaire dont on oublie jusqu’à l’existence. La lumière est diffuse, seule une petite lucarne éclaire la pièce la plus délaissée de la maison. Tout est sans dessus, tout est sans dessous, débrouille toi avec cela. Je trébuche sur des cartons de livres qui me semblent d’une autre génération tant leur miniaturisation sous forme d’écriture électronique s’est immiscée dans notre vie de tous les jours. Derrière un abat-jour sur un pied en équilibre précaire, je distingue une malle d’un autre siècle que j’imagine transbahutée à l’arrière d’une diligence. Un ours en peluche couché sur le dessus semble imiter un authentique plantigrade qui hiberne dans sa tanière. Je dépose celui-ci sur le plancher afin d’ouvrir avec précaution ce coffre de voyage.
Je découvre à l’intérieur, différents objets que je passe en revue, tout en m’interrogeant sur leur origine, leur utilisation et autres mystères qui leur appartiennent. Une paire de jumelles en cuivre patinée par le temps, des cachets de cire pour certifier je ne sais quoi, un coupe-papier à l’allure d’arme du crime, un stylo à encre noire qui avait peut-être servi à écrire des lettres d’amour. Puis je me saisis d’un cahier, un journal de bord en quelque sorte, dont la première page me dévoile un texte bien délié qui montre que son auteur avait un goût prononcé pour l’écriture bien léchée autant qu’un ours qui dort sur ses deux oreilles. J’ouvre une page au hasard et tombe sur un article de journal que l’on avait pris soin de découper dans une gazette de l’époque :
« Sauvetage inespéré sur le Rhône.
Un bateau à vapeur s’est échoué sur une berge du Rhône au lieu-dit Le Noyer. L’équipage était composé d’un unique capitaine qui s’est avéré être aussi l’inventeur d’un nouveau prototype de chaudière waterproof. Alors qu’il tentait de rentrer à Montélimar d’où il était originaire, la machine à vapeur a explosé. Par chance, une jeune arlésienne etc.» Sans poursuivre la suite de l’article, je m’empresse de lire le journal intime à la page ouverte.
« Arles, le 29 février 1888,
Je suis allée faire une promenade à cheval au bord du Rhône, et à ma grande surprise, j’ai aperçu une embarcation sans voile, avec une roue comme un moulin à eau qui se situait à l’arrière. Celle-ci avait échoué dans un herbier à proximité d’une berge où nichent des flamands roses. Quelqu’un avait fait dû faire du feu pour se réchauffer car une cheminée dégageait une fumée si noire qu’elle signifiait sans doute quelque mauvais présage. Puis, j’ai aperçu un homme sur sa coquille de noix qui tentait en vain de reprendre le large en alimentant sa machine à charbon. Mais le mistral était si froid que je me suis sentie dans l’obligation de le secourir. Je me suis approchée du bateau en perdition avec Junon, ma jument. Je suis rentrée précautionneusement dans l’eau remuée par d’incessantes vaguelettes qui par chance ne mouillèrent que le bas de ma robe. J’étais tellement encapuchonnée que l’homme a bord a dû me prendre pour une Mauresque qui remontait vers Poitiers. Après lui avoir demandé si tout se passait bien, il m’a répondu qu’il accepterait volontiers mon aide. Je l’ai donc hissé sur la croupe de Junon. Et, tout en s’accrochant à moi, nous sommes rentrés à la maison poussés par un vent tempétueux à décorner des taureaux comme on le dit chez nous».
Je souris à l’idée d’apprendre que cette vénérable arrière-grand-mère avait pu être la principale actrice de ce sauvetage miraculeux. Une chance inouïe pour celui qui n’oublierait pas qu’il avait failli être emporté par les flots d’un fleuve en furie. Ce récit piquant ma curiosité, je décide donc de poursuivre quelques pages plus loin.
