Elle était là. Tout le temps. – Solène Gouno

Il était assis sur le canapé du salon depuis plus d’une heure. La musique faisait vibrer les murs de la pièce et elle, se déhanchait sensuellement.

Rythme.

Il prit le paquet de tabac quasiment vide sur la petite table basse qui lui servait aussi de salle à manger. Il faudra que j’en rachète, pensa-t-il. Il roula sa clope, bien épaisse. Ça durait plus longtemps, ça faisait passer le temps. Temps long, minutes interminables. Elle, toujours là.

Il la regarda sans la voir. Il y avait bien longtemps qu’il ne faisait plus vraiment attention à elle. Elle était là. Tout le temps.

Depuis que Laure l’avait laissé, bazardé ; morte, elle était entrée dans sa vie doucement. Elle s’était installée. Imperceptiblement. Il n’avait pas vu le changement. Quand était-elle restée sans repartir ? Il ne le savait plus. Au début, il s’était volontiers réfugié dans ses bras, abandonné à ses formes généreuses. Il avait cru qu’avec elle, tout irait mieux. Au début. Pire.

Il s’était vu la pénétrer doucement, comme pour ne jamais en ressortir. Elle ne le quittait plus depuis. Comme un pacte invisible. Il se laissait aller en elle insensiblement. Il s’oubliait. Il cédait à tous ses désirs, lui concédait tous ses caprices. Constamment. Il était faible. Et elle, elle était là. Elle serait toujours là. Tout le temps.

Il passa la main sur son front. Quelle heure était-il ?

15h. Il attrapa le briquet jaune qui gisait sur la table et se leva. On entendit le tabac grésiller pendant qu’un nouveau morceau commençait à jouer. Cendres. Il ferma les yeux et se laissa emporter par la voix de Nina Simone. I put a spell on you/ Cause you’re mine.

Le vent soufflait dans les arbres. Il marchait dans les rues, traînant les pieds. Rues qu’il avait toujours connues. Par cœur. Nonchalance. Il se retrouva rue Montaigne.

– Salut Frank, tu vas bien ?

– On fait aller et toi ? J’vais aussi te prendre un paquet de PhilMal steuplait.

Regards.

– Oh ça va ! Et dis-moi, tu fais attention à toi quand même, hein, Franky ? »

Il esquissa un sourire. La pitié dans la voix de Mo était étouffante.

– Ciao Mo, à plus! 

Tête baissée.

Mo était un chic type un peu gringalet, toujours habillé sur son 31. Il disait toujours : « On ne sait jamais qui peut entrer dans ton magasin, le secret c’est d’être élégant à toute heure. » Son magasin sentait toujours un mélange d’encens et d’herbes qui faisait légèrement tourner la tête. Il connaissait tout le monde dans le quartier. Il savait.

Homme sage.

Mo avait été un véritable ami. Et puis il y avait eu l’accident. Laure. Frank s’était fermé. Mo savait. Il savait les choses, il savait les maux. Il avait essayé d’aider Frank.

Trop tard.

Elle était là. Déjà.

Il n’avait rien pu faire. Seulement regarder. Souffrance.

Frank sortit de l’épicerie et prit le chemin du retour.

Il plongea les pâtes qu’il venait d’acheter dans l’eau bouillante et alla se rasseoir sur le canapé. Elle avait cessé de danser. Elle s’était allongée au sol et le toisait d’un air moqueur.

Elle était là. Tout le temps.

Clope.

On fait quoi ? 

– Rien. On est bien là, tu ne trouves pas ?

Non.

Le minuteur sortit Frank de sa rêverie. Les pâtes ! Son premier repas de la journée serait donc constitué de spaghetti sans sauce, accompagnées d’une roulée et d’une bière. Sec.

21h. Non. Toujours pas. Il regardait l’écran de son ordinateur. Concentré.
Là. Elle l’empêchait de suivre ce qu’il se passait à l’écran. Pourtant Anthony Hopkins offrait une performance assez incroyable.

Allait-elle se taire ?

Il s’abandonnait constamment à elle. Malgré lui. Tentatrice. Manipulatrice. Il ne pouvait faire autrement.

Il éteignit son ordinateur ainsi que la treizième clope de sa journée, comme en témoignait le cendrier qui trônait sur la petite table basse. Toux.

Pour Laure, il avait arrêté cette promesse de cancer. Pour elle, il aurait tout fait. Maintenant, ça n’avait plus vraiment d’importance.

3h. Le vent soufflait toujours et résonnait dans les arbres. Allongée à ses côtés, elle semblait dormir, paisible. Et pourtant, ses yeux étaient bien ouverts. Frank semblait hypnotisé.

