Petula ou Dîner avec mes spams – Julien Rousseau

« I Love you »… Trois mots qui ont bouleversé ma vie.

C’est arrivé hier soir alors que je consultais ma boîte de réception dans l’espoir d’y apercevoir  de nouveaux messages. Là,  rien d’extraordinaire, un mail de ma banque et une pub pour une bagnole. Je ne voulais décidément pas me précipiter pour la voiture, car posséder deux éléments de la triade magique qui fait de la vie d’un homme une réussite  m’effrayait. J’avais peur de ne pouvoir atteindre le troisième qui est de loin le plus convoité et le plus difficile à obtenir : la femme.

Enfin, c’est ce que je croyais. J’envoie donc directement ces deux e-mails dans ma corbeille et m’apprête à éteindre mon ordinateur lorsque soudain, Cynthia sort en string de la droite de l’écran en agitant une pancarte « Vous avez un nouveau message ».

Mon cœur palpite. Qui peut donc vouloir me contacter à une heure aussi avancée ?

Je double-clique sur mon hôtesse, la fenêtre virevolte et se fige au centre de mon attention.

Une certaine Petula m’adresse un courrier dans lequel elle me dit qu’elle m’aime : « I Love You », c’est très certainement une Américaine, ou non… plutôt une Anglaise, c’est bien trop direct pour une Américaine. Rien d’autre… à part un fichier joint que je n’ai malheureusement pas pu lire car, signe du destin ? Mon ordinateur s’est figé, tout comme mon âme, à la vue de ces doux caractères pianotés délicatement par ses petits doigts fragiles.

Je n’ai pas fermé les yeux de la nuit. Je l’ai imaginée des dizaines et des dizaines de fois… Ses cheveux d’un noir éclatant, ses ongles vernis d’un rouge sanglant, ses cils pointant vers l’horizon, ses lèvres gorgées de volupté, sa silhouette en trois dimensions, exempte de toutes les traces des posters centraux de mes magasines… Elle sent ce parfum que portent les femmes du monde, un fume-cigare en ambre orne sa bouche d’une ombre qui lui donne une allure sacrée.

Aujourd’hui, j’ai décidé de lui répondre :

Petula,

I don’t speak very good English and I don’t know enough words to say to you all that I want you to know. That’s the reason why I have decided to write my answer in French.

Ta lettre m’a transpercé le cœur. Je ne pensais pas qu’un jour une si jolie chose pouvait m’arriver…Tu m’offres ton amour, simplement, avec cette naïveté et cette spontanéité qu’ont les enfants pour exprimer leurs sentiments. Tu es comme moi apparemment, tu regrettes ce temps où tout était facile, où l’innocence et l’insouciance étaient maîtres de nos desseins. Maintenant, il faut se justifier de tout, rationaliser son être, le résumer sur une feuille de papier ou en quelques phrases impersonnelles. Il faut réfléchir, retenir, calculer, gérer sa vie et ses émotions. Je ne veux pas de ce mondelà, ni côtoyer les gens qui s’y complaisent et l’entretiennent. Je suis tellement heureux de t’avoir rencontrée, quelle aubaine d’ailleurs quand on y songe ! Sans la technologie, notre idylle n’aurait jamais pu éclore !

Je pense sérieusement que nous étions faits pour nous rencontrer, cela ne peut tenir du hasard ! Un bonheur aussi intense ne peut être le fruit d’un incident, d’un événement fortuit !

Nous étions deux âmes sœurs, j’en suis persuadé…Réponds-moi vite ! J’ai tellement hâte de te rencontrer, de te toucher, de pouvoir partager des moments privilégiés avec toi.

I kiss you, and I miss you already.

Your Love

Post-scriptum : I can’t open the file you attached with your message, I am sure it was your picture, send me it again please !!!

Je ne me sens pas bien, des vapeurs s’échappent de mes tempes, ma main tremble et j’ai vraiment du mal à déplacer le curseur. J’ai relu ma lettre trois fois et tout me semble parfait ; juste une dernière manœuvre à effectuer, un dernier geste qui scellera peut-être nos deux destins à tout jamais… Clic.

