La misanthropie, comme un cadeau de baptême, me tomba dessus à peine sorti du ventre de ma mère. Étonnante qualité qu’une fée malicieuse et joueuse en mal d’inspiration m’aurait offert en corbeille de naissance. Cette bile noire me sacra un matin de novembre et j’affrontai, atrabilaire et résolu, le monde gris et froid d’un irrévérencieux jet de pisse. L’accoucheur aspergé, interloqué, mais un brin amusé, moi infusé du ressentiment de cette mise au monde involontaire, le dur labeur d’une vie pouvait commencer. Fielleux de ma cohorte, je haïs l’humanité. Cet acte fondateur du mépris de mon espèce ne pourrait assurément jamais s’apaiser. Toute une vie, assignée à la détestation de mon semblable, commençait et, je l’avoue, fut profondément nourrie de ce sentiment sincère. Misanthrope je naquis et j’en fus fier. A chaque anniversaire et pendant de longs temps, l’anecdote de la glorieuse pisse égaya chaque nouvelle assemblée, petits et grands et même les vieux. « Quel misanthrope ! » se gaussaient-ils… certes, mais de naissance et de toute éternité.
J’ai ainsi grandi avec l’idée que cet affublement de l’esprit n’était qu’un trait de caractère transmis, comme les ridules des petits pois de Mendel, par une illustre ascendance dédaigneuse elle aussi et bien trempée d’une bile âcre. L’illustre lignage se révèlera n’être qu’un affreux assemblage hétéroclite de petites personnes qui favorisèrent mon existence dans un malheureux hasard génétique. Ma vie aurait pu s’achever rapidement en ermite sale et mystique, anachorète reclus dans la plus lointaine forêt possible, en haut d’une montagne glaciale ou sur un ilot battu par les vents. Il n’en fut rien dans l’immédiat. J’ai donc grandi assez vite sans jamais porter de bienveillance à mes semblables, jamais un sourire sincère, jamais la moindre connivence, juste une apposition de moment de vie. Mes souvenirs d’enfance demeurèrent ainsi embrumés, diffus et emplis de personnes à peine utiles au milieu d’une famille médiocre au quotidien lourd et vide à la fois.
A la moindre occasion et à l’affut de chaque circonstance, je quittais résolu la foule de mes détestés acolytes, mes oppressants partenaires de coexistence. Je quittais l’affluence pour des mondes de solitude, en enfilant attirail et veste chaude et un petit sac à dos, filant au premier soleil et courant les chemins creux d’une campagne mystérieuse, sombre et infinie. Plus la broussaille acérée s’élevait devant moi et plus l’assurance de l’absence des autres enivrait ma poursuite. J’avançais audacieux. Une puissante élévation de l’âme aguerrissait mes pas et me faisait jurer à chaque périple, tel Scylax, de ne jamais rebrousser chemin. Ne pas rentrer et quitter à jamais cette oppressante humanité, mille fois promesse jurée, mille fois promesse déçue. Je rentrais à coup sûr captif de ma biologie.
Un matin de mai, une nouvelle escapade et l’esprit libre d’un retour impossible, je découvris du bout des yeux et par hasard entre deux brins de ronce un tout petit chêne à peine éclairé d’une raie de soleil. Affublé de trois feuilles lobées d’un vert encore tendre et d’un gros bourgeon au bout d’une tige gracile, ce géant microscopique émergeait d’une mousse dorée, gorgée de rosée, entouré de trois petits scarabées acharnés à leur tâche. Un vrai colosse en miniature. J’imaginai l’allure fière et volontaire de ce puissant ligneux dans un siècle ou deux. Aussitôt et dans une fulgurance, du bout des doigts et le plus délicatement possible, j’enlaçai le tronc pour l’extirper de son humus noirâtre et collant. La racine résista un peu, mais craqua et à moitié arraché par la manipulation trop vive pour un tel juvénile, le petit chêne se détacha enfin du sol. En une fraction de seconde, je le fis mien et l’engonçai dans mon sac noir avec l’espoir qu’un géant en surgît. Quercus robur était son nom, telle fut baptisée cette ligneuse lignée un jour d’été de l’année 1753 quelque part en Suède, et je l’aimai aussitôt. Robur le robuste pourtant bien frêle, englouti dans mon sac, serait mon semblable. Planté aussitôt rentré, arrosé et observé de longues heures, je découvrais l’interaction durable et interspécifique ; j’étais devenu une sorte de mycorhize humaine, une anthroporhize. L’arbre minuscule adoucissait ma morne et aigre existence et moi en retour, je le maintenais en vie. Fiché dans un pot aussi minuscule qu’un bol de faïence, j’instillais goutte d’eau après goutte d’eau la juste proportion de sa nécessaire matière. Anthroporhize, voilà qui me plaisait.