« Arles, le 7 mars 1888,
Cela fait une semaine, depuis son fatidique naufrage, que Charles est chez nous. Il devait repartir ce matin à dix heures et dix minutes par le train pour Montélimar, ce retour ne se fera pas tout de suite. Hier soir, nous sommes allés à la corrida comme nous avons l’habitude de le faire en cette période de l’année ; malheureusement nous avons dû rentrer précipitamment car il s’est senti mal à la vue du sang. J’ai demandé à maman à ce qu’il puisse rester une semaine de plus. »
Un homme d’une grande émotivité qui s’incruste me dis-je, ou peut-être un simple malentendu entre explorateur et autochtone. Allez savoir, en tout cas, il serait intéressant de connaitre la suite. Je tourne plusieurs pages à la fois, pressé d’en finir pour accomplir ma tâche de rangement. Je poursuis ma lecture avec un petit serrement au cœur car je me rends compte aussitôt que le dénouement est proche.
« Arles, le 1 juillet 1888,
Hier je me suis mariée avec Charles. Ce fut une journée parfaitement réussie, tout le monde semblait ravi. Parfois je repense à cette promenade à cheval, voilà déjà quatre mois, qui aura changé le cours de ma vie. Charles m’a trouvé superbe avec ma jupe en crêpe de chine, mon corsage en satin et mon étole irisée de couleurs vives en dentelles brodées. J’avais bien remarqué que Charles avait mis un costume noir un peu ample qui faisait des vagues comme la houle du large, mais dans cette ambiance festive, personne n’y prêta vraiment attention. »
Cette arrière-grand-mère est incroyable, me dis-je, elle a sauvé l’homme qui devait devenir son mari. Mon père m’avait parlé de sa grand-mère de Montélimar qui s’appelait Carmen. J’ai donc retrouvé son journal intime. Avide à présent de connaître le fin mot de cette histoire, j’ouvre le carnet à la dernière page.
« Montélimar, le 24 décembre 1932,
Charles est resté à l’usine toute la nuit, il a essayé de redémarrer la machine à découper les nougats, elle est entrainée par une turbine à vapeur. Cela toujours été son dada, mais je trouve qu’il exagère, il aurait dû prévoir de la faire fonctionner plus tôt. Mais je lui pardonne, Noel approche, il faudra, malgré tout, expédier les colis pour satisfaire tous les gourmands. Comme à son habitude, je suis sûr que mon Charles adoré réussira. J’arrête ici mon journal. Maintenant que les enfants sont partis, je n’aurais jamais pu leur confier ce secret de ma rencontre avec Charles. Peut-être, le découvriront ils, en retrouvant ce journal et l’apprendront ils ainsi. »
Je referme délicatement le livret, le pose tout au fond de la malle. Je replace ensuite chaque objet comme je les avais trouvés. Tout en fermant le couvercle du coffre de voyage, j’entends ma femme qui m’appelle pour savoir si tout se passe bien.
« Mission accomplie.», lui crié-je, tout est à sa juste place.
J’en profite pour remettre l’ours en peluche sur son séant. Je décide de mon repli alors que la lumière du jour commence à baisser et que ma femme apparaît dans l’ouverture du grenier.
– As-tu trouvé un trésor ? me demande-t-elle, curieuse.
– Non, mais j’ai retrouvé l’Arlésienne.
– Ah, bon. », fait-elle, intriguée.
– Oui, je t’expliquerai, dis-je pour conclure la conversation en lançant un dernier regard en direction de la malle où la peluche semble dire à l’homme qui a vu l’ours : « Martin veille, maintenant tu peux partir tranquille, il sera bien gardé».
Gabriel avait commandé un Fernet-Branca. C’est ce qu’il faisait toujours les lendemains de cuite. Il savait qu’il ne supportait pas le whisky après le Champagne, son amie Chéryl l’avait pourtant bien prévenu ! Ce matin, il retrouvait peu à peu ses esprits dans ce café de Labeaume, petit village du sud de l’Ardèche, où il passait quelques jours de vacances.
