Le bunker – Mélina Cabot

« Papa a toujours dit que les gens étaient fous dehors, et il avait raison.
C’est lui qui m’a tout expliqué.
La Troisième Guerre Mondiale a éclaté il y a de ça plus de trente ans, tout le monde ignore où elle a commencé.
Le terrorisme grandissait d’année en année, les grandes puissances étaient gouvernées par des dictateurs prêts à tout pour faire croître leur influence et la surpopulation créait de plus en plus d’inégalités ; la famine était devenue monnaie courante. Les écarts économiques et sociaux entre pays se sont creusés à tel point que les pays les plus riches se sont livrés une guerre sans merci pour prendre possession des petites terres affaiblies et de leur population.
Finalement, c’est une guerre nucléaire mondiale qui a tout ravagé et rendu l’air irrespirable.
Peu avant ces tragiques événements, mon père avait fait construire un bunker de 41 m² dans son jardin. Il m’a avoué un jour qu’autrefois il passait pour un fou, complètement paranoïaque. Beaucoup de gens se sont moqués de lui. Des gens qui sont très probablement morts aujourd’hui.
C’est pourtant grâce à cette paranoïa que, trois jours seulement après ma naissance, mon père m’a fait descendre avec lui et m’a sauvé la vie. Ma mère était morte en couche.
Donc c’était juste nous : mon père et moi. Et Pola, mon chien en peluche qui, soyons honnête, ne ressemble plus du tout à un chien désormais.
Vingt années sont passées, et Pola n’a pas été le seul à être usé par les années.
Aujourd’hui, cela fait presque cinq ans qu’il ne reste plus que moi entre ces blocs de béton souterrains.
Mon père s’est blessé bêtement la main en ouvrant une boîte de conserve, la plaie s’est infectée et il n’a pas survécu. Je l’ai vu dépérir un peu plus chaque jour, anéantie de ne pas pouvoir lui procurer de meilleurs soins.
Cet événement idiot, mais non moins tragique, m’a fait perdre la seule personne que j’avais dans mon univers, mais pas uniquement. J’ai aussi perdu 4 m² de lieu de vie, l’équivalent de la réserve de conserves et de nourriture lyophilisée. Puisque je ne pouvais pas sortir pour l’enterrer j’ai fait ce qu’il m’avait dit de faire avant de mourir, j’ai scellé la pièce et j’y ai laissé son corps pourrir des semaines durant.
L’odeur a été atroce, et la simple idée que ce soit son corps l’était bien plus encore. Je ne pouvais plus rien avaler, respirer était devenu insupportable. J’ai passé plusieurs semaines à dormir de jour comme de nuit pour ne plus penser, ne plus sentir ces relents nauséabonds et oublier.
Oublier que le seul être humain que j’avais connu m’avait laissée seule.
Les jours se sont comme rallongés, la solitude était insoutenable. Je me suis surprise à parler seule plusieurs fois. J’ai fini par dessiner le visage de mon père, de mémoire, sur le plafond au-dessus de mon lit ; ça m’aidait les jours où je pensais à la mort comme à une idée géniale.
Et c’est quelque chose qui arrivait souvent.
Le temps a continué sa route, j’ai fini par m’habituer à effectuer les tâches de papa en plus des miennes. Et le pire est arrivé : la routine.
La folie me guettait doucement, je la sentais germer dans un recoin de mon esprit. Parfois, elle s’exprimait quand je passais des heures à compter les rainures sur la table en bois par exemple, ou lorsque je m’entaillais la main juste pour voir quelque chose que je ne voyais pas tous les jours, du sang.
Mais ce matin-là, un lundi d’après mon calendrier (mais à vrai dire je n’avais aucune garantie de ne pas avoir oublié quelques jours depuis toutes ces années, donc allez savoir), je me sentais bien.
Après avoir mangé ma conserve de pêches en boîte puis fait bouillir et filtré mes urines de la veille pour avoir de l’eau pour la journée (le container d’eau potable était vide depuis bientôt six ans, j’avais fini par m’habituer avec le temps), j’avais fait l’inventaire des réserves qui s’amenuisaient à vue d’œil, puis l’éternel contrôle de la radioactivité du bunker avec un appareil dont j’ignore le nom alors que je l’utilise tous les jours.
Tout était dans les normes. Comme toujours.
