En ce matin de juillet, Edgar H. se réveilla de bonne heure. Dans sa modeste maison en périphérie de la ville, il considérait depuis quelques temps l’été comme un fléau. Autrefois, dans cette même maison qui avait appartenu à ses parents, cette saison n’avait pourtant été pour lui que synonyme de bonheur : le jardin à l’arrière de la vieille bâtisse, démesurément grand par rapport à celle-ci, s’était transformé, dès que l’arrivée des premiers rayons de soleil l’avait permis, en cour de récréation où ses camarades de classe le rejoignaient après le goûter pour une partie de cache-cache derrière les arbres ou pour poursuivre les oiseaux qui s’envolaient en sifflant bruyamment.
Aujourd’hui, les visiteurs dans le jardin se faisaient rares ; mais les oiseaux en revanche poussaient
toujours, et ce dès le petit matin, les mêmes cris stridents, qui se mélangeaient aux bruits du grondement des moteurs des véhicules sillonnant une énième route nationale qui avait été construite, il y avait quelques années, au bord de la maison. Ayant toujours eu le sommeil léger, Edgar H. se trouvait donc réveillé chaque matin par cette symphonie ruro-urbaine. Il avait déjà tenté de passer la nuit la fenêtre fermée pour contrer ce désagrément sonore, mais il s’était réveillé le matin tout bouillant à cause de la chaleur.
Il se tourna péniblement pour lire l’heure affichée sur l’horloge digitale : à peine plus de 7 heures. Trop tôt, pensa-t-il.
Il se leva lentement, s’affaira dans la cuisine, alluma la machine à café ; la journée allait être longue. Le soleil tentait désespérément de faire irruption dans la pièce à travers les stores, mais il s’obstina à les garder baissés. Il attendit un moment en jetant à plusieurs reprises des coups d’œil furtifs à l’horloge. Enfin, il se leva et se dirigea vers un placard. Placidement, il en retira un récipient, en sortit un mince tube en verre et versa méticuleusement la fine poudre grisâtre qu’il contenait dans sa tasse, qu’il emplit ensuite du café fumant. Une forte odeur chimique en émana. S’asseyant, il but et grimaça à l’amertume du café et de sa vie.
Sur la table en bois était étalée une pile de journaux, et d’autres articles soigneusement découpés tapissaient les murs. Sur l’un d’eux au papier jauni, on pouvait lire « Les nouvelles mesures du gouvernement : la Solution Ultime », sur un autre « 2042 : Demain, la Terre ne sera plus jamais surpeuplée ». Edgar H. s’immobilisa un instant, contemplant cette fresque de journaux.
Il en détourna les yeux lorsqu’on sonna à la porte. Il l’ouvrit à un jeune facteur, qui lui adressa un sourire maladroit en même temps qu’un journal.
– Bonjour Monsieur H., je vous souhaite un joyeux anniversaire, débita ce dernier. Puis semblant prendre conscience du caractère déplacé de ses propos, il se racla la gorge et détourna rapidement le regard pour l’orienter vers ses pieds, qu’Edgar H. manqua de broyer en refermant violemment la porte.
Il resta immobile quelques instants dans l’entrée, les bruits sourds des palpitations de son cœur résonnant dans ses tempes, les yeux plissés par l’éclat de la lumière extérieure qui l’avait aveuglé. Il eut une pensée fugace et se sentit fiévreux. Anaïs. Ne pas réfléchir. Mais l’horloge projetait ses chiffres funestes sur le plafond; le temps fuyait déjà vertigineusement. Se ressaisissant, il s’approcha de l’armoire à alcool, saisit une bouteille de whisky poussiéreuse dont il se servit un fond de verre. Il hésita, contemplatif, puis haussant les épaules, vida la bouteille jusqu’à ce que le verre menaçât de déborder. Indifférent au liquide qui s’en échappait et s’abattait à gouttes épaisses sur le vieux tapis, il traversa la pièce et s’installa nonchalamment sur le canapé. A peine eut-il porté le verre à ses lèvres que le téléphone sonna. Son visage s’illumina un instant mais il fronça ses épais sourcils lorsqu’il entendit une voix rauque dans le combiné :
– Bonjour Monsieur H. C’est l’adjoint du député Alain à l’appareil. Comment vous portez-vous ?
Edgar H. esquissa un rapide mouvement de la main, balayant ces civilités.
– A quelle heure ? grommela-t-il, allant droit au but.
– Nous viendrons vous chercher en véhicule à 18 heures si cela vous convient.
– C’est parfait, Monsieur.
Il raccrocha et finit son verre d’une traite.