Il observait une dame qui buvait un café, attablée à quelques mètres de lui. La dame n’avait pas le charme de Chéryl, mais elle montrait une certaine classe. Grande, cheveux blonds, tailleur gris, elle pouvait avoir la cinquantaine. Tout à coup, elle se leva souplement et se dirigea vers la table de Gabriel.
– Puis-je vous parler d’une affaire délicate ?
– Je vous en prie, répondit Gabriel, prenez place.
– Vous êtes bien la Pieuvre, euh … je veux dire le Poulpe ?
– C’est ce qu’on raconte. Alors, quel est le problème ?
– Et bien voilà : j’ai reçu ce matin une demande de rançon. On me demande 250 000 euros pour retrouver ma fille Sabine vivante.
– Avez-vous averti la police ?
– Bien sûr que non. La lettre précise bien : “ Pas un mot à la police, sinon couic. ” Quelqu’un m’a parlé de votre présence dans le village ; alors, je suis venue.
– Vous savez, je suis en vacances dans ce bourg de l’Ardèche et je n’ai pas l’expérience de ce genre d’affaire. Puis, baissant la voix, il poursuivit : C’est bien couic qui est écrit dans la demande de rançon ?
– C’est bien couic, en effet.
– Désolé d’insister, mais dans ce genre de lettre, tous les mots comptent pour essayer de cerner les criminels. Avez-vous des soupçons ?
– En fait, j’ai tout de suite pensé à “ L’Ardèche bleue ”.
– L’Ardèche bleue ? questionna Gabriel.
– Oh, c’est une communauté qui s’est installée à Labeaume, il y a cinq ans. Cela ressemble à une espèce de secte. Leur maison se trouve à la sortie de village, dans la direction de Vallon-Pont-d’Arc. Plusieurs familles vivent là, mais on ne sait trop comment elles se procurent de l’argent. Ma fille, Sabine, les a même un peu fréquentées l’année dernière.
– Ah oui, je vois où se trouve la maison, répondit le Poulpe. Bon, pour vous rassurer, je veux bien aller y faire un tour incognito. Mais, avant cela, j’ai besoin de quelques informations.
Vous donne-t-on un délai, dans la lettre ?
– Non, il est juste écrit “ instructions suivront ”. Tenez, voilà la lettre.
Tout en examinant la missive et son enveloppe, le Poulpe prononça à voix basse, comme pour lui-même :
– Bien, la lettre est tapée sur ordinateur et le timbre a été oblitéré à Aubenas avant-hier.
A peine Gabriel avait-il articulé ces mots qu’une jeune femme plutôt sexy fit irruption dans le café en criant :
– Allons Gabriel, tu as assez parlé avec la dame, on t’attend pour déjeuner !
– Oui, oui, j’arrive mon lapin, lança le Poulpe à Chéryl en colère. Puis se tournant vers son interlocutrice médusée, il ajouta : j’oubliais, comment sont vos rapports avec votre fille ?
– Plutôt mauvais, je dois vous le dire. Sabine a maintenant 20 ans ; depuis qu’elle est partie poursuivre ses études à Grenoble, nous la voyons très peu. Elle revient surtout quand elle a besoin de nous. Je suis Carole Dubois, la femme du notaire, ajouta-t-elle, en lui tendant une carte de visite.
– Ah, encore un mot, ajouta le détective en se levant, avez-vous apporté une photo de Sabine ?
– Oui, j’y ai pensé, mais, dans ma précipitation, je n’ai trouvé que celle-là. Elle est en maillot de bain sur une plage de Biarritz.
– Merci bien. Ah, je vois, c’est une très belle fille !
Le soir même, le Poulpe dirigea ses tentacules vers la communauté de « l’Ardèche bleue ». Pour cela, il se grima à l’aide d’une perruque, se munit d’une serviette et sonna. Un jeune homme vint lui ouvrir.