Je me suis occupée ensuite de changer l’ampoule de ma lampe de chevet (il n’y en avait plus que sept dans la réserve) avant de relire Les Hauts de Hurlevent que j’adorais bien que je le connaisse par cœur.
J’ai ensuite parlé un petit peu à mon « père », une grande conversation philosophique sur le sens de mon existence et c’est à ce moment-là que tout a basculé.
Tandis que j’étendais mes bras pour exprimer l’ampleur de ma détresse à un dessin ridicule sur un plafond, j’ai heurté et fait tomber le cadre contenant la photo de mariage de mes parents sur mon bureau. Et là, par terre, au milieu des débris de verre, il y avait une petite enveloppe. Elle devait être cachée derrière la photo depuis un moment.
Comprenez que je n’avais pas l’habitude qu’il se passe quelque chose. Ma vie était un ensemble de routines millimétrées et de temps perdu à ne rien faire. Il n’arrivait jamais rien de nouveau, chaque jour se ressemblait au point que j’en oubliais parfois si c’était le jour ou la nuit dehors.
Plus encore, je connaissais le moindre objet présent dans ce bunker. J’y avais passé chaque minute de chaque jour depuis vingt-cinq ans après tout et l’ennui ayant été le maître mot de mon quotidien, chaque objet avait déjà été détourné de son rôle initial à plusieurs reprises.
J’avais usé chaque crayon, utilisé chaque feuille de papier, lu chaque livre, joué avec tout, même les objets les plus insolites (un tire-bouchon par exemple). Même les dés et le jeu de cartes avaient fini par perdre l’encre qu’il y avait dessus tellement nous avons joué avec, mon père et moi.
Mais là, d’un coup, quelque chose de nouveau était apparu. Un objet que je n’avais jamais vu. Une petite enveloppe sur laquelle les mots de mon père dansaient d’un geste maladroit :
« A ouvrir seulement après ma mort. »
Et pardonnez-moi, mais mort, il l’était. Son squelette reposait juste à côté de moi depuis bientôt cinq ans. Alors j’avais le droit, vous comprenez ?
Mes doigts ont caressé pendant plusieurs minutes l’encre sur l’enveloppe, jusqu’à ce que je retienne le moindre mouvement du papier sous mes doigts. Malgré la morbidité de l’événement, il fallait que je le savoure. Une nouveauté, dans mon monde à moi, il fallait s’en délecter et la faire durer le plus longtemps possible.
Avec mes doigts tremblants, j’ai fini par décoller l’ouverture de l’enveloppe avec une délicatesse que je ne me connaissais pas.
Un tout petit mot était glissé à l’intérieur. Bien trop petit à mon goût. J’aurais voulu un roman tout entier, mais il ne fallait pas trop en demander. Et puis de toute façon, mon père n’a jamais été un grand orateur, je ne suis donc pas certaine que s’il avait écrit un livre, celui-ci aurait été bon, mais il aurait eu le mérite de m’occuper.
Après avoir pris une longue inspiration, j’ai lu la lettre post-mortem de mon père :
« Ash, Pardonne-moi de t’avoir laissée seule. Pardonne-moi pour tout. Tu peux sortir désormais, mais sois prudente, les gens sont fous dehors.
Je t’aime. Papa »
Je ne sais pas combien de fois j’ai lu ces six lignes, ces vingt-quatre mots, ces cent-trente-deux lettres, mais la teneur du message demeura obscure durant plusieurs jours.
Je finis par remettre le mot à sa place puis par remettre la lettre à sa place, derrière la photo, dans un cadre sans verre.
Je pouvais sortir ? Vraiment ? Les radiations n’allaient pas me tuer ?
Peut-être que mon père voulait juste que je le rejoigne dans la mort plutôt que d’affronter chaque jour ma solitude ?
Il n’aurait pas eu tort d’ailleurs, j’y avais moi-même pensé à plusieurs reprises.
Mais n’y avait-il pas plus simple à faire que sortir ? Après tout, si un morceau de boîte conserve était venu à bout du grand Philippe Moriano, je n’avais peut-être pas besoin, pour ma part, d’aller affronter les déchets nucléaires de notre civilisation perdue, si ?
Les jours passèrent, j’étais comme paralysée dans ma propre routine. L’idée de me détacher de mes habitudes était trop anxiogène pour que j’y fasse face.
