La sirène du Tramway – Fabien Décrenisse

A 9h45, je suis dehors. Il fait froid. J’allume une cigarette tout en me disant que je devrais arrêter. Les écouteurs fichés dans le cornet de mes oreilles, j’écoute la B.O. de Samurai Champloo, un mélange de Dub et jazz. Je descends sans me presser, encore endormi. Au funiculaire, un gamin court pour aller à l’école, ça me rappelle de vieux souvenirs. Il y a également un homme pressé qui se coince entre les portes automatiques ; je ris comme à chaque fois que ça arrive. Je pense au prochain film que je vais aller voir au cinéma, 300, la bande annonce est impressionnante, violente, rock’n’roll. Parvenu à la station de métro, un type me demande son chemin, je ne comprends quasiment rien de ce qu’il dit. Sans le faire exprès, je l’expédie à l’opposé. J’en ris, je suis trop endormi pour avoir des remords.

Dans le wagon j’augmente le son. Je n’aime pas entendre les gens parler de leur vie dans les transports en commun, la ménagère de plus de cinquante ans, entre autre, est mon pire ennemi. Je n’ai pas beaucoup dormi, lève les yeux, m’aperçois que je dois descendre. A la sortie du métro, une vieille dame mendie, j’ai un peu honte de passer sans rien donner. Je prends machinalement le «20 minutes» qu’on me tend, tandis que le tram arrive. Il est blindé alors, même si cela me met en retard, je décide de prendre le suivant ; il y a 13 minutes d’attente.  Je m’assois, prends une autre cigarette, ne trouve pas mon briquet. Je regarde alors autour de moi si quelqu’un fume.  Il y a peu de monde : à ma gauche, deux asiatiques discutent, à ma droite une superbe femme et, miracle, elle fume. Une vraie pin-up dirait mon père, belle, élégante, des cheveux noirs, envoûtante, isolée dans ses pensées, on dirait une italienne. La cigarette lui va bien. Je m’approche et lui demande son briquet. Elle me tend sa clope sans parler. Je la prends pour allumer la mienne, vois son rouge à lèvres qui s’y est déposé. Ce pourpre me réchauffe alors qu’il y a deux secondes à peine je gelais. Malgré la fumée, elle a le parfum des anges. J’essaie d’engager la conversation, ce que je  ne  fais jamais d’habitude. Elle n’est pas très bavarde mais sa présence suffit. Son regard semble se perdre quelque part, comme si elle ne voyait pas les bâtiments, ni les passants,  ni tout ce qui l’entoure. Après quelques minutes je n’ai plus l’impression de parler tout seul, l’atmosphère s’est détendue. Nous décidons finalement d’aller boire un café dans un bar du coin, je n’irai pas en cours ce matin.

Sur le trajet elle parle peu. Ses pas sont légers, délicats. Dans ces situations, on se demande ce qu’on doit dire et surtout ce qu’on ne doit pas dire. Une voiture manque nous renverser, mon cœur s’emballe. Je lui demande si tout va bien et, en croisant son regard, je m’aperçois que j’ai eu plus peur qu’elle. Elle fait comme si elle n’avait rien vu mais le moi-macho continue de se payer ma gueule. Nous nous remettons en route. J’apprends qu’elle est en fac de Droit à Lyon 3 mais elle ne parle pas beaucoup d’elle. C’est frustrant ; alors mon imagination se met en marche et invente ce qu’elle ne dit pas. Sa voix est suave, sucrée, un peu étouffée, « sexuelle », elle me donne des frissons. Je ne sais pas trop de quoi nous parlons, je n’écoute que sa voix, douce mélodie à mes oreilles. Le sang martèle mes tempes comme si j’étais pendu par les pieds depuis des heures. Je respire rapidement. Soudain une idée me traverse l’esprit comme une balle de 257 à bout portant : faut que je m’arrache à son emprise, que mes neurones retournent bosser. J’allume une cancérette* et remplis mes poumons. Une deuxième idée du même calibre me traverse l’esprit : non … ce n’est pas ce que je veux, je vais me laisser aller. Je fonce droit dans le mur, mes yeux vacillent et je me laisse aller à les poser sur elle une fois de plus.

* « cancérette » signifie cigarette (Film : Constantine)