– Je suis envoyé par la préfecture de Privas, annonça Gabriel, c’est pour le contrôle des termites !
Ce petit subterfuge permit au Poulpe de visiter à sa guise chaque pièce de la grande bâtisse qui abritait la communauté, depuis la cave jusqu’au grenier. Il ne sentit aucune résistance particulière au cours de sa visite et en conclut que Sabine ne se trouvait pas retenue dans ces lieux.
A la sortie, le jeune homme qui l’avait accueilli, l’interpella :
– Vous connaissez peut-être Henri Magnan, c’est un copain, il travaille, comme vous, à la préfecture de Privas ?
– Magnan, oui, ce nom me dit quelque chose. Mais je ne le connais pas vraiment, il n’est pas dans mon service.
– Il s’occupe des Cartes grises et des permis de conduire. Il est resté longtemps dans notre communauté. Mais l’an passé, il nous a quittés, il a préféré se rapprocher de Privas.
– A-t-il gardé un contact avec votre communauté ?
– Disons qu’il passe quelquefois pour nous saluer. La dernière fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé changé. Beaucoup d’ambition, il espère réussir grâce à la politique.
– Marié ? lança Gabriel.
– Non, mais ce n’est pas les filles qui lui manquent.
– Filles du village ? se hasarda le Poulpe.
– Pas toujours, mais il est sorti longtemps avec Sabine, la fille du notaire.
Gabriel eut soudain l’impression de ne pas avoir trop perdu son temps à discuter avec le jeune homme de « l’Ardèche bleue ». Il prit congé et regagna le centre de Labeaume, après avoir retiré sa perruque.
Gabriel retrouva Cheryl chez la coiffeuse du village. Les deux femmes semblaient en grande discussion. Il leur fit juste un petit signe et sans dire un mot se mouilla les cheveux et se plaça sous un casque pour les faire sécher. Il avait l’habitude de procéder ainsi dans le salon de Cheryl à Paris. Il disait que cette situation lui permettait de bien se concentrer.
Cinq minutes plus tard, il finit d’arranger ses cheveux à la main, puis enlaça la taille de guêpe de Cheryl en déclarant :
– Ma crevette adorée, je t’enlève.
– Mais, où allons-nous mon Poulpe chéri ?
– A Privas, si tu veux bien me suivre.
Deux heures plus tard, en fin d’après-midi, Gabriel et Cheryl se trouvaient au guichet des cartes grises de la préfecture de Privas.
– Bon, Cheryl, tu as bien pigé. Tu inventes n’importe quoi. Ce que l’on veut, c’est voir la tête de cet Henri Magnan, l’ami de Sabine.
Gabriel se mit en retrait, pendant que Sabine s’avançait vers la jeune fille qui tenait le guichet.
– J’aimerais parler à Henri Magnan, s’il vous plait.
– C’est à quel sujet ? répondit l’employée de la préfecture.
– C’est personnel, répliqua Cheryl d’un ton sec.
L’employée disparut sans un mot et revint presque aussitôt accompagnée d’un jeune homme en costume-cravate.
– Je vous prie d’excuser mon audace, susurra Cheryl. J’ai préféré m’adresser au chef. Puis, tout en jouant de ses longs cils et de ses lèvres pulpeuses, elle poursuivit :
Je vous ai adressé une lettre, voilà plus d’un mois, et je n’ai pas eu de réponse.
– J’en suis désolé, c’était à quel sujet ?
– Je demandais un duplicata de mon permis de conduire.
– En fait, on a besoin pour cela d’une pièce d’identité. Mais ma secrétaire va vous le faire tout de suite.
Un quart d’heure plus tard, Cheryl rejoignait Gabriel avec une copie de son permis de conduire dont elle n’avait nul besoin.