Le robuste finit par sécher un jour de juillet seul dans sa bassine… la goutte d’eau manquante et une absence de trop et c’en fut fini. La culpabilité d’avoir laissé mourir cet arbre prometteur par simple négligence alors qu’il aurait vécu des siècles au bord du chemin me piqua le cœur des semaines entières. Je jurai d’en planter mille, mille chênes une fois devenu grand et libre, et leur promis, inexistants d’alors, que le bol de faïence serait terre, propre à les accueillir et à les maintenir à jamais. Je jurai, je promis.
Les années filant à une allure bien plus grande encore avec le recul du temps, je décidai de me choisir un métier digne de cet intérêt pour le vivant non anthropique, le choix des arbres fut immédiat. Idée qui s’avèrerait saugrenue. En ce début de siècle, cette nouvelle attribution en tête, un titre de docteur acquis avec le temps et l’acharnement me firent choisir l’université comme carrière. La chance ou la compétence ou les deux à la fois me nommèrent dans un laboratoire au centre d’un atroce grouillement, un cloaque urbain rempli à outrance d’une vile canaille. Le choix n’en fut pas vraiment un et s’imposa par le sort en une belle fin de printemps. L’enseignement et la recherche seraient alors mon occupation pour longtemps, alliant émulation et fierté de participer à la connaissance universelle. J’entrai dans une sorte de religion ouvertement laïque et pragmatique avec malheureusement pour moi une idée ou une vision dépassée de la chose. Cette irruption en science académique fut comme une visite d’Athènes quinze ans plus tôt, une belle désillusion de la modernité humaine. Imaginant l’Attique improbablement antique, je fus terriblement surpris de la découvrir moderne ou du moins contemporaine de mon temps, envahie d’immeubles sans charme, de rues et de boulevards anarchiques, de bruits acérés et d’une foule nombreuse de toute sorte de gens. L’Acropole, quant à elle, dans sa douloureuse décrépitude, n’arriva pas à me consoler. Bien après encore, la vision d’Athènes me pinçait le cœur. Alors, je ne quittai plus mon monde. Je souffris longtemps de ne pas être né deux cents ans plus tôt. J’avais été élevé, me semblait-il, par mes parents pour affronter une époque disparue et je craignais de devoir errer éternellement dans un monde qui ne serait jamais le mien, mais celui des autres. Destinée effroyable.
Jour après jour, le rejet des autres se révélait une évidence. Du matin au soir, je maudissais cette foule de semblables toujours là, présente, quelque part, bruyante, intrusive, affreuse. Je fis le choix d’une vie enterrée à la campagne, m’imaginant fuir les autres avec le souvenir de cette ancienne promesse, de la terre, de l’espace, juste moi et les chênes. Malheureusement, la campagne impliquait des trajets toujours trop longs sur des routes interminables saturées de drôles, aigres de leur lenteur. Cette promiscuité mobile vilaine et bruyante m’insupportait toujours plus et partout. J’ai détesté les piteuses existences engluées dans une lenteur de corbillard et les vindicatifs hirsutes vociférant leur impatience dans des nuages de fuel mal consumé, et j’ai ainsi longtemps pratiqué l’art de la grossièreté urbaine, trainant et vociférant à mon tour.
La campagne idéalisée se révéla vite sous des jours bien tristes, douloureuse campagne, pleine jusqu’à la gueule des autres et de leurs bruits, pleine des gens et de leurs activités détestables. Tronçonneuses hurlantes, chasses assassines, tondeuses mutilantes, cris des vivants, simples promeneurs indiscrets… Je commençai alors à planter et plantais toujours et encore, ma promesse prit forme. Le clos engrillagé de ma terre m’isolait du dehors et densément fourni devint ma tanière, hirsute et impénétrable. Il me rappelait ces chemins creux de ronces du passé. Les robustes robur s’étiraient chaque printemps et les longues tiges devenaient troncs crevassés. Mille chênes eurent été présomptueux, mais deux cents furent plantés. L’ouvrage abouti, je contemplai, usé de tout ce labeur, cette forêt grapillant le ciel un peu plus chaque année.
