Enquête Baba – Jean-Gui Ducreux

Lécuyer pénétra dans ce qui ressemblait à un laboratoire de pâtisserie, ce qui le surprit, pour le moins. Une lumière diffuse venant du dehors éclairait la pièce. On entendait le bruit de la circulation à l’extérieur. Il plissa les yeux.
– Ici. Asseyez-vous ! lui intima une voix sèche.
Lécuyer fit quelques pas, et vit une lampe de bureau installée sur une table ronde, près d’un ordinateur. Derrière l’ordinateur, il devinait la silhouette d’une femme, coiffée d’un simple fichu de couleur écrue. Elle paraissait séduisante, ce à quoi il ne s’attendait pas. Il s’assit, tentant de masquer un  trouble naissant.
– Madame Irina ?
– C’est pourquoi ?
Elle avait un léger accent. Slave, peut-être ? Et des yeux magnifiques soulignés par un mascara épais. Belle, mais ne cherche pas à plaire, en conclut Lécuyer. Il se força à sourire.
– Vous devez le savoir. C’est votre métier, après tout.
Elle le toisa un instant, et ses yeux devinrent de simples fentes. Souriait-elle à son tour ? Lécuyer écarta les bords de son imperméable, se mit à l’aise sur sa chaise, et se dit qu’il n’aurait pas dû mettre une cravate. Cela lui donnait l’air plus jeune.
– Vous n’étiez pas bavard au téléphone. Et si vous êtes là pour les gâteaux, vous l’auriez déjà dit.
– Poursuivez. fit Lécuyer d’un air moqueur.
Madame Irina fit une moue interrogative.
– Vous portez une arme. Mais je sais que vous n’êtes pas là pour me tuer.
Instinctivement,  Lécuyer tâta son côté droit. Le holster s’y trouvait. Il soupira brièvement. Madame Irina le scruta de son regard intense.
– Pas pour me voler non plus. Je ne possède rien. Vous êtes ici parce que vous avez besoin de moi.
Lécuyer s’esclaffa. Il posa sur la table une carte de visite, à laquelle elle jeta un bref coup d’œil. Elle ne bronchait pas.
’Madame Irina, une certaine vision de la pâtisserie’. Je comprends mieux maintenant. dit-il en parcourant la pièce du regard.
Partout une propreté immaculée : des petits fours dans un coin, des babas au rhum sur une étagère au-dessus d’une série de moules vides. Puis il se tourna vers elle lentement, testant les effets de sa séduction sur ces yeux de louve qui lui faisaient face.
– Tous vos clients ont besoin de vous, non ?
– Mes clients ordinaires, oui. Mais vous n’êtes pas ordinaire. Et vous avez malgré tout besoin de moi.
– Pas faux.
– Il y a un mort. Il y a un mort entre nous. dit-elle d’un air dramatique.
– Vrai.
Lécuyer se rengorgea.
– Vous voulez le venger.
– Non. Enfin… Si.
Madame Irina sourit franchement. Elle saisit le clavier de son ordinateur.
– Vous avez raison. Je peux vous aider. Donnez-moi votre date de naissance.
– Mais…
– Votre date de naissance s’il vous plaît.
– Euh. Le 13 octobre 1967. Un vendredi.
– Pas besoin du jour.
Madame Irina tapa rapidement. A l’écran se distinguait la grille d’une base de données. Client N° 23 : Lécuyer Eric, né le 13 octobre 1967.
– Je… Je voulais dire : vendredi 13, quoi. Une petite superstition ridicule. C’est votre tasse de thé, non ?
– Le ridicule ?
– Non. Euh, la superstition, quoi. L’au-delà, les esprits, les…
– Vous voyez une boule de cristal sur cette table ?
– Euh. Non. Mais… Mais c’est aussi un 13 octobre  que la très Sainte Vierge est apparue pour la dernière fois à Fatima. fit Lécuyer, désarçonné.
– Je ne crois pas à ces sornettes.
– Mais… Vous n’êtes pas catholique ? Toutes les gitanes sont de ferventes catholiques.
– Je ne suis pas gitane.
– Mais, alors ?
– Moi ? Je ne suis qu’une honnête pâtissière qui a des fulgurances.
– Des fulgurances. Soit. Sur ordi ?
Lécuyer poussa un profond soupir de frustration. Elle se tourna vers lui.
– L’homme mort… c’est un policier. Un policier, comme vous.
– Oui. Enfin, non. Moi oui, mais lui était douanier.
– Oui, je vois son uniforme, dit-elle en fixant l’écran. Il est né la même année que vous.
A l’écran apparut la silhouette d’un douanier, un bel homme.
– En 1967 ?
– Ben, oui. Enfin, je crois…
Lécuyer tira de son imperméable une fiche bristol, dont il lut quelques lignes.
– Vous avez raison.
– Il est mort paisiblement, en souriant.
– J’en ai eu l’impression en voyant son cadavre.
– Pauvre homme.
Madame Irina ferma les yeux pour mieux se concentrer. Pas de sang. De la bave blanche. Poison ?
– On n’a pas encore les résultats de l’autopsie. Mais… peut-être.