– Bravo ma puce, lui dit-il. On connaît maintenant Henri Magnan. Il est bientôt six heures, il ne va pas tarder à sortir. Surveillons le parking, on essaiera de le suivre. Assieds-toi plutôt à l’arrière et dès que tu le voies, baisse-toi, il ne faut pas qu’il te reconnaisse.
Une heure plus tard.
– Tiens, le voilà ! lança tout à coup Cheryl en se pliant en deux à l’arrière de la voiture. Regarde, il est monté à bord de cette 207, là. Allez, suis-le !
Puis, une fois sur la route :
– Tu crois vraiment que ce type va te conduire à la fille que tu cherches ? grogna la belle coiffeuse d’une voix étouffée.
– Mon flair légendaire me dit que ce n’est pas impossible. On sait qu’il a eu une relation intime avec Sabine. C’est un indice à ne pas négliger.
Après avoir traversé la ville, les deux véhicules se retrouvèrent dans une banlieue pavillonnaire, puis véritablement à la campagne. Gabriel veillait à rouler à une bonne centaine de mètres de la 207 de Magnan. Bientôt celle-ci ralentit et emprunta un chemin de traverse conduisant à une villa. Le Poulpe se gara aussitôt sur le bord de la route.
– Quel est ton plan ? dit Chéryl en émergeant de la banquette arrière.
– Mon plan, je l’ai imaginé sous le casque de ta collègue, coiffeuse à Labeaume. D’abord, il fallait savoir qui était ce Magnan. Grâce à toi, c’est fait. Ensuite, nous devions savoir où il habitait, nous y sommes. Et maintenant, je compte pénétrer chez lui pour y trouver quelques traces de notre Sabine.
– Pénétrer par effraction ? demanda son amie.
– Tu sais bien que l’effraction ne me gêne pas et même souvent m’enchante, mais en présence du propriétaire, il vaut mieux jouer la convivialité.
Là-dessus, Gabriel sortit de sa poche un petit sac en plastique contenant quelques accessoires pour se déguiser. Grâce au rétroviseur, il ajusta sa perruque et sa fausse moustache.
– Voilà, lança-t-il, je suis prêt.
– Bravo, mon Arsène Lupin adoré, s’exclama Cheryl. Je t’attends dans la voiture. Je mets mon portable en marche, on ne sait jamais.
La villa d’Henri Magnan était en fait une ferme aménagée. Gabriel traversa la cour, puis sonna. Bien sûr, cette fois, il n’était pas question de refaire le coup de l’envoyé de la préfecture chassant les termites.
– Désolé de vous déranger, déclara Gabriel, lorsque Magnan vint lui ouvrir. Je suis en vacances dans la région, à la recherche d’une maison à vendre. Avez-vous des informations à ce sujet ?
– En tout cas, ma maison n’est pas à vendre, mais il est possible d’acheter dans le coin une ferme désaffectée et de la retaper. C’est bien ce que j’ai fait l’année dernière.
– C’est une réussite, dit le Poulpe. Avez-vous pu conserver la cuisine et sa cheminée ?
– Bien sûr, d’ailleurs, c’est la pièce principale. Vous pouvez regarder.
En pénétrant dans la pièce, Gabriel eut le temps d’entrevoir une silhouette féminine en train de sortir. Il n’y avait pas de doute, il avait bien reconnu le visage de Sabine avec ses yeux clairs et ses cheveux blonds coupés courts. Spontanément, il imagina la fille en maillot de bain, ce qui confirma sa première impression.
– Très belle pièce, en effet, bien aménagée, déclara-t-il.
Il nota deux adresses que lui suggérait Henri Magnan, remercia, puis sortit pour rejoindre Chéryl dans la voiture.
– C’est bien ce que je pensais, annonça-t-il à son amie en ôtant son déguisement. La fille se trouve bien chez lui, en toute liberté. C’est un coup monté, avec son accord, pour extorquer de l’argent à sa propre famille ! Je ne vois pas d’autre explication.