Les heures glissèrent et Edgar H. plongea dans une profonde torpeur. À plusieurs reprises, il se ranima soudainement et, encore embrumé, jeta un regard angoissé à l’horloge. À mesure que s’écoulait insidieusement le temps, son inquiétude s’accrut. Il frémit en s’imaginant qu’elle ne viendrait pas. Mais peut-être serait-ce plus facile, après tout. Il se sentit fébrile et ses membres s’engourdirent. Lentement son discernement se brouilla et il s’assoupit. Ce fut le bruit de la sonnette qui le tira brutalement de sa somnolence.
Il se précipita alors vers la porte qu’il ouvrit avec empressement.
– Anaïs, murmura-t-il avec un soupir de soulagement.
Celle-ci se jeta dans ses bras en sanglotant. Ils demeurèrent ainsi un long moment, figés dans le silence. Puis sans dire un mot, ils s’assirent sur le canapé. Au même moment un convoi bourdonna sur la route bordant la maison, brisant la fragilité de cet instant évanescent.
– Ils n’ont pas le droit, chuchota Anaïs, essoufflée par les sanglots.
Impavide, Edgar H. lui prit doucement la main :
– Au contraire, ils ont tous les droits. Ils en ont même désormais le devoir. C’est inscrit dans la loi, maintenant.
Soulevant brusquement sa poitrine comme si ces propos déclenchaient en elle une vague de colère, la jeune femme eut un geste d’agacement ; mais avant qu’elle ait pu prononcer un mot pour répliquer, il tenta d’apaiser son indignation en la raisonnant.
– Les dirigeants politiques ont examiné toutes les alternatives, Anaïs. Tu penses que c’est injuste, que c’est un complot contre moi ? Ce serait tellement plus tragique, et paradoxalement plus facile. Mais je ne suis pas un martyr. Malheureusement, cette histoire nous dépasse tous. Si j’étais né quelques jours plus tôt, j’aurais pu passer entre les mailles du filet. Et un autre aurait pris ma place. Penses-tu qu’ils sont des monstres, se réjouissant de devoir appliquer cette nouvelle mesure ? Que l’assassinat les amuse ? Cela concerne aussi leurs propres enfants. Et ils le feront quand même. Il s’agit de voir plus loin que les quelques générations futures. Il s’agit de préserver l’humanité entière.
– Tu as donc toi aussi perdu tout sens de l’éthique, cracha Anaïs en le toisant.
Ce n’était évidemment pas le cas et cette accusation poignarda Edgar H. au cœur. Il n’en fit cependant rien paraître et resta imperturbable. Il énonça calmement que bien qu’il eût glorifié l’existence d’une solution de recours, il comprenait néanmoins l’élan qui avait animé les partisans de la solution Ultime, poussant cette mesure à emporter à l’unanimité les votes de ses concitoyens. En effet, le spectre de la surpopulation avait toujours été un problème inhérent à la condition même d’homme. Même Platon, visionnaire, avait recommandé aux gouvernements, plus de deux millénaires auparavant, de prêter attention à la réglementation de la natalité en fonction des ressources disponibles. Malheureusement la population mondiale ne s’arrêta jamais d’augmenter de façon colossale, épuisant graduellement les ressources de la planète.
Né vers la fin du XXème siècle, Edgar H. se rappelait que le problème n’avait cessé de prendre de l’ampleur au fil des années. Lorsqu’il était adolescent, la question de la surpopulation faisait déjà débat mais beaucoup restaient sceptiques face aux mises en gardes à tonalités moralisatrices. Une dizaine d’années plus tard cependant, l’augmentation exponentielle de la population devint si sévère que même les pays les plus développés durent adopter de strictes mesures de régulation de la natalité. Mais celles-ci demeurèrent insuffisantes. Depuis quelques années, la surpopulation était devenue le problème fondamental de tous les Etats. Les démographes prévoyaient en effet à ce rythme une disparition de l’humanité dans quelques centaines d’années seulement. C’est là que les dirigeants, affolés, s’étaient mis à considérer, en plus de celle des naissances, une réglementation des décès.
Après la consternation initiale dans la population générale, beaucoup s’étaient finalement rangés en faveur de cette mesure. Edgar H. lui-même avait admis que, rationnellement, elle semblait être l’unique solution envisageable. Étonnamment les progrès de la science contribuaient au problème : l’espérance de vie s’allongeait, la classe sociale des personnes âgées pesait de plus en plus lourd dans le bilan démographique, et coûtait par ailleurs de plus en plus cher à la société. Supprimer progressivement l’existence de cette classe n’était donc pas si absurde en somme. Une fois passée la stupéfaction de cette idée en apparence inhumaine, allant à l’encontre de tous les fondements de l’évolution, nombreux étaient ceux qui l’avaient défendue comme celle d’une éthique altruiste : sacrifier quelques années de notre propre vie pour le bien de l’existence de l’humanité future. En 2042, les décès seraient donc régulés par l’Etat lui-même, fixant un âge limite de soixante ans à la population. Bien qu’encore très controversée, la loi avait été votée deux semaines auparavant, et entrait en vigueur en ce jour de juillet 2042.