– Il a séjourné dans l’eau. Après…
– On l’a repêché dans la Saône, effectivement. Vous êtes forte.
– Vous savez, un talent, ça se cultive, Commissaire, fit-elle en rougissant.
– Inspecteur.
Lécuyer la fixa. Cette femme lui plaisait décidément beaucoup. S’ils pouvaient faire équipe, son avancement serait rapide.
– Il s’appelait Alexandre Lavalette. On pense qu’il était sur un trafic d’armes. Ou de drogue. Vous voyez quelque chose ? demanda-t-il plein d’espoir.
– Non, je ne vois rien de tel.
Madame Irma manipula sa souris. Elle prit son inspiration.
– Il est marié.
– Etait.
– Oui, excusez-moi. Pas d’enfants. Je vois… Je vois des ennuis d’argent.
– Ah ?
– Oui. Des dettes. C’est pourquoi il s’est suicidé.
– Ah bon ? Il s’est suicidé?!
– Oui. Il a avalé un poison mortel.
Lécuyer hocha la tête d’un air surpris. Il baissa les yeux.
– Allons bon. Il avale de la mort aux rats et se jette dans le fleuve. Impossible de se rater. Il rit brièvement.  Et moi, mon enquête n’avance pas. J’aurais préféré un gros deal qui aurait mal tour…
– Non, pas de la mort aux rats,  l’interrompit-elle d’un air las.
– Hein ? Quoi, alors ?
– Je ne vois rien. C’est flou, dit-elle en scrutant l’écran.
Lécuyer acquiesça brièvement. Madame Irina le fixa à son tour. Elle saisit une tasse, puis une bouteille isotherme, et lui servit du thé.
– Buvez ça.  dit-elle en avançant la tasse jusqu’à lui. Une petite pâtisserie ?
Lécuyer sembla se réveiller.
– Vous avez quoi ?
– Un baba ? Ma spécialité,  fit-elle en souriant.
– D’accord.
Lécuyer était rayonnant. Cette femme était une perle.
Madame Irina lui tendit une assiette sur laquelle trônait un splendide baba au rhum. Après quoi elle passa derrière sa chaise en effleurant son épaule. Lécuyer se demanda comment il pouvait faire évoluer habilement la situation, puis il choisit de lui laisser l’initiative. Il se contenta de sourire en dégustant la pâtisserie.

Madame Irina fit deux pas sur son côté gauche, et le regarda avaler le gâteau avec une certaine tendresse. Puis elle réfléchit et fit à nouveau sa moue dubitative.
– Mais pourquoi moi ?
– Pardon ?
– Pourquoi venir me voir moi ? Il y a des centaines de médiums à Lyon.
– Votre réputation…
Madame Irina lui décocha un large sourire. Elle paraissait plus orgueilleuse que jamais.
– Non, je blague. La carte. Touchez-la,  dit-il en désignant la carte de visite qu’il avait posée sur la table devant elle.
Madame Irina s’exécuta.
– Elle est mouillée.
– Oui, dit Lécuyer en se léchant les babines.
– Elle a passé du temps dans l’eau. Comme votre collègue.
– Décidément…
– Vous avez une photo de ce Monsieur Lavalette ?
– Bien sûr.
– On aurait pu commencer par ça.
– Mais… c’est vous, avec votre ordinateur… Vous pourriez utiliser des cartes de tarot, ou que sais-je…
– Donnez !
Lécuyer lui tendit une photo. Elle eut un haut le corps. La photo était la copie conforme de celle affichée sur l’ordinateur.
– Oh !  Elle semblait très troublée. Il est beau.
– Si on veut, rétorqua Lécuyer, qui ne partageait visiblement pas son avis. Vous l’avez déjà vu ? poursuivit-il en avalant une gorgée de thé.
Madame Irina respira avec difficulté.
– Oui, je me rappelle… Je vois…  Mais elle ne poursuivit pas.
– Vous voyez quoi ?  s’impatienta Lécuyer.
– Il avait des soucis d’argent.
– Oui, bon, vous aviez déjà deviné, ça.
– Non, c’est lui qui me l’a dit.
– Vous n’auriez pas pu me le dire avant ?  fit Lécuyer en la foudroyant du regard.
– Mais… Quatre-vingt-dix pour cent de ma clientèle vient me voir pour des problèmes financiers, Commissaire. Je ne pouvais pas savoir qui…
– Inspecteur.
– Pardon. Inspecteur
– Bon, admettons.
Lécuyer se rasséréna.
– Vous vous rappelez de quand ça date ?
– Il y a une semaine. Dix jours.
– Alors, c’est une semaine, ou bien dix jours ?
– Vous êtes dur.
Madame Irina se tourna vers son écran en boudant. Ses doigts glissèrent sur les touches du clavier. Lécuyer se dit qu’il savait parler aux femmes. Tout un art.
– C’était il y a cinq jours exactement. Je peux retrouver le jour exact sur… – Ce Lavalette avait une maîtresse. Il vous l’a dit ?
– Je ne savais même pas qu’il était marié.
– Vous ne l’aviez pas vu ?