Mais peu à peu, l’envie de sortir finit par devenir omniprésente. J’avais le droit, papa m’avait dit de le faire et de toute façon, rien de pire ne pouvait m’attendre dehors que ce qui m’attendait en restant dans le bunker.
Vint alors ce soir incroyable où, dans mon vieux lit d’appoint, en face à face avec mon gribouillis (qui, à mieux y réfléchir, ressemblait plus à Pola, mon vieux doudou, qu’à mon père), je décidai que c’était le dernier jour que je passerais ici.
J’allais sortir pour la première fois de toute mon existence. J’allais découvrir le ciel, le soleil, les nuages, les arbres, l’herbe, la terre, le vent et peut-être même, d’autres visages que celui de mon père et le mien.
C’était grisant.
C’était terrifiant.
C’était une tornade dans ma terne existence.
J’avais l’impression que j’allais renaître.
Ou non, plutôt naître car jusqu’ici la vie que j’avais menée n’en été pas vraiment une, c’était de la survie.
Donc oui, pour la première fois, j’allais vivre.
Des milliers de questions se bousculaient dans ma tête, je n’avais aucune idée de ce qu’était devenu le monde depuis tout ce temps. Peut-être même que la solitude m’attendait aussi de l’autre côté de la porte si personne n’avait survécu à la guerre.
Cette nuit fut courte dans le bunker, les battements de mon cœur résonnaient avec rythme, telles les aiguilles sur le cadran d’une vieille horloge annonçant chaque seconde qui me séparait de ma sortie.
Le lendemain, j’ai passé plusieurs heures, complètement immobile, devant la porte blindée.
Je ne pense pas que vous pouvez imaginer la sensation que cela fait, c’est comme pousser une porte sur un nouveau monde, un monde imaginaire dont on a rêvé pendant des années.
J’ai fini par ouvrir, cela m’a demandé plus de force que prévu car le sas était complètement enlisé dans la terre.
Une fois dehors, mes yeux ont mis quelques secondes à s’accommoder à toute cette lumière. Je n’avais pas pensé un seul instant que le soleil serait si lumineux et chaud… C’était absolument incroyable !
Puis j’ai vu exactement ce que mon père m’avait toujours dit qu’il y aurait derrière la porte : un jardin qui avait subi le passage du temps. Les plantes avaient grimpé le long des murs de la maison abandonnée presque jusqu’au toit et les herbes étaient si hautes que je ne voyais plus mes jambes.
Dans ma poitrine, mon cœur tambourinait à toute allure.
J’allais peut-être mourir, mais quelle expérience incroyable ! Les couleurs étaient si vives, les odeurs si variées, le vent si doux…
J’ai marché sur quelques mètres et j’ai atteint une route, elle était si longue que je n’en voyais pas le bout.
C’est à cet endroit que j’ai rencontré votre madame Bullard, à qui, à priori, j’ai fait très peur. Il faut dire que c’était la première personne que je rencontrais. En tout cas, elle n’a pas vraiment compris ce que je lui ai dit et a décidé de m’emmener ici.
Voilà, vous savez tout.
Pour le reste, sachez que je n’ai pas encore complètement saisi ce qui passe. A moins que je ne fasse erreur, je n’ai pas vraiment l’impression que vous vous souciiez de la radioactivité… Est-ce que les dégâts de la guerre n’étaient pas aussi terribles que ce que mon père avait imaginé ? Vous pouvez tout me dire vous savez, je vois bien qu’il y a quelque chose qui cloche. Je sais que je n’ai parlé à personne depuis des années, mais il y a des expressions qui ne trompent pas, inspecteur.
Je me doute que mon discours est un peu décousu, je suis vraiment désolée à ce propos, je n’ai parlé à personne depuis presque cinq ans et même avant, mon père n’était pas un grand bavard ; j’ai donc la fâcheuse manie de ne jamais savoir quand m’arrêter.
Inspecteur Joseph, c’est bien ça ?
Vous n’imaginez pas le nombre de questions que je me pose en ce moment.
Vous n’auriez pas de l’eau s’il vous plaît ? Je meurs de soif. »
De tout ce qui avait pu être dit dans cette petite salle d’interrogatoire du commissariat de Greenwich Village, l’histoire de cette demoiselle était sans aucun doute la plus folle que l’inspecteur Joseph avait entendue en plus de quinze ans de carrière. Et pourtant, il en avait interrogé du monde ici !