Pire.

Dors. Dors. Dors.

L’angoisse du lendemain lui compressait la poitrine, ses pensées bouillonnaient. Dans l’impossibilité de bouger, il tentait de calmer sa respiration. Souffle du vent.

6h. Il s’endormit. Épuisement. Lutte.

Le soleil soulignait sa beauté. Laure était là à côté de lui. Majestueuse, comme dans son souvenir. « Je t’aime » lui glissa-t-elle à l’oreille. Bonheur.

17h. Il se réveilla en sursaut, grelottant de froid, la pluie battant violemment les volets. Vengeance de ne pouvoir entrer se sécher dans l’appartement.

Froid.

Glacial.

Elle était là. Tout le temps.

– Reste encore un peu au lit, il est si douillet…

Non.

Café. Clope. Canapé.

Avant, il avait un boulot, il s’épanouissait. Maintenant, rien.

Avant, il avait sa femme, Laure, la meilleure chose qui l lui soit arrivé. Maintenant, rien.

Il l’avait rencontrée dans une conférence où chacun d’eux était venu parler de sa recherche. Maintenant, rien.

Il l’avait vue et avait su. Tout de suite. Elle, majestueuse sur cette scène. Micro à la main, diapo dans son dos, elle expliquait ses travaux autour des traumatismes.

Yeux dans les yeux.

Ils s’étaient mariés. Ils avaient voyagé à travers le monde. Ils avaient vu mille choses. Ils avaient rencontré mille personnes. Ils avaient vécu mille aventures extraordinaires.

Eux deux. Ensemble. Maintenant, rien.

Laure. Morte.

Maintenant, rien. Maintenant, elle. Elle était là. Tout le temps. Il ne voulait pas d’elle. Tout le temps, pourtant. Le vide, le néant. Rien à quoi se raccrocher, il perdait pieds.

Combien de fois ? Combien de temps ?

Le café perdait de sa saveur à chaque gorgée, sa clope était moins plaisante à chaque bouffée.
Elle était là. Tout le temps. Un goût amer dans la bouche, sa tête se mit à tourner. Il se leva, vomit. Un fond de pâtes, une couleur marronâtre, beaucoup de bile.

Quand ?

Il s’effondra sur le sol des toilettes. Tant pis s’il ne les avait pas lavées depuis… il ne savait plus. Les larmes roulaient sur ses joues. Beaucoup de larmes. Et des sanglots. Interminables. Son corps était secoué de soubresauts.

Chétif.

Il n’était plus capable de rien. Maintenant, et en général. Il se sentait minuscule à côté de la cuvette où son vomi faisait foi du repas de ces dernières vingt-quatre heures.

Elle était là. Tout le temps. Elle le narguait du regard, adossée au chambranle de la porte.

– Ben mon vieux, t’es dans un sale état.

Il la regarda droit dans les yeux. Encore et encore. Lutte.

– Ferme ta gueule, dégage !

Au bout.

Elle rit.

Il essuya sa bouche. Son nez. Ses yeux.

Non. Non. Non.

Ce n’était plus possible. Il fallait qu’il fasse le deuil de Laure autrement. Elle était partie. Ailleurs. Loin. Il avait mal. Morte.

Clope. Canapé.

Il la regardait, elle était là. Tout le temps.

Minuit. Il s’était mis à courir. Tête vide, ventre vide. Il courait au hasard des rues. Les immeubles défilaient sous ses yeux sans qu’il ne les voie. La chaussée était quasiment déserte. Heure tardive. Il surprenait parfois le regard d’un passant éméché qui rentrait chez lui après une soirée bien arrosée.

Cours. Cours. Cours.

Elle était là. Tout le temps.

Fuis. Fuis. Fuis.

– Cesse cette course, je te rattrape toujours. Tu le sais, Frank ! Tu ne m’échapper pas. Tu m’appartiens, tu es à moi. 

Il se retrouva au bord du fleuve qui bordait la petite ville qu’il habitait. Il regarda miroiter les eaux. Foncées. Tourbillonnantes. Grandioses. Attirantes.

Elle était là. Tout le temps.

– Allez, Frank, fais pas de conneries ! Rentre à la maison. Canapé. Clope. Tu ne vas pas m’abandonner quand même. Et puis, tu as encore besoin de moi. 

La lune flottait à la surface de l’eau : un point lumineux dans l’obscurité de la nuit. C’était beau. Espoir.