Madame Irina hocha négativement la tête. Elle paraissait triste, et se rassit.
– C’est sa femme qui nous a dit ça.
– Comment le savait-elle ?
– L’intuition féminine.
A l’extérieur retentit une corne de brume. Lécuyer se tourna vers la fenêtre.
– C’est pas embêtant d’être près des quais ?
– On s’y habitue.
– C’est vrai que sinon vous êtes bien située.
– Comme vous dites.
Lécuyer eut un rire bref. Oui, elle lui plaisait. Il se leva et fit les trois mètres qui le séparaient de la fenêtre. Elle tapa brièvement sur son clavier. La photo du douanier disparut. Les fenêtres ouvertes devant elle à l’écran se fermèrent toutes simultanément. Le bureau Windows devint vide, ornée d’une simple photo de voilier en papier peint.
– Vous permettez que j’ouvre ?
– Je préfèrerais pas. Les hydrocarbures sont mauvais pour mes gâteaux.
– C’est vrai, j’oubliais. Il devint pensif. On a trouvé Lavalette pas loin d’ici, en fait.
– Oui, je sais.
– C’est vrai que vous savez tout.
– C’est pas toujours une bénédiction.
Elle lui tournait le dos. On devinait des cheveux superbes sous ce fichu. Et des épaules rondes comme il les aimait. Elle ne bronchait pas.
– Bénédiction ? Vous voyez que vous êtes un peu religieuse, gloussa-t-il. C’est vous sur le bateau ? A Sète on dirait, questionna-t-il en s’approchant de son écran.
– Pardon ?
– Votre fond d’écran.
– Ah ? Oui, c’est moi, bien sûr.
Il resta debout derrière elle. Il la sentit frémir légèrement, et se dit que c’était un bon signe.
– Et l’homme à côté de vous ?
– Un ami.
– C’est amusant. Il ressemble à Lavalette.
– Si on veut.
– Si, si, je vous assure.
– Vous voulez encore un baba ?
– Pourquoi pas ?
Lécuyer se frotta les mains sans s’en apercevoir. Et retourna s’assoir. Il la regarda disparaître dans les tréfonds de son laboratoire en la dévorant des yeux.
Madame Irina revint et lui tendit une deuxième assiette. Il entama le gâteau avec encore plus de gourmandise. Elle lui tendit ensuite une pipette contenant un liquide brunâtre.
– Encore un peu de rhum. Sinon c’est sec.
Lécuyer eut un sourire d’aise en vidant la pipette sur la pâte moelleuse à souhait. Il enfourna une nouvelle cuiller de gâteau.
– C’est tout bonnement excellent.
– Merci.
– Pas tout à fait le même goût que le premier, nota-t-il en relevant la tête.
Elle lui sourit. Son charme opérait. Il jubilait.
– Pourquoi dites-vous que c’est pas vraiment une bénédiction, ce don que vous avez.
– Parce que.
– Parce que quoi ?
– Parce que… Eh bien, parce qu’on voit les choses avant qu’elles arrivent. Evidemment.
– Evidemment, répéta-t-il pensivement. Comme quoi ?
– Euh. Quand on voit un inspecteur de police qui arrive dans votre labo, on sait pourquoi il est là.
– Ah bon ? On le sait ? Mais vous disiez que…
– Mais c’est qu’on ment beaucoup aussi. C’est comme l’intuition.
– Ah oui, je vois. Vous avez beaucoup d’humour. J’aime ça. gloussa-t-il. Mais il s’aperçut qu’elle ne riait pas et s’en étonna. Elle semblait réfléchir.
– Et puis, quand votre amant va vous quitter, on le sait à l’avance.
– Intuition ? Prémonition ?
Lécuyer effaça une goutte de sueur de son front.
– Non, là, c’est le don.
– D’accord, concéda-t-il, perplexe.
– Et puis, surtout… Surtout si c’est pour retourner chez sa femme, qui ne peut lui donner d’enfants. Alors qu’on est enceinte.
– Ah bon ? On est enceinte ? Vraiment ?
Ses idées commençaient à se brouiller.
Madame Irma acquiesça rapidement.
– Ben mince ! fit l’Inspecteur Lécuyer, qui commençait à transpirer à grosses gouttes. On ne pourrait pas ouvrir la fenêtre ? Vraiment ?
– Non, on ne peut pas. dit Madame Irina, dans un souffle.
L’écuyer tenta d’arracher les boutons de son col. Pourquoi diable avait-il mis une cravate ?
– Personne ne vous a vu entrer chez moi, n’est-ce pas ? reprit-elle.
L’écuyer fit signe que non. Il poussa un râle, puis sourit benoîtement, parfaitement détendu. Il venait de résoudre sa première affaire. Ses muscles se relâchèrent. Son cerveau continua de travailler pendant qu’il glissait de sa chaise. A terre, il vit distinctement la soucoupe faire un bruit curieux en se brisant sur le sol, pas loin de sa tête. Le baba se détendit comme une éponge. Comme c’était amusant ! Il se dit enfin qu’il ne deviendrait jamais Commissaire. C’était dommage. Il aurait eu encore plus de succès avec les femmes.

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