– Voilà une affaire rondement menée, s’exclama Chéryl, il ne te reste plus qu’à avertir la jolie maman de Sabine. J’ai l’impression qu’elle ne sera pas trop surprise par cette triste réalité.
– Bah ! On fera cela demain, répondit Gabriel, Madame Carole Dubois apprendra bien assez tôt la trahison de sa fille. Je la laisserai libre aussi de poursuivre, si elle le désire, le petit freluquet de la préfecture qui a dû tout manigancer. En attendant, rentrons à Labeaume pour fêter l’événement.
– Tu as mille fois raison, mon gros calamar. Mais attention, pas de whisky après le champagne. Tu ne le supportes pas.
Pour rien au monde elle ne manquerait ce rendez-vous de septembre.
Rendez-vous avec sa grand’mère, petite femme vive, malicieuse, débordante d’affection, qui vit seule, aux limites du village, d’une petite pension de veuve de guerre. Rendez-vous avec cette ruralité laborieuse qui avait marqué sa jeunesse, avant cet exil à la ville, avant que sa mère ne sombre définitivement dans cette tristesse sans fond qui l’avait tuée. Rendez-vous avec ces ventes de la saint-Michel, quand, les dernières récoltes livrées à la coopérative, l’agriculteur qui prend sa retraite fait vendre à la criée tout le fond de ferme accumulé en une vie de travail avant de se retirer au bourg. Rendez-vous avec les grands vents d’équinoxe qui vous lavent la tête plus sûrement que n’importe quelle séance de psy.
Certes Jean dit que par temps d’orage, l’air se charge d’ions négatifs dont les effets bénéfiques sont bien connus, mais Jean ne fait que disséquer le monde qui l’environne. Elle, elle veut le vivre. Pas comme son père. Car paradoxalement il reste constamment à l’écart de ces joyeuses retrouvailles. Pire, il a toujours refusé de l’accompagner. Alors maintenant elle se contente d’un bref coup de fil ‘Je passe une semaine chez grand’mère’, sans l’inviter à profiter du voyage. Un sourire l’éclaire : c’est à croire que, comme dans les vieux clichés, son père cherche à éviter sa belle-mère. Quelque non-dit, accumulé, ressassé, risible sans doute. Il faudrait qu’elle prenne l’affaire en main un jour, qu’elle bouscule leurs habitudes.
Urbaine par nécessité, elle avait délibérément choisi de rentrer par ces chemins bordés de haies vives, traversant des hameaux ignorés par les grosses limousines à œillères qui filent sur la grand’route à deux kilomètres de là. Exceptionnellement elle était allée au loin, dans le département voisin. La boulangère, avec qui elle avait épluché les petites annonces locales, lui avait vanté cette grosse ferme fortifiée, bien connue dans le canton où elle était née.
– Pensez, donc, c’est la troisième génération dans la même ferme. Une vente comme on n’en verra plus avant longtemps : j’imagine déjà les barattes et moules à beurre qui viendront compléter votre collection. Et puis un cadre ravissant. Sans compter mon cousin qu’est restaurateur à côté. Il fait bon s’arrêter chez lui. Dites lui que vous venez de ma part.
Alors elle y était allée. Pour une journée de pur plaisir.
Au bruit de la voiture se garant dans la cour, sa grand’mère surgit sur le pas de la porte.