La vieillesse amplifiant l’acescence de cette vie recluse et mon aversion pour les autres, je ruminais désormais des scénarios de fin du monde et faisais le vide autour de moi. Virus pandémique, bactérie résistante, astéroïde ou tectonique folle ! Rien ne m’arrêtait et hélas rien n’arriva, rien ne fut réellement efficace. Heureusement, la nature faisait bien son œuvre, ma famille se réduisit au gré des saisons et sans amitié je n’eus pas d’attente de ce côté-là. Voisins, collègues, grouillants de toute sorte, tous finirent d’une manière plus ou moins sordide, mais chacun remplacé par un bien pire encore dans un incessant ballet. Incapable d’en finir par une méthode éprouvée, j’attendais que cette même nature me jouât son tour ultime. Pas la moindre grosseur, aucune effrayante éruption ni d’étourdissement annonciateur du pire, pas même l’oubli de mon affreuse existence, rien et pendant de longues saisons, j’attendais l’instant, résolu. Je finis par écrire une sorte de liste de souhaits pour les jours d’après. Que faire de ma charogne, de ma terre, de mes arbres ? Un simple petit bout de papier qui fut vite égaré dans l’accumulation irraisonnée de toute une vie.
J’ai vieilli longtemps, sans certitude, solitude voulue, devenant hirsute et aussi impénétrable que mon clos. Je devins l’ermite de mes souvenirs de jeunesse, vieux fulgurant du rejet de tous. La chance de perdre l’ouïe me permit d’oublier la moindre évocation du monde qui persistait au-delà de mes grilles. Je n’entendis plus ces masses humaines indisciplinées, je ne vis plus ces corps épars et j’arpentais mon petit bois inlassablement seul et presque apaisé. Je traçais, de tour en tour, de mes pas lourds, des sortes de petits chemins rien qu’à moi.
Un matin gris mais encore doux d’octobre, je suis enfin mort. Je sentis, peu avant, une sorte de vibration chaude dans la tête puis un étrange point froid dans le bas du cou. Le lundi d’après, c’était acté, allongé dans la cuisine, foudroyé, seul, affreux, d’une septicémie. Une simple éraflure sur la joue, la simple griffure d’un brin de ronce et me voilà mort en à peine huit jours. Le tant espéré staphylocoque pandémique n’eut raison que de mon unique et pauvre carcasse.
À peine tombé, les choses me parurent beaucoup plus floues, mais sans noir absolu ni lumière éclatante, pas même un tunnel ou un accueil magistral par je ne sais quel ancêtre, dieu ou archange. La mort me mit dans un drôle d’état de conscience de toute chose. Je ne sais pas par qui ni par quelle chance, mais mon petit papier griffonné fut retrouvé au milieu de mon effroyable capharnaüm. Mes volontés furent respectées ou presque, à ma grande surprise. Le pauvre bougre qui trouva mon corps dans un état peu ragoutant, étalé sur le sol et à moitié liquéfié, aura fait son possible pour assurer mes derniers vœux. Grâce à lui, je finis dans une caisse en bois et assistai malgré moi à une cérémonie courte, mais sincère, au milieu de quelques personnages qui ne me semblaient plus rien, et partis me faire flamber juste avant l’hiver.
C’est enfin là que je me sentis soudainement vivant comme jamais, apaisé dans l’air frais de l’hiver et la lourdeur du sol humide. Tout m’apparut si familier, le silence et le ciel, rien d’autre.
J’ai mis une saison pour le comprendre. Étrange métempsychose, étrange processus de transfert, mes cendres humaines dispersées au plus près du plus grand de mes arbres, volonté exaucée de rester dans ce clos, ici pour toujours, permirent-elles ce prodige ? Me voici un robuste robur, élancé, immobile, impassible et apaisé… Je suis.
Je découvre le temps différemment, mes souvenirs d’humanité s’estompent et je sens ma sève s’élever jusqu’à mes feuilles, s’évaporer au souffle du vent. La lumière m’inonde de photons, la photosynthèse au cœur de mes chloroplastes nourrit mes plus cachés recoins, mes mycorhizes explorent le monde souterrain … Tout est renaissance, tout est quintessence, tout m’enivre.
Depuis ce matin brumeux, longtemps, bien après, dans un temps incertain, si profond et diffus, je ressens familier un sentiment confus. Un ressentiment s’est instillé lentement dans la moindre de mes cellules. Une angoisse m’a étreint, lentement amplifiée, atrabilaire et mélancolique, sournoise, implacable. Brutalement, je les ai entendus et leur insupportable présence obstrue depuis ma sereine aventure. Ils sont là près de moi, ces voisins, ces ligneux, ces chênes qui empiètent, colonisent et harcèlent. Condamné immobile pour des siècles, pour des lustres, je me découvre en enfer, renaissant haïssant ces robustes robur, effrayants remplaçants de ma si douce essence. Me voilà Misanthropus robur dans l’attente qu’un sauveur détesté franchisse la grille et qu’enfin de sa hache me libère… me libère sans retour.