Fêtant aujourd’hui son soixantième anniversaire, Edgar H. était le premier individu auquel elle s’appliquait et il avait été sélectionné pour l’expérience de sa mise en application initiale. Ironiquement, il était né en retard par rapport à la date qui avait été estimée pour l’accouchement de sa mère.
– J’ai un plan, susurra Anaïs, hermétique au raisonnement qu’il avançait. Un ami va venir nous chercher en voiture dans une demi-heure. Il a fait changer sa plaque d’immatriculation et a des connaissances qui peuvent te procurer de faux papiers, ce ne sera qu’une histoire de jours. Tu pourras rester avec lui jusqu’à ce moment-là et on trouvera un moyen de te faire quitter le pays.
Edgar H. l’observa et ressentit une grande peine. Il fut attendri par l’intensité de son emportement, et l’éclair d’espoir qui pétillait dans les yeux de la jeune femme traduisait un surplus d’innocence juvénile qui persistait malgré les années qui passaient. Anaïs, de vingt ans sa cadette, lui rappelait la naïveté qui l’avait, lui aussi, autrefois conduit. Un de ses plus grands regrets, pensa-t-il subitement, sera de l’avoir rencontrée trop tard. Une peinture se dessina dans son esprit ; Anaïs assise sur ce même canapé, un enfant assoupi à ses côtés, et lui, au fond de son fauteuil, esquissant un sourire. L’image s’évanouit, et il se retrouva face à une Anaïs alarmée, qui le fixait avec appréhension. Il se concentra pour garder son sang-froid :
– Non, Anaïs, il n’en est pas question. Qu’est-ce que ça changerait ? Même si, hypothétiquement, ils ne me retrouvaient pas, ce dont je doute fortement ; cela ne changerait rien à la loi et à la forme que la société prendrait.
– Mais tu es le premier, l’exemple, tous les projecteurs sont braqués sur toi aujourd’hui. Et tu vas simplement te laisser conduire à l’abattoir ?!
– Rien de tout cela ne dépend de ma mort ou de ma survie. Si je fuis, quel en sera l’impact ? Aucune conviction n’évoluerait dans la population générale. Le seul changement ne pourrait venir que d’un véritable ébranlement de l’opinion publique. Nous ne sommes pas dans une société tyrannique. Rappelle-toi que la loi a été votée.
A ces mots, Anaïs sembla anéantie. Ses pleurs retentissant de plus belle, elle s’écria avec révolte :
– Mais pourquoi tiens-tu à ce point à mourir ? T’ai-je vraiment connu alors ? Qui es-tu pour ne rien faire ?
Edgar H. sentit son cœur chavirer mais il se contint et usant de ses dernières forces, il tenta de paraître impassible :
– Je n’ai pas la prétention d’être un héros… Mais plutôt celle d’être la victime, réussit-il à dire avec aplomb.
A cet instant, il leva des yeux embués au plafond pour dissimuler son émotion et aperçut l’heure. 18 :00.
Une minute plus tard, on sonnait à la porte.
Dans son encadrement se tenaient deux mandataires en costume noir, comme portant déjà le deuil du démocide. Il leur dit qu’il les rejoindrait et les pria de patienter quelques minutes. Il s’étonna de leur quiet acquiescement, comme s’ils savaient avec une certitude absolue qu’il n’aurait pas le cran de fuir.
Il pivota sur ses talons et guida Anaïs dans le jardin à l’arrière de la vieille maison. Ils s’assirent alors en silence sur le perron. Asphyxié d’être resté enfermé toute la journée, Edgar H. eut l’impression de plonger dans un univers illusoire. Les couleurs étaient si éclatantes qu’elles éblouirent ses yeux humides, la fraîcheur cristalline de l’air lui coupa le souffle, et même le sifflement des oiseaux devint chant harmonieux. Muets tous les deux dans ce havre paisible, il ressentit subitement une puissante apesanteur. Sans même oser la regarder, il sortit en tremblant les clés de la bâtisse de sa poche et les glissa au creux de la main d’Anaïs. Il s’attarda un instant au contact de sa paume tiède, puis retira sa main et se leva. Sans même se retourner, il se dirigea vers l’entrée et rejoignit les deux hommes qui l’attendaient devant la porte. Projetant dans ses pensées une dernière image onirique d’Anaïs, éblouissante, courbée sur les marches du perron, il monta dans le véhicule dans lequel les deux hommes le conduisirent.