– Tu t’es pas trop ennuyée ? Tu ne connaissais personne là bas ? »
– Détrompe toi grand’mère, l’aboyeur c’était le grand Charles. La voix toujours aussi puissante, les blagues toujours aussi lestes. Bref l’homme de la situation dans ce méli-mélo d’agriculteurs en quête de matériel bon marché, de brocanteurs, de badauds, d’amateurs de tous poils. Rends toi compte, grand’mère, j’ai compté cinq coffres à grain anciens, trois balances romaines en fer forgé, des hache-pailles à ne savoir qu’en faire… »
– Et toi, qu’as-tu ramené ? »
– Des grès, grand’mère. Deux pleins cageots. Des potines, deux moines, un pichet, un petit saloir… ‘Etats variés’ comme dit Charles. Je les porte dans la cuisine pour que tu les voies. »
En posant le deuxième cageot, elle prend conscience d’une anomalie : sa grand’mère a dédaigné l’antique pelle à rissoler les pommes, une vraie trouvaille pourtant, à peine égrenée, et reste fascinée devant la tasse qu’elle tient en main. Tasse modeste qui a perdu son anse depuis longtemps. Tasse ajoutée au lot car invendable en elle-même. Tasse émaillée d’une quelconque glaçure jaune à l’intérieur, mais restée brute à l’extérieur.
– Où étais-tu déjà ?
L’aïeule a levé des yeux pleins de larmes »
– Grand’mère, qu’as-tu ? Veux-tu ton médicament ?
– Laisse mon médicament. Cette tasse. Regarde.
Sur le flanc de la tasse est incisé un prénom ‘Michel’, souligné d’une petite arabesque ; oh pas du grand art, non, mais où on devine tout le soin et l’amour que le graveur amateur y a introduit.
– Oui ? Grand’mère, tu as déjà vu cette tasse ?
Le silence s’installe un instant
– Cette tasse, après l’accident elle ne le quittait jamais. Mais ce n’est pas à moi à te raconter. La prochaine fois que tu vois ton père, dis lui simplement : ‘J’ai la tasse de Michel. Veux-tu la voir ?’… et attends… et puis reviens me voir.
Son père lui paraît plus faible, plus incertain, plus terne que jamais. Eternellement rongé par la mort de sa femme, rongé par cette banlieue grise, rongé par son refus obstiné de rentrer au pays, englouti dans sa solitude.
– La tasse de Michel !
Stupéfait, il n’ajoute rien, s’affaire soudain sur la cafetière avec nervosité. Quand ils sont assis enfin face à face, remuant leur bol de café de leur petite cuillère, d’un coup la digue semble se rompre, ses mains se mettent à trembler. Où ? Quand ? Il veut tout savoir, exige le moindre détail. Puis s’enferme longtemps dans le silence en retournant la tasse dans ses mains. Enfin il lâche :
– Michel, c’est ton frère aîné. Demande à ta grand’mère.
Elle sait qu’il n’en dira pas plus.
Elle parle, en phrases courtes, ponctuées de longs silences songeurs. Michel ? Ce frère aîné bien plus âgé qu’elle, qui la faisait jouer. Cet enfant tant aimé de sa mère. Et puis l’accident, le cheval emballé, l’adolescent redevenu simplet… Ensuite ? La guerre, la vraie, l’exode des femmes et des enfants, à pied avec une carriole à bras… les avions bombardant, mitraillant, déversant le chaos en une poignée de secondes terrifiantes… la famille s’égaillant dans les bois comme un vol de moineaux, la disparition du simplet, la longue quête aux alentours. Pour rien. Sauf que la mère, en l’absence du père prisonnier, du grand père mort, s’attribue toute la culpabilité, bascule dans le désespoir.
Le retour au village aurait pu permettre un lent travail de deuil. Mais ces temps durs avaient durci chacun. Et quand la mère entendit au marché une commère s’exclamer sur son passage « Moi j’vous l’dit. Le simplet c’était une charge. Elles l’ont liquidé en douce… », elle ne sut que courir pour tenter d’échapper à ce nouveau traquenard, s’enferma dans la ferme, laissant son cerveau partir à la dérive.
Elle reprend la tasse doucement des mains de sa grand’mère, la fixe longuement comme si elle voulait en apprendre chaque détail par cœur. Le reste ? Le retour de son père, leur fuite en ville où rien ne rappelait Michel, la dépression irréversible de sa mère… elle n’a plus besoin de poser de questions, tout est dans la tasse.