La jeune femme (elle s’était présentée sous le nom d’Ashley Moriano, mais ce nom n’existait dans aucun registre), en plus d’être très maigre était d’une pâleur cadavérique, avait de longs cheveux blonds et ternis par la saleté qui atteignaient le haut de ses cuisses et elle sentait mauvais, très mauvais. Pourtant, lorsqu’elle parlait, elle ne manquait pas de vivacité, on avait l’impression qu’elle allait se briser un os d’une minute à l’autre tellement elle s’agitait !
L’intuition de l’inspecteur le trompait rarement et concernant cette femme, il était méfiant. Elle semblait instable et son histoire était complètement délirante.
– Ne vous en faites pas, mademoiselle, essayez de garder votre calme, d’accord ? Madame Porter vous apporte un verre d’eau.
– Merci beaucoup.
– Sachez que dans cette pièce, vous n’êtes pas la seule à être complètement déroutée par ce qui se passe. A vrai dire, je ne sais même pas par quel bout commencer…
– Dans ce cas, essayez peut-être de commencer par le début. Que s’est-il passé il y a vingt-cinq ans ?
L’inspecteur avala péniblement sa salive.
– Rien. Il ne s’est absolument rien passé, du moins rien qui ne mérite d’être raconté.
– Je suis désolée, je ne comprends pas trop.
– Il n’y a malheureusement rien de plus à dire mademoiselle. »
Le regard de la jeune femme semblait vide, comme dépourvu de la moindre émotion. Le choc, peut-être ?
Décidément, l’inspecteur aurait des choses à raconter à sa femme ce soir.
« Est-ce que vous pourriez m’apporter une feuille et un crayon, s’il vous plaît ?
– Pardon ?
– S’il vous plaît. »
Sans chercher à en comprendre davantage, l’inspecteur s’exécuta puis laissa la jeune femme seule dans la pièce. Après avoir téléphoné à l’hôpital psychiatrique le plus proche, il retourna observer l’inconnue à travers la vitre sans teint.
Elle avait dessiné, telle une enfant, le visage d’un homme sur une feuille blanche et s’adressait à lui :
«  … je crois que j’avais oublié le goût de l’eau, c’est plutôt fade finalement. Dis papa, je n’ai aucune idée de ce que je dois faire maintenant. Tu crois qu’ils vont me ramener au bunker ? Je crois que je préfèrerais, je ne me sens vraiment pas à ma place ici. »
Mal à l’aise face à ce spectacle, l’inspecteur revint dans la salle sans plus tarder. La folie, c’était quelque chose qu’il avait toujours trouvé effrayant. Bien plus que les criminels, étonnement.
« Mademoiselle Moriano, vous voulez bien me suivre ? Je vous amène à l’hôpital, ils vont vous remettre d’aplomb puis le service social prendra la relève pour vous permettre de vous réintégrer en douceur dans la société, en commençant par vous donner une identité légale.
– Euh… D’accord. »
Ashley n’avait pas l’air d’avoir vraiment compris ce que venait de lui dire l’inspecteur, mais elle le suivit sans broncher. Dans l’accueil du commissariat, son regard fixa avec attention les portraits-robots.
« Qui est-ce ?
–  Lui, là ? C’est Marc Travalet.
– Qui ?
– Oh, excusez-moi, c’est vrai que vous n’avez jamais entendu parler de lui, dans votre « bunker » mais c’est un homme plutôt connu. On le cherche partout depuis de très longues années. Cet homme a kidnappé une petite fille dans un supermarché de Greenwich, elle avait un peu plus d’un an. Des témoins l’ont vu, toutes les polices du pays ont cherché à retrouver sa trace, mais jusqu’ici nous n’avons aucune idée de là où il se trouve et encore moins si l’enfant ou lui sont encore vivants… »
La jeune femme marqua un temps d’arrêt, puis lui sourit avant de le suivre jusqu’à la voiture. Définitivement, l’inspecteur Joseph détestait les dérangés mentaux et celle-là avait un grain de la taille d’un pamplemousse.

Une heure plus tard, à quelques centaines de mètres du commissariat, Ashley referme avec force le sas de son bunker. Elle est couverte de sang, mais ce n’est pas le sien. D’ailleurs, elle trouve son tee-shirt plutôt joli avec toutes ces nouvelles tâches.
Elle s’allonge sur son lit, prend une profonde inspiration et s’adresse à son plafond :
« Papa, tu as toujours dit que les gens étaient fous dehors. Et tu avais raison. »

 

 

 

 

 

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