A peine eurent-ils démarré qu’il s’effondra. Foudroyé soudain par un chagrin irrépressible, des larmes inondèrent ses joues tandis qu’il était pris de soubresauts incontrôlables. Laissant échapper de timides gémissements pendant qu’il s’essoufflait pitoyablement, la présence des deux mandataires s’effaça rapidement derrière le rideau ruisselant de ses pleurs. La terreur le scia violemment en même temps que se matérialisa l’idée de son inexorable condamnation. Il sentit la mort le happer, impitoyable, et tandis que son corbillard sillonnait à vive allure le long d’une route interminable, il découvrit les dernières images que la terre voulait bien lui offrir à travers l’épaisse paroi vitrée.
Arrivé sur place, asséché, il fut conduit à travers plusieurs couloirs jusqu’à une salle où le député Alain l’accueillit. Manifestement très gêné par cette situation singulière, celui-ci balbutia quelques paroles maladroites avant de s’enquérir :
– Monsieur H., vous nous aviez précédemment fait part de votre accord pour la diffusion télévisée de votre… sortie. Ce serait un grand service que vous rendriez à notre peuple, car comme vous le savez, cette nouvelle mesure suscite naturellement beaucoup de crainte et d’inquiétude pour la population de l’Etat. Nous tenons à vous assurer que nous nous engageons à tout mettre en œuvre pour rendre votre départ le plus confortable possible. C’est donc dans cette logique que nous pensons qu’une diffusion en direct de votre terme pourrait apaiser ces angoisses et rassurer la population sur le caractère paisible de leur futur départ. En effet, en la rendant concrète, cela permettrait une dédramatisation de l’euthanasie obligatoire, et démontrerait par ailleurs les effets apaisants de la substance mise au point pour l’accompagnement de notre méthode. Nous admettons néanmoins que la diffusion de votre mort puisse vous paraître barbare, c’est pourquoi vous êtes bien entendu en droit de la refuser…
– J’y ai bien réfléchi, coupa Edgar H., et je suis de votre avis. Je réitère mon consentement éclairé à la diffusion en direct de mon départ.
Après avoir signé quelques documents à caractère légal, on lui serra la main et on l’emmena sur un plateau télévisé où il fut installé dans un large fauteuil face à des gradins vides. Comme son cœur s’emballait, il ferma les yeux et tenta de maîtriser sa respiration. A travers ses paupières closes, il devina la mise en route des projecteurs et entendit l’affluence du public qu’on laissait s’installer dans les gradins. Il sentit soudain une puissante poigne lui serrer emphatiquement l’épaule. Soupçonnant celle du député qui lui avait serré la main un peu plus tôt, il se laissa momentanément émouvoir par ce geste chaleureux; le dernier contact humain.
Puis tout commença.
Il entrouvrit les yeux et jeta un coup d’œil à l’horloge digitale qui projetait l’heure sur le plafond dominant le plateau. 19:57. Il se cramponna au siège. Le député avait à peine fini son discours d’introduction que les mains de Edgar H. se crispèrent violemment, et que ses mâchoires se contractèrent, traduisant la douleur aiguë qui se mit à envahir son corps. Trop tôt, pensa-t-il, envahi par la panique. Lors de ses calculs minutieux, il avait dû sous-estimer le délai de début des effets de son poison matinal de seulement quelques minutes. Il respira profondément et tenta de contenir les manifestations de sa souffrance naissante.
De timides applaudissements se firent entendre en réponses aux dernières paroles du député, qui résonnèrent dans ses oreilles comme des bruits sourds. Puis il entendit qu’en quelques phrases on faisait l’apologie de la nouvelle drogue, qu’on lui apporta ensuite sur une assiette en argent. Levant les yeux, il comprit qu’on s’attendait à ce qu’il ingurgite le petit comprimé bleu tout seul. Domptant à l’aide de ses dernières forces la douleur qui submergeait alors son corps, il exécuta en frémissant le geste fatal.
Délivré, il laissa alors libre cours aux décharges qui se répandaient dans son corps. Geignant, ses membres commencèrent à tressaillir, incontrôlables. Il entendit le silence dans la foule se briser rapidement, laissant place à des murmures troublés. Ses poings se resserrèrent brutalement et son visage se déforma en d’immondes grimaces qui ne reflétaient que peu la monstrueuse douleur qui le dévorait.
Les murmures dans la pièce se transformèrent alors en exclamations d’effroi. Satisfait, il entendit la panique s’emparer de l’assemblée. Désormais incapable d’ouvrir les yeux, il imagina le regard horrifié du public dans les gradins, celui des familles atterrées derrière leur téléviseur, puis l’image fulgurante d’Anaïs parmi eux lui submergea le cœur. Mais palpitant à nouveau, il pressentit les soulèvements et le chaos qu’allait provoquer le spectacle morbide de sa mise à mort terrifiante. Et tandis qu’il s’éteignit, ravagé de souffrances mais serein, il emporta avec lui la perspective que le traumatisme qu’il laissait dans tous les esprits provoquât un sursaut d’humanité.
Extraordinaire !!