Frank se mit à hurler. Seul dans la nuit. Souffrance. Tripes sur le trottoir. Son cri résonna dans la nuit noire. Puis, silence. Assis aux bords du quai Willis, il contempla encore quelques instants le défilé de branchages flottant à la surface de l’eau. Tourbillons. Clair de lune.

La vie n’avait pas vraiment été clémente avec lui. Beaucoup de personnes étaient parties. Mortes. Se traînant jusque chez lui, il s’accusa de porter le malheur et la mort en lui. Déchirement.

2h. Et ce poids sur ces épaules… Encore elle. Encore là. Tout le temps. En fermant la porte derrière lui, il la sentit s’agripper à sa taille, sa douce chaleur se répandre dans tout son corps. Il glissa sur le canapé.

Clope.

Non. Ce n’était plus possible ! Cette douce chaleur rassurante était dangereuse. Elle qui était là. Tout le temps. Elle. Elle. Elle. Elle lui pourrissait la vie en réalité. C’était un confort facile qui lui coûtait très cher. Elle devait s’en aller. Partir. Il fallait qu’il la chasse.

Il fallait qu’il chasse cette squatteuse qui avait profité de son état, de sa faiblesse, de sa tristesse pour entrer dans sa vie et vivre à ses dépens.

Non.

Il allait la virer. La sortir de chez lui, de sa tête, de son corps. Décision.

Il l’observa du coin de l’œil.

Elle était là. Tout le temps.

Clope. Canapé.

Il se dirigea vers le frigo. Vide.

Non.

Bouge. Bouge. Bouge.

Il se secoua. Il prit une douche brûlante.

Elle était là. Tout le temps.

Ses idées semblaient en ordre. Il ne prit pas la peine de la regarder, il savait. Son plan était déjà en marche. Organisation. Il s’habilla et se mit à bouger. Comme il ne l’avait pas fait depuis… Morte.

Non.

Comment était-ce arrivé ? Une voiture. Une nuit. Une seconde. Boum. Rideau.

Il sentit son poids sur ses épaules. Elle s’était doucement, langoureusement rapprochée de lui. Il n’y avait rien à faire.

Elle était là. Tout le temps.

Il se laissa tomber sur le canapé.

Clope.

5h. Grand ménage, voilà le meilleur plan d’actions. Prendre le taureau par les cornes.
Il allait commencer par ses affaires à elle.

Elle qui était là. Tout le temps. Et dont il ne voulait pas.

Si elle n’avait plus rien, elle n’aurait plus à quoi se raccrocher. Elle ne pourrait plus rester. Il fallait qu’il ignore ses tentations. Force. Il fallait qu’il méprise ses manipulations. Détermination.

Il se mit à gratter. Il se mit à frotter. Il se mit à récurer les moindres recoins de son appartement. Saleté. Il termina de nettoyer son 55m². Il regarda autour de lui. L’atmosphère avait changé.

Il la regarda. Dernière fois.

– Sors de là ! Laisse-moi respirer. Laisse-moi vivre. Chanter. Danser. Travailler. Dormir. Laisse-moi, tout simplement.

Sur son visage à elle, la peur. Tordu. Déformé. Lui, sourire. Il la vit s’éloigner.

Dernière fois.

– Tu es sûr, Frank ? C’est ce que tu veux ? Tu es sûr de toi ?

Il se mit à rire à gorge déployée.

– Oui ! Va-t’en ! Et ne reviens jamais. Je n’ai pas besoin de toi. Tu m’étouffes. Tu prends toute la place. Il n’y en a plus pour ma vie, pour ce que je suis. 

Il désigna la porte, les yeux grands ouverts. Il voyait clair. Limpide. Enfin ?

– Tu es un ingrat ! Je t’ai sauvé, sans moi tu ne serais plus là… Et c’est comme ça que tu me traites. Va te faire foutre, Frank.

Oui.
Oui.
Oui.

Déformé par la souffrance, son visage n’était plus qu’un vaste vide. On ne distinguait plus rien. Néant du rejet. Elle ouvrit la porte, elle se retourna.

Dernière fois.

Le soleil commençait tout juste à percer à travers les rideaux. Quelques rayons éclairaient la pièce timidement. Espoir.

Elle disparut dans l’obscurité. La porte claqua doucement. Clic.

Sourire. Le cœur de Frank battait la chamade. Il avait chaud. Sueurs.

Il s’essuya le front. L’heure n’avait plus d’importance. Otis Redding chantait I’ve got dreams to remember.

Il fixa la porte encore quelques instants, puis on l’entendit murmurer.

-Adieu, paresse.

Elle n’était plus là.

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