Depuis quelques temps, les messages à mon intention fusent. Un certain Alex Zardo a essayé de me contacter ; il ne s’est pas présenté, mais eu égard au contenu de son message, il doit certainement travailler dans l’industrie pharmaceutique… Il me propose une affaire concernant l’importation de médicaments visant à soigner l’impuissance masculine. Etant au chômage, cette activité pourrait m’intéresser, mais je préfère réfléchir car j’ai reçu une autre offre. En effet, ma vocation ne serait-elle pas d’aider les autres par simple charité plutôt qu’en gagnant de l’argent ? Un certain Docteur Phill Bo m’a remis en mémoire cette aspiration qui, adolescent, me tenait à cœur lorsque je considérais la souffrance à la télévision derrière mon bol de cacao. Il me propose d’aider une jeune fille leucémique en lui envoyant un chèque de 1000 dollars ; mais ne possédant pas cet argent, je me suis proposé en tant que bénévole, afin de me constituer récolteur de fonds dans l’espoir de guérir cette petite fille, pour commencer, puis beaucoup d’autres enfants malades si mon projet lui convient. J’attends sa réponse, s’il refuse, alors je me rabattrai sur la première solution. Je vois mon avenir soudain s’éclaircir, et cela depuis que je t’ai rencontrée… Petula, tu es ma bonne étoile, ma bergère, mon guide à travers la jungle cybernétique et tu me réconcilies peu à peu avec la vie qui m’avait laissé de côté ces dernières années.

C’est une évidence, je ne suis plus seul.

Petula a parlé de moi à son entourage ; je n’arrête pas de recevoir de nouveaux messages ; ma boîte est pleine en permanence, je dois même la vider plusieurs fois par jour.

Elle veut me présenter à ses amis, à sa famille, à ses relations, je crois qu’elle a de réels projets pour nous deux. Non, nous ne sommes plus un et une : nous formons déjà un tout ; aussi faut-il que nos deux vies s’entremêlent le plus rapidement et le plus efficacement possible, afin d’envisager plus sereinement l’avenir. Elle semble mener une vie vraiment remplie, elle doit avoir un travail important, un poste à haute responsabilité. Je sais que ça dérangerait certains hommes, mais ce n’est pas mon cas. Car l’important, pour moi, c’est que ma femme puisse s’épanouir. Elle est tellement « moderne », elle me donne l’impression de survoler notre époque et cela me plaît beaucoup.

Son ami Titouan Bellenger m’a proposé de participer à un concours dont le premier prix est un voyage à Venise pour deux personnes ; je nous vois déjà naviguant de canaux en canaux sur les flots vert-de-gris, bercés par le clapotis de l’eau et les mouvements sinueux de notre embarcation. Quel fantastique voyage de noces ce serait !

J’espère seulement que mon inscription a bien été prise en compte, car mon ordinateur s’est arrêté net, comme si ton esprit bienveillant en avait pris possession et m’incitait à me reposer un peu. C’est vrai qu’avec tous ces changements je me laisse un peu aller, je ne me nourris que de café froid et de cigarettes, mes doigts sont jaunis par l’attente de ta réponse, et s’il ne suffisait que d’un signe, je serais d’ores et déjà apaisé vu le foisonnement d’attentions dont je suis l’objet. Mais c’est toi que j’attends, que je guette, ma providence, un seul message de toi assouvirait mes peines ! Je n’en peux plus, pourquoi me fais-tu attendre ? J’y suis ; je ne suis pas digne de te recevoir, pas en cet état de laisser-aller. Je vais me reprendre en main, Petula, je te le promets, je saurai me rendre digne de ton amour, de notre amour.

 

Ma chérie,

Voilà trois jours que nous nous sommes déclarés et toujours pas de nouvelles de toi. J’aime beaucoup  tes amis tu sais, mais c’est avec toi  que je me sens le mieux. Tu dois avoir une vie très chargée, entre ton travail et toutes tes relations dont tu m’as aimablement fait profiter.

Je sais que je passe après eux, pour l’instant, mais crois-moi, je compte bien me battre pour devenir ta priorité. Non, ne pense pas que je doute de toi… Je me languis seulement de notre première fois, de nos premiers sourires, de nos premiers regards complices, et même de nos premières chamailleries. Vois-tu, je braverais toutes les montagnes du couple pour nous préserver.

Aussi, comme nous sommes déjà le 28 Décembre, j’ai décidé d’organiser le réveillon du nouvel an chez moi. Ne t’inquiète pas, ce ne sera ni un guet-apens, ni un dîner en amoureux ; juste une petite fête avec nos amis, mais ne pouvant les inviter tous compte tenu de l’étroitesse de mon studio, je n’ai envoyé d’invitations qu’à Alex, Titouan, Dr Bo, Bertie Clark, Julian Graves et Edmond Atkins. J’espère que les autres ne m’en voudront pas. Je vous préviens un peu tard c’est vrai, mais je compte sur votre présence… Je ne m’inquiète pas trop car je sais que Titouan connaît toutes les bonnes combines pour vous procurer des billets discount ! Dans la pièce jointe, tu trouveras le scan d’un plan du Vieux-Lyon avec l’itinéraire surligné en rouge qui te mènera directement chez moi ainsi que mes coordonnées en cas de pépin.

See you soon !

Big kiss my Love.

Your Jean-Michel

 

J’ai pris une douche, je me suis peigné, je me suis rasé, lavé les dents, la langue jusqu’à l’intérieur des joues, j’ai coupé un à un les ongles de mes doigts, puis ceux de mes orteils, je me suis parfumé avec un vieil échantillon rescapé des ordures ménagères, j’ai mis ma chemise réglementaire, la cravate d’un proche défunt, le pantalon de deuil, et mes chaussures dites « de cérémonie ».

J’ai ouvert en grand les stores de mon salon, j’en ai pleuré tellement mes yeux nyctalopes me brûlaient, j’ai constaté l’ampleur du chantier, alors j’ai prié ma mère pour qu’elle vienne nettoyer tout ça. Malheureusement, elle n’a pas daigné ressusciter pour de tels travaux ménagers. Faute de mieux, deux grands sacs poubelles suffiront, je laisse le tri aux scrupuleux et les bestioles aux arachnophages. Je brandis une éponge, astique le sol carrelé, émulsionne les sanitaires, éponge un brandy, exorcise le frigo des tous ses asticots, balaie les ovins identifiables de sous la table vers les coins insondables, renouvelle l’air malsain, il est déjà vingt heures. Nous serons huit : trois sur le sofa, un sur le pouf, deux sur les chaises en bois, un sur mon siège d’ordinateur, et un autre sur le fauteuil de Mémé. J’ai acheté une nappe en papier, des assiettes en carton, des couverts en plastique : un arsenal entièrement voué à la cueillette des mets océaniques, maraîchers ou agglomérés, stratégiquement disposés sur le champ de victuailles.

Tout est prêt maintenant, il ne manque plus que mes invités. Ils doivent avoir pris un peu de retard ; comme  ils viennent de loin, c’est tout naturel. En fait,  c’est elle que j’attends, les autres, je les ai surtout invités pour ne pas la vexer. Le carillon tinte dix coups, mon cœur palpite, le téléphone sonne.

Puis-je seulement y croire ? Serait-ce ma dulcinée ? Peut-être est-elle égarée non loin d’ici, je n’ose pas y croire…
Enfin ! J’ai tellement attendu ce moment, je vais pouvoir me régaler au doux son de sa voix ! Seconde sonnerie.

Mon bras tremble, j’ai la main paralysée, je peux à peine bouger et comme dans les mauvais rêves, le temps s’épaissit, la moiteur m’envahit, on dirait que mon corps ne répond plus aux directives de mon cerveau… Ah ! Je souffre ! C’est une sensation atroce, une situation insoutenable !

Troisième sonnerie.
Ma main s’est finalement posée sur le combiné. Un ultime supplice et toute ma concentration axée sur cette pince qui, au moment crucial, condense toutes les faiblesses de mon existence en elle…

Quatrième sonnerie.

– A… Allo ?

– Salut Jean-Mi ! C’est Philippe ! J’organise une petite fête chez moi ce soir, et comme un ami s’est désisté alors j’ai pensé à toi ! Bon, essaie d’arriver avant minuit quand même, histoire de profiter un peu du repas ! Au fait, la participation est de 20 euros !
Ce n’était pas elle…

– Je… je ne peux pas, j’ai autre chose de prévu ce soir …
– Ah bon ??? Avec qui ???

Un silence suivit ce ton goguenard.

– Hé bien tant pis pour toi ! Tu vas manquer une sacrée soirée tu sais… Bon allez, je te laisse,  petit cachottier !
– Au revoir…

Elle ne viendra plus, j’en suis convaincu.

Cette intrusion narquoise dans notre histoire qui, jusqu’alors, me semblait si parfaite, me rappelle ces femmes aux charmes insidieux qui, depuis mon enfance, parsèment leurs appâts sur mon chemin de croix…Tu étais donc comme elles, celles qui tendent le sein avec autant d’aisance qu’elles l’ôtent du poupon, ta franchise n’était donc qu’un vicieux stratagème visant à m’enfoncer encore bien plus profond dans mon désarroi. Traîtresse ! J’ai cru en toi, et comme toutes les autres, tu t’es jouée de moi, de ma sincérité, tu dois bien rire là-bas, avec tous tes amis ! Je suis totalement impuissant, je ne peux même pas vous envoyer des lettres d’insultes ou des menaces de mort, mon ami digital, de loin le plus fidèle, m’a lui-aussi laissé tomber, me manifestant son dédain par une erreur fatale et incoercible. Vous désirez ma chute, c’est cela ? Vous voulez que je me foute en l’air, c’est bien ça ? Qu’artiste éphémère, je peigne le tableau du pauvre type mettant fin à ses jours le soir du réveillon, alimentant à souhait les pages des faits divers dont les gens comme vous abusent avec délectation ?

J’ai décidé de me battre. Cette fois je ne baisserai pas les bras, et même si le bonheur ne veut pas venir à moi, soit ! Je compte bien l’y obliger.

Mon vieil électrophone parfume l’atmosphère d’un air de Dalida. J’ai exhumé les effets de maman ; son boa synthétique s’est insinué tout autour de mon cou, ses chaussures à talon sont venues meurtrir mes pieds anguleux, sa robe de satin rouge s’est collée à moi telle une sangsue famélique. Face au miroir de la salle de bains, je savoure une coupe de champagne sur laquelle on distingue le sceau gras de mes lèvres. Ma peau est nette, les aspérités ont disparu, mes cheveux longs maculés de paillettes ornent mon harmonieux visage. Je me mire copieusement, tout en tirant profondément sur ma cigarette. Puis d’un souffle élégant, j’expulse la fumée sur le reflet magique de mes nouveaux attraits.

Soudain, des hurlements de joie retentissent derrière les cloisons, les klaxons des voitures s’échauffent sous ma fenêtre, des pétards et des feux d’artifice opèrent, et comme l’exige la tradition : vœux, embrassades et autres manœuvres courtoises jaillissent d’on ne sait où, avant de retomber bien vite aux oubliettes jusqu’à la prochaine Saint-Sylvestre. Mais cette année, pour une fois moi aussi, je participe à la fête ! Je me sens libéré du poids monumental des frustrations passées. Je vois clair à présent, j’ouvre grand les yeux sur l’avenir !

Il est minuit à mon horloge, zéro heure quatre à ma montre-bracelet.

–  Happy New Year Darling !  lui lançai-je.

–  Bonne Année, mon chéri…, me répondis-je.